Cour européenne des droits de l'homme10 juin 1996
Requête n°7/1995/513/597
Benham c. Royaume-Uni
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En l'affaire Benham c. Royaume-Uni (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 du règlement A (2), en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, Thór Vilhjálmsson, F. Gölcüklü, F. Matscher B. Walsh, R. Macdonald, J. De Meyer, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, R. Pekkanen, A.N. Loizou, Sir John Freeland, MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, G. Mifsud Bonnici, D. Gotchev, B. Repik, P. Jambrek, K. Jungwiert,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 janvier 1996 et 24 mai 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 7/1995/513/597. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") les 23 et 26 janvier 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 19380/92) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un citoyen de cet Etat, M. Stephen Andrew Benham, avait saisi la Commission le 20 septembre 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 5 et 6 de la Convention (art. 5, art. 6).
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30 du règlement A).
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. B. Walsh, M. R. Macdonald, M. I. Foighel, M. L. Wildhaber, M. G. Mifsud Bonnici et M. D. Gotchev (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le conseil du requérant et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires respectifs du Gouvernement et du requérant les 27 juillet et 7 août 1995.
5.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 novembre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. M. Eaton, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,
agent,
D. Pannick QC,
P. Duffy,
conseils,
M. Collon, Lord Chancellor's Department,
conseiller;
- pour la Commission
Mme J. Liddy,
déléguée;
- pour le requérant
MM. B. Emmerson,
A. Bradley, professeur,
conseils,
J. Wadham,
conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Liddy, M. Emmerson et M. Pannick.
6.
A la suite des délibérations du 23 novembre 1995, la chambre s'est dessaisie au profit d'une grande chambre (article 51 par. 1 du règlement A).
7.
Conformément à l'article 51 par. 2 a) et b) du règlement A, le président et le vice-président de la Cour, M. Ryssdal et M. Bernhardt, ainsi que les autres membres et juges suppléants (à savoir M. B. Repik, M. F. Gölcüklü, M. R. Pekkanen et M. K. Jungwiert) de la chambre originaire sont devenus membres de la grande chambre. Le 5 décembre 1995, le président a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept juges supplémentaires, à savoir M. F. Matscher, M. J. De Meyer, Mme E. Palm, M. A.N. Loizou, M. A.B. Baka, M. M.A. Lopes Rocha et M. P. Jambrek (article 51 par. 2 c) du règlement A).
8.
Après avoir consulté l'agent du Gouvernement, le requérant et la déléguée de la Commission, la grande chambre a décidé le 26 janvier 1996 qu'il n'y avait pas lieu de rouvrir les débats après le dessaisissement de la chambre (article 38 combiné avec l'article 51 par. 6 du règlement A).
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
9.
Le 1er avril 1990, M. Benham devint assujetti à l'impôt de capitation (community charge), d'un montant de 325 livres sterling (GBP). Il ne s'en acquitta pas et, le 21 août 1990, la magistrates' court de Poole émit une injonction de payer habilitant le conseil du comté de Poole ("l'organisme de recouvrement") à engager une procédure d'exécution (paragraphe 19 ci-dessous, articles 29 et 39 par. 1 du règlement pertinent).
10. M. Benham ne versa pas le montant dû, et des huissiers se rendirent au domicile de ses parents (où il vivait), mais ils s'entendirent dire qu'il ne possédait là ou ailleurs aucun bien de valeur qu'ils pussent saisir et faire vendre pour recouvrer la dette.
11. D'après l'article 41 du règlement de 1989 sur la gestion et le recouvrement de l'impôt de capitation (Community Charge (Administration and Enforcement) Regulations 1989, "le règlement"; paragraphe 19 ci-dessous), lorsqu'il apparaît qu'un contribuable ne dispose pas de biens suffisants pouvant être saisis afin d'assurer le paiement de l'impôt restant dû, l'organisme de recouvrement peut demander à une magistrates' court d'ordonner la contrainte par corps. Lors d'une telle demande, le tribunal procède, en présence du contribuable défaillant, à une enquête en vue de déterminer quelles sont ses ressources actuelles et si le défaut de paiement ayant entraîné l'émission de l'injonction de payer à son encontre était dû à un refus délibéré ou à une négligence coupable de sa part.
