Cour européenne des droits de l'homme4 décembre 1995
Requête n°21/1995/527/613
Bellet c. France
En l'affaire Bellet c. France (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président, L.-E. Pettiti, B. Walsh, C. Russo, J. De Meyer, R. Pekkanen, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 septembre et 20 novembre 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 21/1995/527/613. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), puis par le gouvernement français ("le Gouvernement") les 1er mars et 20 avril 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 23805/94) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Daniel Bellet, avait saisi la Commission le 24 mars 1994 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 9 mai 1995, M. R. Ryssdal, président de la Cour, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, C. Russo, J. De Meyer, R. Pekkanen, J. Makarczyk, D. Gotchev et P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocate du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 4 juillet 1995 et celui du Gouvernement le 11. Le 26 juillet, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.
5.
Entre-temps, le 11 juillet 1995, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 31 août 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mmes M. Merlin-Desmartis, conseillère de tribunal administratif détachée à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
agent,
C. Nicoletis, magistrat détaché à la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice,
S. Ceccaldi, chef du bureau du droit civil général à la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice,
conseils;
- pour la Commission
M. J.-C. Geus,
délégué;
- pour le requérant
Me S. Hubin-Paugam, avocate,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Hubin-Paugam et Mme Merlin-Desmartis.
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
7.
Ressortissant français né en 1944, M. Daniel Bellet est fonctionnaire de la Ville de Paris et se trouve en congé de longue maladie. Atteint d'une hémophilie A qui s'est manifestée pour la première fois en 1948, il a subi de fréquentes transfusions sanguines, puis, dans les années 1983 et 1984, a reçu de nombreux produits sanguins. Sa contamination par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) a été décelée le 26 octobre 1983.
A. Les recours en réparation
1. Le recours devant le tribunal administratif
8.
Le 19 mai 1990, le requérant saisit le tribunal administratif de Paris d'un recours tendant à la condamnation de l'Etat au paiement du dommage causé par cette contamination.
9.
Par un jugement du 8 avril 1992, le tribunal le débouta au motif que sa séropositivité avait été révélée hors de la période de responsabilité pour inaction fautive de l'Etat qui a débuté le 12 mars 1985, date à laquelle l'autorité ministérielle était pleinement informée de la dangerosité des produits sanguins préparés à partir de pools de donneurs parisiens.
2. Le recours devant les juridictions civiles
10.
Parallèlement, en décembre 1991, M. Bellet saisit en référé le président du tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir la Fondation nationale de la transfusion sanguine ("la FNTS"), organisme provenant du regroupement du Centre national de transfusion sanguine et de l'Institut national de transfusion sanguine, condamnée à lui payer une somme de 3 000 000 francs français (FRF) au titre du dommage subi.
Le 13 janvier 1992, le président ordonna une mesure d'expertise. Dans un rapport du 13 avril, l'expert médical conclut que la contamination de l'intéressé trouverait son origine, avec une très haute probabilité, dans les produits sanguins délivrés par ledit établissement.
11.
Le 19 mai 1992, l'avocat du requérant, sans informer le tribunal de la saisine du fonds d'indemnisation (paragraphe 15 ci-dessous), assigna une seconde fois la FNTS en paiement de la somme de 3 000 000 FRF.
12.
Par un jugement du 14 septembre 1992, le tribunal estima que "le virus VIH contracté par le demandeur ne [pouvait] avoir d'autre cause que l'administration massive de produits sanguins délivrés par la défenderesse". Il condamna en conséquence la FNTS à verser à l'intéressé une indemnité de 1 500 000 FRF et ordonna l'exécution provisoire de la décision.
La FNTS, après avoir appris le versement de l'indemnité par le fonds, obtint, le 16 octobre 1992, la suspension de cette exécution.
13.
Sur appels principal de la FNTS et incident du requérant, lequel avait cité le fonds en intervention forcée, la cour de Paris infirma le jugement déféré et déclara irrecevable la demande de M. Bellet de voir porter la somme octroyée à 3 000 000 FRF. Dans son arrêt du 12 mars 1993, elle adopta le raisonnement suivant:
"(...) considérant que l'article 47 III [de la loi du
31 décembre 1991 - paragraphe 21 ci-dessous] prévoit que le fonds assure la réparation intégrale des préjudices résultant de la contamination;
Considérant que, si l'obligation du fonds et celle pouvant résulter de la responsabilité de la FNTS ont des fondements juridiques différents, elles ont le même objet, à savoir la réparation intégrale des préjudices subis par la victime;
Considérant que la victime qui a saisi le fonds d'une demande d'indemnisation peut également intenter une action en justice pour obtenir réparation de son préjudice, mais qu'après son acceptation de l'offre qui lui a été faite,
étant intégralement indemnisée, elle n'a plus d'intérêt à agir;
Considérant que le préjudice spécifique de contamination indemnisé par le fonds est un préjudice de caractère personnel, non économique; que dans la phase de séropositivité il comprend les troubles résultant de la réduction de l'espérance de vie, de l'incertitude quant à l'avenir, de l'existence de souffrances et de leur crainte ainsi que des perturbations de la vie familiale, sociale et des préjudices relatifs à l'intimité; que dans la phase de sida déclaré il comprend les souffrances endurées, qui sont plus importantes, le préjudice esthétique ainsi que le préjudice d'agrément;
Considérant qu'en l'espèce c'est de ce préjudice d'une exceptionnelle gravité que M. Bellet poursuit la réparation contre la FNTS, et que, étant intégralement indemnisé par le fonds, il ne peut pas prétendre à une indemnisation complémentaire."
