Cour européenne des droits de l'homme31 octobre 1995
Requête n°18/1992/363/437
Papamichalopoulos et autres c. Grèce
""En l'affaire Papamichalopoulos et autres c. Grèce (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président, F. Gölcüklü, A. Spielmann, N. Valticos, R. Pekkanen, J.M. Morenilla, F. Bigi, L. Wildhaber, J. Makarczyk,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 novembre 1993 et 25 août 1994 ainsi que les 22 mars, 27 juin et 25 octobre 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 18/1992/363/437. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 25 mai 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14556/89) dirigée contre la République hellénique et dont quatorze ressortissants de cet Etat, MM. Ioannis et Pantelis Papamichalopoulos, M. Petros Karayannis, Mme Angeliki Karayanni, M. Panayotis Zontanos, M. Nicolaos Kyriakopoulos, M. Constantinos Tsapalas, Mme Ioanna Pantelidi, Mme Marika Hadjinikoli, Mme Irini Kremmyda, Mme Christina Kremmyda, M. Athanas Kremmydas, M. Evangelos Zybeloudis et Mme Constantina Tsouri, avaient saisi la Commission le 7 novembre 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).
2.
Par un arrêt du 24 juin 1993 ("l'arrêt au principal"), la Cour a relevé une infraction à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1): la perte de toute disponibilité des terrains des requérants, combinée avec l'échec des tentatives menées jusqu'alors pour remédier à la situation incriminée, avait engendré des conséquences assez graves pour que les intéressés aient subi une expropriation de fait incompatible avec leur droit au respect de leurs biens (série A n° 260-B, pp. 68-70, paras. 35-46, et points 1-2 du dispositif).
3.
La question de l'application de l'article 50 (art. 50) ne se trouvant pas en état, l'arrêt au principal l'a réservée. La Cour y a invité le Gouvernement et les requérants à lui communiquer, dans les deux mois, les noms et qualités d'experts choisis d'un commun accord pour évaluer les terrains litigieux et à lui donner connaissance le cas échéant, dans les huit mois suivant l'expiration de ce délai, de tout règlement amiable qu'ils viendraient à conclure avant pareille évaluation (ibidem, pp. 70-71, paras. 47-49, et point 3 du dispositif).
4.
Par des lettres des 13 et 22 septembre 1993, les requérants et le Gouvernement respectivement ont informé la Cour qu'ils avaient désigné comme experts M. C. Liaskas, président de la Chambre technique de Grèce (Tekhniko Epimelitirio Ellados), M. C. Vantsis, ingénieur civil, membre du Corps des estimateurs assermentés (Soma Orkoton Ektimiton), et M. G. Katsos, ingénieur topographe, membre du même corps.
5.
Réunie le 24 novembre 1993, la Cour a estimé utile de recommander au Gouvernement et aux requérants de prendre, d'un commun accord, les mesures nécessaires pour que les experts nommés par eux puissent commencer leur travail le 15 janvier 1994. Elle a décidé aussi que la tâche de ceux-ci consisterait à déterminer, d'une part, la valeur que les terrains litigieux avaient en 1967, et, d'autre part, leur valeur actuelle, le libellé du dispositif de l'arrêt au principal n'empêchant nullement le déroulement parallèle de l'expertise et de la recherche d'une solution amiable. Toutefois, en raison de certaines préoccupations exprimées par le Gouvernement le 6 décembre 1993, le président a informé les parties au litige que la date du 15 janvier 1994 n'était plus maintenue.
6.
Le 9 février 1994, sur les instructions de la Cour, le greffier a adressé aux experts la lettre suivante:
"Comme vous le savez déjà, le gouvernement hellénique et Me Stamoulis vous ont choisi comme expert (...) pour évaluer certains terrains appartenant aux requérants et dont l'occupation par la marine nationale grecque a été jugée, par la Cour (...), contraire à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) (...)
La question de l'indemnisation des requérants ne se trouvant pas en état à la date de l'arrêt ainsi rendu le 24 juin 1993, la Cour a décidé de la réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et les requérants. Quoique le délai accordé à cette fin expire le 24 avril 1994, les chances de succès de pareille tentative semblent très faibles et la Cour sera selon toute probabilité appelée à trancher. Elle vous invite donc à commencer votre travail dès cette date, ou même plus tôt avec le consentement des parties au litige.
