Cour européenne des droits de l'homme20 février 1996
Requête n°21/1994/468/549
Lobo Machado c. Portugal
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En l'affaire Lobo Machado c. Portugal (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 du règlement A de la Cour (2), en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
R. Macdonald,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
Sir John Freeland,
MM. M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
K. Jungwiert,
P. Kuris,
U. Lohmus,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er septembre 1995 et 22 janvier 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 21/1994/468/549. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, ensuite, aux seules affaires concernant des Etats non liés par ledit protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement de la République portugaise ("le Gouvernement"), les 7 juillet et 5 septembre 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 15764/89) dirigée contre le Portugal et dont un ressortissant de cet Etat, M. Pedro Lobo Machado, avait saisi la Commission le 2 novembre 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration portugaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 (art. 6) de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. M.A. Lopes Rocha, juge élu de nationalité portugaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 18 juillet 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. N. Valticos, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. I. Foighel, M. F. Bigi, M. J. Makarczyk et M. K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. A. Spielmann, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement portugais, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 18 novembre 1994 et celui du Gouvernement le 21 novembre. Le 1er décembre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.
5. Le 2 février 1995, le président, aux fins d'une bonne administration de la justice, a considéré qu'il y avait lieu d'entendre le même jour la présente affaire et l'affaire Vermeulen c. Belgique (58/1994/505/587). En conséquence, après consultation de la chambre, il a décidé d'ajourner l'audience dans la première affaire et de la reporter du 20 mars, date initialement prévue, au 30 août 1995.
6. Le 22 mars 1995, en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement A, le président a décidé d'accéder à la demande du gouvernement belge de présenter des observations écrites sur certains aspects de l'affaire. Dans une lettre parvenue au greffe le 18 avril 1995, l'avocat du requérant a présenté des commentaires à propos des questions circonscrivant l'intervention dudit gouvernement à titre d'amicus curiae. Le 24 mai 1995, le greffier a reçu lesdites observations.
7. A cette dernière date, la chambre s'est dessaisie au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A). Conformément à l'article 51 par. 2 a) et b), le président et le vice-président (MM. Ryssdal et R. Bernhardt) ainsi que les autres membres de la chambre originaire sont devenus membres de la grande chambre. Le 8 juin 1995, le président a tiré au sort le nom des juges supplémentaires, à savoir M. R. Macdonald, M. R. Pekkanen, M. A.N. Loizou, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber, M. D. Gotchev, M. P. Kuris et M. U. Lohmus, en présence du greffier.
8. Ainsi qu'en avait décidé le président, qui avait autorisé l'avocat du requérant à s'exprimer en portugais (article 27 par. 3 du règlement A), les débats se sont déroulés en public le 30 août 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
9. Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. A. Henriques Gaspar, procureur général adjoint de la République,
agent,
O. Castelo Paulo, ancien président de la chambre sociale de la Cour suprême, conseiller;
- pour la Commission
M. H. Danelius,
délégué;
- pour le requérant
Mes J. Pires de Lima, avocat,
conseil,
J.M. Lebre de Freitas, professeur à la faculté de droit de l'université de Lisbonne et avocat,
M. Nobre de Gusmão, avocat,
conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Danelius, Me Pires de Lima, Me Lebre de Freitas, M. Henriques Gaspar et M. Castelo Paulo.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
10. Ressortissant portugais domicilié à Lisbonne, M. Pedro Lobo Machado entra en 1955 en qualité d'ingénieur au service de la société Sacor, qui, après sa nationalisation en 1975, s'intégra dans l'entreprise publique Petrogal-Petróleos de Portugal, EP ("Petrogal"). Le 4 avril 1989, cette dernière devint une société anonyme, dont l'Etat détient toujours la majorité des actions. Dans l'intervalle, le 1er janvier 1980, le requérant avait pris sa retraite.
11. Le 5 février 1986, M. Lobo Machado engagea une procédure devant le tribunal du travail de Lisbonne contre Petrogal, représentée par un avocat désigné par le président du conseil d'administration de l'entreprise. Il demandait la reconnaissance de la catégorie professionnelle de "directeur général" au lieu de celle de "directeur" que son employeur lui avait attribuée. Cette classification ayant un effet sur le montant de sa pension de retraite, il réclamait également le paiement des sommes qui, selon la convention collective (acordo colectivo de trabalho), auraient dû lui être accordées depuis 1980.
12. Le tribunal du travail de Lisbonne le débouta de ses prétentions par un jugement du 7 octobre 1987. La cour d'appel de Lisbonne confirma cette décision par un arrêt du 1er juin 1988.
13. L'intéressé se pourvut devant la Cour suprême (Supremo Tribunal de Justiça).
14. Après un échange de mémoires entre les parties, le dossier fut transmis le 20 février 1989 au représentant du ministère public près la Cour suprême, un procureur général adjoint. Le 28 février 1989, celui-ci émit un avis dans lequel il se prononça pour le rejet du recours dans les termes suivants:
"1. Vu.
2. Reprenant les arguments déjà présentés devant la cour
d'appel, l'appelant demande la cassation de l'arrêt attaqué
et du jugement du tribunal de première instance ainsi que
la reconnaissance du bien-fondé de son action. Cependant,
lesdits arguments ont déjà été dûment examinés dans l'arrêt
a quo, qui se suffit à lui-même en ce qui concerne sa
motivation. Toute autre considération n'est dès lors pas
nécessaire.
3. En conséquence, je suis d'avis que le recours doit
être rejeté."