14.
Le 26 janvier 1994, la Cour de cassation (deuxième chambre civile) repoussa le pourvoi de M. Bellet qui soulevait l'absence d'accès à un tribunal au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Elle motiva son arrêt comme suit:
"Mais attendu qu'ayant constaté que le préjudice indemnisé par le fonds était celui dont réparation était demandée à la FNTS, et que l'acceptation de l'offre d'indemnisation de son préjudice spécifique de contamination que lui avait faite le fonds dédommageait intégralement M. Bellet, la cour d'appel,
par ce seul motif et sans violer l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l'Homme,
la victime ayant disposé de la faculté de saisir une juridiction pour voir fixer l'indemnisation de son préjudice,
en a déduit à bon droit que l'action de M. Bellet était irrecevable, faute d'intérêt."
B. La demande présentée au fonds d'indemnisation
15.
Au cours de l'instruction de son action civile, le 9 avril 1992, le requérant, sans l'intermédiaire de son avocat, avait saisi le fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles, instauré par la loi du 31 décembre 1991 (paragraphe 21 ci-dessous). Il ne l'informa pas de l'action entreprise devant le tribunal de grande instance de Paris.
16.
Le 21 mai, le fonds lui proposa un montant de 993 750 FRF, payable en trois versements échelonnés sur deux ans, en réparation de son "préjudice de séropositivité", dont il faudrait déduire 100 000 FRF versés, en 1989, par le fonds privé de solidarité des hémophiles. L'intéressé devait en outre obtenir une somme de 331 250 FRF dès la déclaration du sida (syndrome d'immunodéficience acquise). L'offre d'indemnisation comportait les indications suivantes:
"La Commission d'indemnisation a décidé, en sa séance du
19 mai 1992, de vous adresser une offre d'indemnisation correspondant à l'intégralité de votre préjudice spécifique de contamination, à savoir votre préjudice actuel et futur de séropositivité, et dans un second temps, s'il y a lieu, de sida déclaré.
En se fondant sur la moyenne des indemnisations jusque-là accordées tant par les tribunaux judiciaires qu'administratifs et sur l'âge auquel vous établissez avoir été contaminé, la Commission a fixé ainsi les modalités de l'indemnisation qu'elle vous propose.
(...)
Si vous acceptez cette offre, faites-le par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. (...)
Il va de soi que l'attribution de cette indemnité ne vous interdit pas de réclamer une autre indemnité au titre des préjudices économiques dont vous souffririez ou auriez déjà souffert, à condition bien entendu d'en apporter les preuves.
Si cette offre ne vous agrée pas, vous avez la possibilité d'introduire une action judiciaire devant la cour d'appel de Paris dans les conditions prévues à l'article 47 VIII de la loi du 31 décembre 1991 (...)"
17.
A la suite de l'acceptation, intervenue le 7 juillet, de l'offre par le requérant, le fonds lui adressa le 16 juillet 1992 un premier versement de 297 920 FRF.
II.
Le mécanisme d'indemnisation
A. Les travaux préparatoires de la loi du 31 décembre 1991
1. L'Assemblée nationale
18.
Dans son rapport du 5 décembre 1991 présenté à l'Assemblée nationale au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, M. Boulard, député, a admis qu'après l'acceptation de l'offre du fonds la victime pouvait rechercher une meilleure indemnisation:
"L'autonomie de la procédure d'indemnisation par le fonds est affirmée par la possibilité pour les victimes ou leurs ayants droit de poursuivre les actions éventuellement introduites devant les tribunaux judiciaires, au civil ou au pénal, voire d'en introduire quand ils ne l'auront pas fait concomitamment à la demande déposée auprès du fonds.
L'indemnisation par le fonds ne constitue donc pas une
'transaction' extinctive des recours judiciaires,
contrairement aux aides accordées par les fonds public et privé créés en 1989, mais un mécanisme d'indemnisation reposant sur la notion de risque et indépendant de toute recherche de faute.
Toutefois la victime devra informer le fonds et le juge des différentes actions engagées. Cette disposition s'impose parce que le fonds est subrogé dans les droits de la victime contre la personne responsable du dommage ou contre les personnes tenues à réparation à un titre quelconque."
19.
A la suite de l'arrêt rendu le 26 janvier 1994 par la Cour de cassation dans la présente affaire, M. Mazeaud, député, a proposé une loi interprétative afin de lever les ambiguïtés de rédaction ayant donné lieu à cette jurisprudence. Il estimait en effet que ledit arrêt donnait de la loi du 31 décembre 1991 une interprétation qui aboutissait à un résultat contraire à celui voulu par le législateur. En conséquence, il invitait le parlement à modifier l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991 et plus particulièrement à supprimer dans le paragraphe III de cet article le mot "intégrale" et à insérer en tête de son paragraphe V un alinéa ainsi rédigé:
"L'acceptation de l'offre d'indemnisation ne fait pas obstacle à d'éventuelles actions en justice concomitantes ou ultérieures du chef du même préjudice."
Dans un rapport du 2 juillet 1994 établi au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale et concernant la proposition de loi de M. Mazeaud, M. Leccia, député, appuyait en substance cette dernière et proposait un texte nouveau, adopté par ladite commission et ainsi rédigé:
"Proposition de loi modifiant les règles relatives à l'indemnisation des transfusés et hémophiles contaminés par le virus du sida