L'organisme de recouvrement sollicita ce mandat de dépôt et, le 25 mars 1991, M. Benham comparut devant la magistrates' court de Poole aux fins de l'enquête requise par le règlement.
Il ne fut pas assisté ou représenté par un avocat, bien qu'il pût prétendre au bénéfice de conseils et d'une assistance juridiques dans le cadre du programme "formule verte" ("Green Form Scheme") avant l'audience (paragraphe 29 ci-dessous) et, s'ils l'avaient jugé bon, les magistrats auraient pu ordonner une assistance sous forme de représentation (Assistance by Way of Representation - "ABWOR") (paragraphe 30 ci-dessous).
12. Les magistrats constatèrent que M. Benham, qui avait validé neuf matières au certificat de fin d'études de premier cycle de l'enseignement secondaire ("O" Level General Certificates of Secondary Education), avait commencé en septembre 1989 un programme national de formation à l'emploi, mais avait abandonné en mars 1990 et n'avait plus travaillé depuis. Il avait sollicité un soutien de revenu, mais s'était heurté à un refus parce que les personnes volontairement sans travail ne peuvent percevoir cette prestation, et il n'avait ni biens ni revenus personnels.
Sur la foi de ces éléments de preuve, les magistrats conclurent que le défaut de paiement de l'impôt de capitation était dû à une négligence coupable de l'intéressé, celui-ci "ayant manifestement les capacités de gagner sa vie afin de s'acquitter de son obligation de payer". Ils ordonnèrent donc son incarcération pour trente jours à défaut de paiement.
M. Benham fut écroué le même jour à la prison de Dorchester.
13. Le 27 mars 1991, un solicitor fut commis pour le représenter et invita par écrit la magistrates' court à déférer les points de droit soulevés par l'affaire à l'avis de la juridiction supérieure (paragraphe 21 ci-dessous) et réclama la libération provisoire du requérant (paragraphe 22 ci-dessous). Une aide judiciaire fut octroyée pour l'appel, mais non pour la demande de libération car elle n'est pas prévue pour une telle procédure. Pour finir, le solicitor comparut sans rémunération devant les magistrats le 28 mars 1991 pour requérir la libération provisoire, mais en vain.
14. Le 4 avril 1991, le solicitor de M. Benham invita la High Court à autoriser une demande de contrôle juridictionnel et la libération provisoire. Il était tenu de revendiquer le contrôle juridictionnel, bien qu'il eût déjà formé appel en réclamant un renvoi sur points de droit, faute de quoi il n'aurait pu prier la High Court de prononcer la libération provisoire de son client tant que les magistrats n'auraient pas soumis à celle-ci les points de droit (paragraphe 22 ci-dessous). La libération provisoire fut accordée le 5 avril 1991 et M. Benham fut donc élargi après avoir passé onze jours en détention.
15. Les 7 et 8 octobre 1991, la Divisional Court examina les points de droit qui lui étaient soumis et la demande de contrôle juridictionnel (Regina v. Poole Magistrates, ex parte Benham, 8 octobre 1991, non publiée). M. Benham avait un représentant et bénéficiait de l'aide judiciaire. La cour releva qu'il avait fallu demander le contrôle juridictionnel pour pouvoir obtenir la libération provisoire, mais qu'il valait mieux statuer sur les points de droit soumis; elle ne se prononça donc pas sur la demande de contrôle juridictionnel.
16. Le juge Potts, de la Divisional Court, estima que les magistrats avaient versé dans l'erreur en concluant que M. Benham ne s'était pas acquitté de l'impôt de capitation en raison d'une négligence coupable:
"A mon avis, les éléments dont disposaient les magistrats n'autorisaient pas cette conclusion. Dans certaines circonstances, un débiteur qui ne travaille pas et ne tente rien pour gagner de l'argent et payer l'impôt de capitation peut être taxé de négligence coupable. Cependant, à mon sens, pareille conclusion exige pour le moins des preuves patentes que le débiteur s'est vu proposer une activité rémunérée qu'il avait l'aptitude d'exercer, et qu'il a refusé ou rejeté cette offre. Une telle preuve n'a pas été rapportée en l'espèce. A mon sens, le constat par les magistrats d'une négligence coupable ne saurait s'appuyer sur les éléments produits devant eux."