15. Le 19 mai 1989, réunie en chambre du conseil, la Cour suprême examina le recours. La séance se déroula en présence des trois juges, d'un greffier et du magistrat du ministère public. Les parties n'avaient pas été convoquées. A l'issue des délibérations, la haute juridiction adopta un arrêt de rejet, notifié au requérant le 22 mai 1989.
II. Le droit interne pertinent
A. La Constitution
16. Le ministère public dispose d'une autonomie et d'un statut similaires à ceux de la magistrature assise. L'article 221 paras. 1 et 2 de la Constitution définit ses attributions dans les termes suivants:
"1. Il appartient au ministère public de représenter
l'Etat, d'exercer l'action pénale, de défendre la légalité
démocratique et les intérêts fixés par la loi.
2. Le ministère public bénéficie d'un statut propre et
jouit de l'autonomie, conformément à la loi."
B. La loi organique du ministère public
17. La loi n° 47/86 du 15 octobre 1986 délimite le champ des compétences du ministère public et établit le mode de son intervention - principale ou "accessoire" (acessória) - dans les procédures judiciaires. Les dispositions suivantes entrent en ligne de compte en l'espèce:
Article 1
"Le ministère public, aux termes de la loi, est l'organe
chargé de représenter l'Etat, d'exercer l'action pénale et
de défendre la légalité démocratique et les intérêts qui
lui sont attribués par la loi."
Article 3 par. 1
"Il appartient en particulier au ministère public:
a) de représenter l'Etat (...);
b) d'exercer l'action pénale;
c) de représenter les travailleurs et leurs familles dans
la défense de leurs droits sociaux;
d) de défendre l'indépendance des tribunaux, dans le cadre
de ses attributions, et de veiller à ce que la fonction
juridictionnelle s'exerce en conformité avec la
Constitution et les lois;
e) de promouvoir l'exécution des décisions des tribunaux
pour lesquelles il est habilité à le faire;
f) de conduire l'enquête pénale, même quand elle est
effectuée par d'autres entités;
g) de promouvoir et de collaborer aux actions de prévention
de la criminalité;
h) de contrôler la constitutionnalité des actes normatifs;
i) d'intervenir dans les procédures en faillite et
insolvabilité et dans toute autre relevant de l'intérêt
général;
j) d'exercer des fonctions consultatives, aux termes de la
présente loi;
l) de surveiller l'activité procédurale des organes de
police;
m) de former recours contre les décisions découlant d'un
concert frauduleux entre les parties dans l'intention
d'éluder la loi ou prononcées en violation d'une
disposition légale expresse;
n) d'exercer toutes les autres fonctions qui lui sont
attribuées par la loi."
Article 5
"1. L'intervention du ministère public dans la procédure
est principale:
a) lorsqu'il représente l'Etat;
(...)
d) lorsqu'il représente les travailleurs et leurs familles
dans la défense de leurs droits sociaux;
(...)
4. L'intervention du ministère public dans la procédure
est "accessoire":
a) lorsqu'il ne se vérifie aucun des cas prévus au
paragraphe 1 et que les parties intéressées à la cause sont
les régions autonomes, les collectivités locales, d'autres
personnes morales publiques, des personnes morales
d'utilité publique, des incapables ou des absents;
b) dans tous les autres cas prévus par la loi."
Article 6
"1. Lorsque son intervention est "accessoire", le
ministère public veille sur les intérêts qui lui sont
confiés en prenant toutes les mesures nécessaires.
2. Les conditions de cette intervention sont celles
établies dans la loi de procédure."
Article 11 par. 2
"[La représentation du ministère public] est assurée
[devant les cours suprêmes] par des procureurs généraux
adjoints (...)"
Article 59
"Le ministre de la Justice peut:
a) donner au procureur général de la République des
instructions d'ordre spécifique concernant les affaires
civiles dans lesquelles l'Etat a un intérêt;
b) autoriser le ministère public (...) à acquiescer, à
conclure un règlement Amiable ou à effectuer un désistement
dans les affaires civiles auxquelles l'Etat est partie;
(...)"
C. Le code de procédure civile
18. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile, également applicables aux litiges relevant de la compétence des juridictions sociales, sont les suivantes:
Article 20
"1. L'Etat est représenté par le ministère public.
2. Si l'affaire a pour objet des biens ou des droits de
l'Etat, mais que ces biens sont gérés ou ces droits exercés
par des entités autonomes, celles-ci peuvent prendre un
avocat qui agira concurremment avec le ministère public
dans la procédure. En cas de divergence entre le ministère
public et l'avocat, c'est la position du ministère public
qui prévaut."
Article 709
"1. Les juges, après avoir examiné le dossier, y
apposent leurs vistos, datés et signés; à l'issue de la
phase des vistos, le greffe inscrit le dossier au rôle.
2. Le jour du jugement, le juge rapporteur lit le projet
d'arrêt et ensuite chaque assesseur rend son vote, suivant
l'ordre des vistos. Dans la mesure du possible, il sera
distribué, au début de la séance, une photocopie ou une
copie manuscrite ou dactylographiée du projet d'arrêt à
chacun des assesseurs et au président du tribunal.
3. (...)"
Article 752 par. 1
"Lorsque le ministère public doit intervenir [dans la
procédure], le dossier lui est communiqué [pour
observations] pendant une période de sept jours; après quoi
(...), il est transmis aux juges assesseurs et au juge
rapporteur aux fins d'une décision finale, les premiers
disposant chacun d'un délai de sept jours et le dernier de
quatorze jours."
19. Aux termes de la Constitution et de la loi organique du ministère public, ce dernier doit intervenir dans toutes les procédures mettant en jeu l'intérêt général (interesse público).