Jurisprudence : CEDH, 16-09-1996, Req. 17371/90, Gaygusuz c. Autriche

CEDH, 16-09-1996, Req. 17371/90, Gaygusuz c. Autriche

A8326AWB

Référence

CEDH, 16-09-1996, Req. 17371/90, Gaygusuz c. Autriche. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065253-cedh-16091996-req-1737190-gaygusuz-c-autriche
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Cour européenne des droits de l'homme

16 septembre 1996

Requête n°39/1995/545/631

Gaygusuz c. Autriche



En l'affaire Gaygusuz c. Autriche (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, F. Matscher, R. Macdonald, C. Russo, I. Foighel, R. Pekkanen, A.N. Loizou, K. Jungwiert,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mai et 31 août 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 39/1995/545/631. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par un ressortissant turc, M. Cevat Gaygusuz ("le requérant"), le 20 avril 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 17371/90) dirigée contre la République d'Autriche et dont M. Gaygusuz avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 17 mai 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La requête du requérant devant la Cour renvoie à l'article 48 de la Convention (art. 48) modifié par le Protocole n° 9 (P9) en ce qui concerne l'Autriche. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 et 8 de la Convention (art. 6-1, art. 8) ainsi que de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1).

2.
Le 5 septembre 1995, le comité de filtrage de la Cour a décidé de ne pas écarter l'affaire et de la soumettre pour examen à la Cour (article 48 par. 2 de la Convention) (art. 48-2).

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 du règlement B). Le 29 septembre 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, I. Foighel, R. Pekkanen, A.N. Loizou et K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43).

4.
Avisé par le greffier de la possibilité d'intervenir dans la procédure (articles 48 par. 1 b) de la Convention et 35 par. 3 b) du règlement B) (art. 48-1-b), le gouvernement turc a informé ce dernier le 4 octobre 1995 qu'il souhaitait participer à ladite procédure.

5.
Le 10 octobre 1995, le président a autorisé l'avocat du requérant à employer l'allemand dans la procédure tant écrite qu'orale (article 28 par. 3 du règlement B).

6.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement autrichien, l'agent du gouvernement turc, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du gouvernement autrichien le 9 février 1996, celui du gouvernement turc le 21 février et celui du requérant le 22 février.

Le 29 janvier 1996, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

7.
Le 9 avril 1996, le gouvernement turc a informé le greffier qu'il ne souhaitait pas participer à la procédure orale devant la Cour.

8.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 mai 1996 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le gouvernement autrichien

M. W. Okresek, chef de la division des affaires
internationales, service constitutionnel,
chancellerie fédérale,

agent, M. R. Sauer, ministère fédéral du Travail et
des Affaires sociales, Mme E. Bertagnoli, département de droit international,
ministère fédéral des Affaires étrangères, conseillers;

- pour la Commission

M. M.P. Pellonpää,

délégué;

- pour le requérant

Me H. Blum, avocat,

conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Pellonpää, Me Blum et M. Okresek.

Le 5 juin 1996, le requérant et le gouvernement autrichien ont adressé au greffier leur réponse à une question posée par la Cour. A la demande de cette dernière, ils ont produit divers documents les 26 juin, 20 août et 30 août 1996. En revanche, la Cour a rejeté, pour tardiveté, les observations complémentaires du requérant, parvenues au greffe le 29 juillet 1996.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce

9.
Ressortissant turc né en 1950, M. Cevat Gaygusuz a habité à Hörsching (Haute-Autriche) de 1973 jusqu'en septembre 1987. Depuis lors, il réside à Izmir (Turquie).

10. Le requérant a travaillé en Autriche, avec des périodes d'interruption, de 1973 jusqu'en octobre 1984. Depuis cette date et jusqu'au 1er juillet 1986, il a été tantôt au chômage, tantôt en congé de maladie et percevait les allocations correspondantes.

Du 1er juillet 1986 au 15 mars 1987, il perçut une avance sur sa pension de retraite sous forme d'allocation de chômage. Arrivé en fin de droit, il sollicita le 6 juillet 1987 l'attribution d'une avance sur pension sous forme d'allocation d'urgence (Antrag auf Gewährung eines Pensionsvorschusses in Form der Notstandshilfe) auprès de l'agence pour l'emploi (Arbeitsamt) de Linz.