L'expertise devra porter sur la valeur des terrains litigieux tant à la date de leur [occupation] par la marine nationale (en 1967) qu'à l'heure actuelle (en 1994); votre rapport devrait être déposé au plus tard le 31 juillet 1994.
La Cour souhaiterait également recevoir avant la fin d'avril 1994 une estimation, de votre part, des frais de l'expertise et du montant de vos honoraires; le président de la Cour pourra les taxer au besoin (article 42 par. 1 in fine du règlement). Leur paiement incombera en définitive au gouvernement hellénique.
(...)"
Le même jour, il a communiqué à l'agent du Gouvernement une copie de cette lettre, en lui précisant de surcroît:
"Me référant à votre lettre du 6 décembre 1993 ainsi qu'à ma réponse du 9 décembre, j'ai l'honneur de vous informer que la charge finale des frais de l'expertise et des honoraires des experts pèsera sur l'Etat grec. En effet, par son arrêt du 24 juin 1993, la Cour a décidé que l'occupation illégale des terrains litigieux par le Fonds de la marine nationale depuis 1967 a enfreint le droit de propriété des requérants. Il s'ensuit que les frais assumés par ceux-ci pour faire constater et corriger cette violation, d'une part, ainsi que les frais de l'expertise nécessaire en l'espèce pour l'application de l'article 50 (art. 50), d'autre part, incomberont en définitive à l'Etat défendeur. Telle est l'opinion de M. le président Bernhardt, mais la décision formelle figurera dans l'arrêt de la Cour."
7.
Le 11 février 1994, le conseil des requérants a informé le greffier que tout espoir de régler l'affaire à l'amiable avait disparu. Dans une lettre du 7 avril 1994, l'agent du Gouvernement a déclaré parvenir à la même conclusion et demandé le consentement de la Cour pour nommer deux conseillers techniques afin d'assister les experts.
8.
Le 19 juillet 1994, l'agent du Gouvernement a sollicité une prolongation du délai - jusqu'à la fin de 1994 - pour le dépôt du rapport d'expertise. Il précisait que le ministre de la Défense avait refusé aux experts l'autorisation de pénétrer dans la base navale "pour des raisons de service impérieuses ne pouvant être annoncées" et "pour des motifs de sécurité nationale".
9.
Par une lettre parvenue au greffe le 11 août 1994, les requérants ont contesté la réalité des motifs dudit refus avancés par le ministre et l'agent du Gouvernement. Ils qualifiaient l'attitude de ce dernier de "tromperie provocatrice" et ajoutaient:
"4. Nous regrettons de devoir informer la Cour qu'il n'existait absolument aucune `raison de service' d'interdire l'entrée des experts dans le village de vacances litigieux. On a simplement jugé qu'il ne serait pas opportun de faire coïncider la visite des experts avec la pointe de la période estivale pendant laquelle le village fournit l'image d'un littoral de rêve dont la beauté naturelle est unique. Et on a jugé que si la visite était reportée à une période où les vacanciers auraient déserté le village, l'image de celui-ci n'aurait probablement pas impressionné les experts.
5. Bien évidemment, comme il n'existait ni `raisons de service' ni `motifs de sécurité nationale suprême', les experts ont visité le village le 17 juillet 1994 (jour de la Sainte-Marina) et ont eu l'occasion de faire leurs investigations, puisque l'entrée était libre pour tous les visiteurs.
Nous nous devons de révéler à la Cour et de dénoncer les allégations inexactes avancées par l'Etat grec en méconnaissance de l'obligation des parties au procès de se comporter avec droiture et bonne foi et de faciliter la tâche de la Cour. Je dois du reste relever que la tactique manifestement antidéontologique par laquelle l'Etat a réussi à retarder la réalisation de l'expertise prolonge l'instance devant la Cour et aggrave le préjudice de mes mandants. Il appartient à la Cour de juger dans quelle mesure ce comportement des autorités de la République hellénique doit entraîner des sanctions et être pris en considération pour l'allocation de la `satisfaction équitable' conformément à l'article 50 (art. 50) de la Convention."