17. Il considéra en outre que la décision d'écrouer M. Benham aurait été erronée même si pareille preuve avait existé, l'intéressé étant dans l'incapacité de s'acquitter du montant dû le jour de sa comparution, et que "[p]areille décision ne peut être prise que si le [débiteur] peut payer et qu'il n'y a pas d'autre moyen de l'y contraindre". En l'occurrence, les magistrats auraient dû envisager, au lieu d'une peine d'emprisonnement immédiate, les autres voies possibles prévues par le règlement. C'est ainsi qu'ils auraient pu ajourner la délivrance du mandat de dépôt à la date et aux conditions déterminées souverainement par eux, ou refuser d'ordonner la mise en détention, laissant à l'organisme de recouvrement la faculté de présenter ultérieurement une nouvelle demande si la situation financière de M. Benham venait à changer (paragraphe 19 ci-dessous).
18. M. Benham ne pouvait solliciter une réparation pour la durée de sa détention car il ne pouvait démontrer la mauvaise foi dans le chef des magistrats, comme l'exigeait l'article 108 de la loi de 1990 sur les tribunaux et les services juridiques (Courts and Legal Services Act 1990) (paragraphe 28 ci-dessous).
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. Les dispositions relatives au recouvrement de l'impôt de capitation
19. La législation secondaire pertinente est le règlement de 1989 sur la gestion et le recouvrement de l'impôt de capitation (instrument réglementaire 1989/438) (Community Charge (Administration and Enforcement) Regulations 1989 (Statutory Instrument 1989/438) ("le règlement")).
Les dispositions de l'article 29 applicables ici ("demande d'une injonction de payer") sont ainsi libellées:
"1) Lorsqu'un montant échu (...) reste en tout ou partie impayé (...) l'organisme de recouvrement peut (...) demander à une magistrates' court d'émettre une injonction à l'encontre du débiteur défaillant.
(...)
5) La magistrates' court émet l'injonction si elle a la conviction que la somme est échue et n'a pas été versée."
L'article 39 par. 1 prévoit la saisie et la vente d'un bien du débiteur ("exécution forcée" ("levying of distress")):
"Lorsqu'une injonction de payer a été émise, l'autorité qui l'a sollicitée peut prélever le montant correspondant par saisie et vente des biens du débiteur concerné."
L'article 41 concerne la contrainte par corps; les passages pertinents sont ainsi libellés:
"1) Lorsqu'un organisme de recouvrement, face à un contribuable individuel, a tenté en vertu de l'article 39 de procéder à l'exécution forcée, et qu'il lui apparaît que le contribuable ne dispose d'aucun bien ou dispose de biens insuffisants pour qu'il puisse procéder à la saisie-exécution, il peut demander à une magistrates' court d'ordonner le placement en détention dudit contribuable.
2) Lorsqu'elle est saisie d'une telle demande, la magistrates' court s'enquiert, en présence du contribuable défaillant, de ses ressources, et recherche si le défaut de paiement ayant entraîné l'émission de l'injonction de payer à son encontre était dû à un refus délibéré ou à une négligence coupable de sa part.
3) Si (et seulement si) elle est d'avis que ce défaut de paiement était dû à un refus délibéré ou à une négligence coupable de la part du contribuable défaillant, la magistrates' court a le pouvoir discrétionnaire:
a) d'ordonner la contrainte par corps, ou b) de fixer la durée de la peine et d'ajourner la mise en
détention à la date et aux conditions (éventuelles)
qu'elle détermine souverainement.
(...)
7) L'ordonnance précise la durée, n'excédant pas trois mois, de la contrainte par corps, à moins que le montant indiqué dans le mandat de dépôt ne soit acquitté auparavant (...)"