11. Le 8 juillet 1987, l'agence rejeta la demande de l'intéressé, au motif qu'il n'avait pas la nationalité autrichienne, l'une des conditions requises en vertu de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage (Arbeitslosenversicherungsgesetz - paragraphe 20 ci-dessous) de 1977 pour bénéficier d'une allocation de ce type.

12. M. Gaygusuz interjeta appel de cette décision auprès de l'agence régionale pour l'emploi (Landesarbeitsamt) de Haute-Autriche. Il faisait notamment valoir que la distinction opérée par ledit article entre citoyens autrichiens et ressortissants étrangers ne se justifiait pas, qu'elle était anticonstitutionnelle et contraire à la Convention européenne des Droits de l'Homme.

13. Le 16 septembre 1987, l'agence régionale pour l'emploi débouta le requérant et confirma la décision contestée. Elle souligna que non seulement celui-ci n'avait pas la nationalité autrichienne, mais que, par ailleurs, il n'était pas un cas d'exception où cette condition n'était pas exigée (paragraphe 20 ci-dessous).

14. Le 2 novembre 1987, l'intéressé saisit la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof), alléguant une violation de l'article 5 de la Loi fondamentale (Staatsgrundgesetz), des articles 6 par. 1 et 8 de la Convention (art. 6-1, art. 8)), ainsi que de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).

15. Le 26 février 1988, à l'issue d'un examen à huis clos, la Cour constitutionnelle décida de ne pas retenir le recours (article 144 par. 2 de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous) et statua en ces termes:

"Le requérant allègue la violation de droits garantis par la Constitution conformément à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l'Homme, à l'article 5 de la Loi fondamentale ou à l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (P1-1), ainsi qu'à l'article 8 (art. 8) de celle-ci. Eu égard à la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle au sujet de ces droits, la requête fait apparaître tellement peu plausibles les violations alléguées, mais aussi la méconnaissance d'un autre droit garanti par la Constitution ou une atteinte à un autre droit résultant de l'application d'une norme générale illégale, que, du point de vue des prétendues violations à examiner par la Cour constitutionnelle, elle ne présente pas suffisamment de chances de succès. L'affaire n'échappe pas davantage à la compétence de la Cour administrative [Verwaltungsgerichtshof]."

16. La Cour constitutionnelle déféra donc celle-ci à la Cour administrative (article 144 par. 3 de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous).

17. Le 16 mai 1988, la Cour administrative demanda à M. Gaygusuz de compléter sa requête.

18. Le 7 juillet 1988, le requérant y donna suite, dénonçant une atteinte à son droit légal à l'obtention d'une avance sur pension sous forme d'allocation d'urgence, conformément aux dispositions pertinentes de la loi sur l'assurance chômage. Il demanda à la Cour administrative d'annuler la décision de l'agence régionale pour l'emploi de Haute-Autriche du 16 septembre 1987, en raison de l'illégalité de son contenu (article 42 par. 2, premier alinéa, de la loi sur la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshofsgesetz) - paragraphe 27 ci-dessous), ainsi que de suspendre la procédure et de renvoyer l'affaire à la Cour constitutionnelle pour examen de la constitutionnalité de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage.

19. Le 19 septembre 1989, la Cour administrative, siégeant à huis clos, se déclara incompétente pour connaître d'un tel recours et le rejeta (article 34 par. 1 de la loi sur la Cour administrative - paragraphe 25 ci-dessous). Elle releva que la requête, telle que l'intéressé l'avait complétée, se référait uniquement à la constitutionnalité de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage et que le requérant avait par ailleurs demandé à la Cour administrative de renvoyer l'affaire à la Cour constitutionnelle pour examen de la constitutionnalité d'une loi; or, selon elle, il était établi que de telles questions relevaient de la compétence de la Cour constitutionnelle (article 144 par. 1, alinéa premier, de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous) qui, d'ailleurs, s'était déjà prononcée à ce sujet.