10. De leur côté, les experts avaient communiqué à la Cour, le 10 août 1994, la copie d'une lettre qu'ils avaient envoyée au Gouvernement ainsi libellée:
"Par la lettre qu'elle vous a adressée et nous a également notifiée, la Direction E2 du Quartier général de la Marine nationale nous a interdit jusqu'au 15 octobre 1994 l'accès au village de villégiature des officiers de la Marine nationale (base navale du golfe d'Eubée du sud), où se trouve situé l'immeuble litigieux, pour des raisons qu'elle ne pouvait pas nous préciser, mais dont nous pensons qu'elles se rapportent à la fin des vacances d'été des officiers de la Marine.
Toutefois, nous avons pu visiter l'immeuble litigieux avec des centaines de fidèles, le 17 juillet 1994, jour de la Sainte-Marina, afin de faire un pèlerinage à l'église portant ce nom.
(...)
Compte tenu de tout ce qui précède et afin de compléter les éléments dont nous disposons déjà (...) pour l'établissement précis et objectif de notre expertise,
Nous vous prions de prendre les mesures nécessaires afin que nous parviennent le 5 septembre 1994 au plus tard les éléments suivants:
(...)"
11. Le 25 août 1994, la Cour s'est réunie afin d'examiner - à la lumière des observations des parties au litige et des experts - le déroulement de la procédure et de décider de la suite à donner à celle-ci. Le 29 août, le greffier leur a communiqué une lettre dont le passage pertinent se lisait ainsi:
"La Cour a constaté avec regret que le délai fixé pour le dépôt de l'expertise n'a pas été respecté. Elle a exprimé sa vive préoccupation quant à la réticence du gouvernement grec à collaborer efficacement avec les experts (...)
Elle a décidé que:
1. les frais de l'expertise incomberont au gouvernement grec; ils seront déterminés selon la législation grecque en vigueur en la matière, mais la Cour les appréciera suivant les critères qui se dégagent de sa jurisprudence;
2. le gouvernement grec devrait accorder immédiatement aux experts son assistance afin que ceux-ci puissent disposer de tous les éléments nécessaires à l'élaboration de l'expertise. Celle-ci devra porter sur la valeur des terrains litigieux à la date de leur [occupation] par la marine nationale (en 1967) et à l'heure actuelle (en 1994), cette valeur ne pouvant inclure le dommage éventuel subi par les requérants du fait de la perte de l'usage de leur propriété pendant la période 1967-1994;
3. le délai pour le dépôt de l'expertise expirera le 31 octobre 1994."
12. Le 14 novembre 1994, à la demande des experts, le président a consenti à prolonger de nouveau le délai pour le dépôt de leur rapport, jusqu'au 15 décembre 1994.
13. Les experts ont déposé leur rapport le 19 décembre 1994 et leurs demandes relatives à leurs frais et honoraires le 20 janvier 1995.
14. Le 15 février 1995, le Gouvernement a prié la Cour de tenir une audience: il contestait la validité de l'expertise dans son intégralité à cause de la non-participation de l'un des trois experts, M. Liaskas, à sa rédaction et du fait que les experts auraient dépassé leur mandat en prenant en considération des éléments qui n'avaient pas été demandés par la Cour.
La Cour a alors invité M. Liaskas - qui n'avait jamais renoncé au mandat qu'elle lui avait confié - à confirmer par écrit qu'il souscrivait aux constats de ses confrères; elle n'a reçu cependant aucune réponse de sa part.
15. Gouvernement et requérants ont présenté leurs observations sur l'expertise les 17 et 21 février 1995; le 3 janvier 1995, le greffier avait déjà reçu des conseillers techniques du Gouvernement (paragraphe 7 ci-dessus) un rapport contenant leur propre évaluation des terrains litigieux.
Le délégué de la Commission n'a pas formulé d'observations écrites.
16. Le 22 mars 1995, la Cour a accueilli la demande du Gouvernement de tenir une audience.
Ainsi qu'en avait décidé le président, celle-ci s'est déroulée en public le 22 juin 1995, à l'ancien Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. V. Kondolaimos, assesseur auprès
délégué de du Conseil juridique de l'Etat,
l'agent, Mme M. Basdeki, auditeur au Conseil juridique de l'Etat, M. V. Roukhotas, ingénieur civil, sous-directeur à la direction des travaux à l'état-major de la marine nationale,
conseillers;
- pour la Commission
M. L. Loucaides,
délégué;
- pour les requérants
Me I. Stamoulis, avocat et préfet élu du département de Béotie, Me G. Vitalis, avocat,
conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions. Le délégué de l'agent a produit certaines pièces à l'occasion de l'audience.
EN DROIT
17. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."