II. Le droit interne pertinent

A. Le droit matériel

1. A l'époque des faits

20. Dans la version de 1977, applicable à l'époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi sur l'assurance chômage (Arbeitslosenversicherungsgesetz) étaient ainsi rédigées:

Article 23

"(1) Les chômeurs ayant sollicité l'attribution de prestations (...) dans le cadre de l'assurance invalidité (...) peuvent percevoir une avance sous forme d'allocation de chômage ou d'urgence (...), du moment qu'outre le fait d'être apte au travail et disposé à travailler, les autres conditions pour l'obtention de ces prestations sont réunies (...)"

Article 33

"(1) Le chômeur ayant épuisé ses droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité peut se voir octroyer, sur demande, une allocation d'urgence.

(2) Il lui faut pour cela remplir les conditions suivantes:

a) posséder la nationalité autrichienne;

b) être apte au travail et disposé à travailler;

c) se trouver en situation d'urgence.

(3) L'exigence de la nationalité autrichienne n'est pas applicable aux personnes qui, de manière ininterrompue depuis le 1er janvier 1930, séjournent sur le territoire actuel de la République d'Autriche; elle ne l'est pas davantage à celles qui sont nées après ladite date sur le territoire actuel de la République d'Autriche et qui y séjournent depuis de manière ininterrompue.

(4) Il y a situation d'urgence lorsque le chômeur est dans l'incapacité de pourvoir à ses besoins essentiels.

(5) L'allocation d'urgence ne peut être octroyée que si le chômeur la sollicite dans un délai de trois ans après l'épuisement de ses droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité."

Article 34

"(1) Si la situation sur le marché de l'emploi est durablement favorable pour des groupes déterminés de chômeurs ou pour des régions déterminées, le ministre fédéral des Affaires sociales peut, après consultation des organisations représentatives des employeurs et des salariés, exclure lesdits groupes de chômeurs ou régions du bénéfice de l'allocation d'urgence.

(2) Le ministre fédéral des Affaires sociales peut autoriser l'octroi de l'allocation d'urgence à des chômeurs ressortissants d'un autre Etat lorsque celui-ci connaît une institution équivalente à l'allocation d'urgence autrichienne et dont il accorde le bénéfice aux citoyens autrichiens de la même manière qu'à ses propres nationaux.

(3) Le ministre fédéral des Affaires sociales peut, après consultation des organisations représentatives des employeurs et des salariés, autoriser l'octroi de l'allocation d'urgence à des chômeurs qui ne possèdent pas la nationalité autrichienne et qui n'ont pas bénéficié d'une décision au sens du paragraphe 2, à condition qu'au cours des cinq années précédant le jour de la revendication du droit à l'allocation d'urgence, les intéressés aient été occupés en Autriche pendant au moins 156 semaines, avec obligation de cotiser à l'assurance chômage; pour le calcul de ladite période de cinq ans, il est fait abstraction des périodes de perception des allocations de chômage (ou d'urgence). L'autorisation peut être prononcée pour une période déterminée et pour des groupes de chômeurs déterminés."

21. L'allocation d'urgence constitue une aide versée aux personnes n'ayant plus droit aux allocations de chômage afin de leur assurer un revenu minimum vital. Le droit à l'attribution de l'allocation d'urgence existe aussi longtemps que la personne concernée se trouve dans le besoin, même si le versement lui-même est accordé pour une durée ne pouvant excéder trente-neuf semaines et qui doit être renouvelée. Son montant ne saurait être supérieur à celui des allocations de chômage auxquelles la personne pourrait prétendre, ni inférieur à 75 % du montant de ces allocations.

Quant aux allocations de chômage, leur montant est établi en fonction du revenu et leur financement assuré en partie par les cotisations à l'assurance chômage, que tout salarié doit verser (article 1 de la loi sur l'assurance chômage), et en partie par diverses sources gouvernementales.

2. Postérieurement aux faits

22. Depuis 1992, après amendement du texte et changement de numérotation, les articles 33 paras. 3 et 4 et 34 paras. 3 et 4 sont libellés comme suit:

Article 33

"(...)

(3) Il y a situation d'urgence lorsque le chômeur est dans l'incapacité de pourvoir à ses besoins essentiels.

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