Cour européenne des droits de l'homme1er juillet 1997
Requête n°125/1996/744/943
Probstmeier c. Allemagne
En l'affaire Probstmeier c. Allemagne (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
K. Jungwiert,
U. Lohmus,
J. Casadevall,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 janvier et 29 mai 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 125/1996/744/943. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par une ressortissante allemande, Mme Mechthilde Probstmeier ("la requérante"), le 18 septembre 1996, puis par le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne ("le Gouvernement"), le 23 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47).
A son origine se trouve une requête (n° 20950/92) dirigée contre l'Allemagne et dont Mme Probstmeier avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 9 juin 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La requête de la requérante renvoie à l'article 48 (art. 48) modifié par le Protocole n° 9 (P9), que l'Allemagne a ratifié, celle du Gouvernement aux articles 32 et 48 de la Convention (art. 32, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1).
2. Le 18 septembre 1996, la requérante avait désigné son conseil (article 31 du règlement B), que le président a autorisé à employer la langue allemande dans la procédure tant écrite qu'orale (article 28 par. 3). Initialement désignée par les lettres M.P., elle a consenti ultérieurement à la divulgation de son identité.
3. Le 29 octobre 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a décidé, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement B, qu'il y avait lieu de confier cette affaire à la chambre déjà constituée pour connaître de l'affaire Pammel c. Allemagne.
4. Celle-ci comprenait de plein droit M. R. Bernhardt, juge élu de nationalité allemande (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 du règlement B). Le 30 mars 1996, celui-ci avait tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. I. Foighel, R. Pekkanen, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, K. Jungwiert, U. Lohmus et J. Casadevall, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la requérante le 27 novembre 1996 et celui du Gouvernement le 6 décembre 1996.
Le 5 décembre 1996, la Commission avait produit des pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
Le 5 novembre 1996, le secrétaire de la Commission avait informé le greffier que le délégué s'exprimerait de vive voix.
6. Le 2 décembre 1996, le Gouvernement a prié la chambre de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 53 du règlement B). Le 20 janvier 1997, la chambre a décidé de ne pas accueillir la demande.
7. Ainsi qu'en avait décidé le président - qui avait également autorisé l'agent du Gouvernement à plaider en allemand (article 28 par. 2 du règlement B) -, les débats consacrés à cette affaire et à l'affaire Pammel c. Allemagne se sont déroulés en public le 20 janvier 1997 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme H. Voelskow-Thies, Ministerialdirigentin,
ministère fédéral de la Justice,
agent, MM. M. Weckerling, Regierungsdirektor,
ministère fédéral de la Justice,
E. Radzwill, Regierungsrat zur Anstellung,
ministère fédéral de la Justice,
conseillers;
- pour la Commission
M. B. Marxer,
délégué;
- pour la requérante
Me P. Kloer, avocat au barreau de Munich,
conseil;
- pour M. Pammel
Me C. Lenz, avocat au barreau de Stuttgart, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Marxer, Me Lenz, Me Kloer et Mme Voelskow-Thies.
Au cours de l'audience, cette dernière a en outre sollicité l'autorisation de répondre par écrit aux demandes de la requérante et de M. Pammel au titre de l'article 50 (art. 50). Par une ordonnance du 24 janvier 1997, le président a accueilli sa demande. Le greffier a reçu le mémoire complémentaire du Gouvernement le 13 février 1997, les observations en réponse de Mme Probstmeier le 24 février et celles de M. Pammel le 28 février.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
8. Ressortissante allemande née en 1937, Mme Mechthilde Probstmeier vit actuellement à Karlsruhe.
9. Elle est propriétaire d'un terrain de 44 271 m2, reçu en héritage, et donné à bail à l'association des jardins familiaux (Kleingartenverein) de Munich qui, à son tour, le sous-loua à des particuliers.
Le contrat de bail initial allait du 1er janvier 1955 au 31 décembre 1979, le loyer (Pachtzins) s'élevant à 0,10 mark allemand (DEM) le mètre carré par an.
A. La procédure devant les juridictions civiles
10. Par une lettre du 22 novembre 1976, la requérante résilia le contrat de bail avec effet au 31 décembre 1979.
11. Le 20 février 1978, elle demanda l'éviction (Räumung) de l'association des jardins familiaux devant le tribunal régional (Landgericht) de Munich.
12. Le 19 avril 1978, le tribunal régional débouta Mme Probstmeier, qui interjeta appel de ce jugement devant la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Munich.
13. Le 6 novembre 1978, à la demande des parties, la cour d'appel décida de surseoir à statuer (das Verfahren auszusetzen) en attente d'un arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) portant sur la constitutionnalité de certaines dispositions de la loi sur les jardins familiaux (Kleingartenordnung) relatives à la résiliation des baux.
14. La Cour constitutionnelle fédérale rendit son arrêt le 12 juin 1979 et la procédure civile reprit en novembre 1979.
15. Le 14 avril 1981, la cour d'appel décida à nouveau de surseoir à statuer en attendant la promulgation d'une nouvelle législation en matière de jardins familiaux.
16. La nouvelle loi fédérale sur les jardins familiaux (Bundeskleingartengesetz), du 28 février 1983, entra en vigueur le 1er avril 1983, et la procédure devant la cour d'appel reprit le 14 juin 1983.
17. Le 12 décembre 1983, la cour d'appel débouta la requérante.
18. Le 19 décembre 1983, Mme Probstmeier saisit la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof), qui accueillit son recours le 13 décembre 1984.
B. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale
19. Le 24 mai 1985, la Cour fédérale de justice décida de surseoir à statuer et de renvoyer l'affaire devant la Cour constitutionnelle fédérale conformément à l'article 100 par. 1, première phrase, de la Loi fondamentale (Grundgesetz) (paragraphe 29 ci-dessous), en lui soumettant la question suivante:
"Est-il conforme à l'article 14 de la Loi fondamentale
[paragraphe 24 ci-dessous] qu'un contrat de bail, conclu avant
l'entrée en vigueur de la loi fédérale sur les jardins familiaux
du 28 février 1983 par un bailleur privé, pour une durée
déterminée expirant avant l'entrée en vigueur de cette loi, et
portant sur des jardins familiaux qui ne revêtent pas un
caractère permanent, n'expire que le 31 mars 1987 d'après
l'article 16 par. 3 de cette loi?"
En effet, la Cour fédérale de justice estimait que la question de la constitutionnalité de l'article 16 par. 3 de la loi sur les jardins familiaux était décisive pour l'issue du litige.
20. Parallèlement, le 26 juin 1987, la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Hamm soumit pour examen à la Cour constitutionnelle fédérale la question de la constitutionnalité de l'article 16 paras. 3 et 4 de la loi fédérale sur les jardins familiaux (paragraphe 25 ci-dessous), soulevée dans l'affaire Pammel (arrêt Pammel c. Allemagne du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV).
21. Celle-ci décida de joindre les deux affaires.
22. Après avoir reçu les observations du ministère pour l'aménagement du territoire (Raumordnung, Bauwesen und Städtebau) au nom du gouvernement fédéral, celles de l'organisation des villes allemandes (Deutscher Städtetag), de quatre autres organisations non gouvernementales, ainsi que des parties et de la Cour fédérale de justice, la Cour constitutionnelle fédérale décida d'élargir l'examen de constitutionnalité à l'article 5 par. 1, première phrase, de la loi fédérale sur les jardins familiaux (paragraphe 25 ci-dessous).
Le 23 septembre 1992, la première chambre (Erster Senat) de la Cour constitutionnelle fédérale rendit son arrêt (Recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale, BVerfGE, vol. 87, pp. 114-151).
Elle estima qu'en vertu des dispositions transitoires de l'article 16 de cette loi, la limitation du loyer s'appliquait également pendant la durée de prorogation des anciens contrats de bail à durée déterminée.
La Cour constitutionnelle fédérale conclut à la constitutionnalité de l'article 16 paras. 3 et 4, première phrase, de la loi fédérale sur les jardins familiaux, tout en soulignant que l'article 16 par. 3 nécessitait une interprétation conforme à la Loi fondamentale. En revanche, elle décida que la limitation du loyer prévu à l'article 5 par. 1, première phrase, de la loi fédérale sur les jardins familiaux, était contraire à l'article 14 par. 1, première phrase, de la Loi fondamentale, pour autant qu'elle concernait des contrats de bail conclus avec des bailleurs privés, car elle imposait une charge excessive et disproportionnée aux bailleurs.
23. Le 25 avril 1993, la Cour fédérale de justice débouta Mme Probstmeier.
II. Le droit interne pertinent
A. Le droit matériel
24. L'article 14 par. 1 de la Loi fondamentale dispose:
"La propriété et le droit de succession sont garantis. Leur
contenu et leurs limites sont fixés par les lois."
25. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur les jardins familiaux du 28 février 1983, entrée en vigueur le 1er avril 1983, sont ainsi rédigées:
Article 5 par. 1
"Le loyer devra au maximum s'élever au double de celui d'un
bail pratiqué localement dans le domaine de la culture fruitière
et maraîchère professionnelle, en fonction de la superficie
totale du jardin familial. Les surfaces destinées aux
installations communes sont prises en compte lors de la fixation
du montant du bail de chaque jardin familial."
Article 16
"1) Les baux contractés pour des jardins familiaux et non échus
au moment de l'entrée en vigueur de la présente loi sont régis
par cette nouvelle loi à partir de son entrée en vigueur.
2) Les baux contractés avant l'entrée en vigueur de la
présente loi, pour des jardins qui, au moment de l'entrée en
vigueur de cette loi, n'étaient pas des jardins "permanents",
doivent être considérés comme des baux relatifs à des jardins
"permanents", dès lors que la commune est propriétaire du
terrain.
3) Dès lors que les baux décrits au paragraphe 2 portent sur
des terrains dont la commune n'est pas propriétaire, les contrats
parviennent à échéance le 31 mars 1987, dès lors qu'ils ont été
conclus pour une durée déterminée et qu'ils ont pris fin avant
cette date; pour le reste, le contrat respecte la durée convenue.
4) Si la surface d'un jardin familial a été définie comme
terrain pour jardins familiaux "permanents" dans le plan
d'occupation des sols et ce, avant l'expiration de la durée du
bail comme indiqué au paragraphe 3, le contrat de bail est
prolongé pour une durée indéterminée. Si la commune a décidé,
avant le 31 mars 1987, de dresser un plan d'occupation des sols
en vue de définir les surfaces destinées aux jardins familiaux
"permanents", et a rendu publique sa décision conformément à
l'article 2 par. 1, 2e alinéa, du code de l'urbanisme
(Baugesetzbuch), le contrat de bail est prolongé pour une durée
de quatre ans à partir de la publication de cette décision; la
période entre la date convenue par l'expiration du contrat et le
31 mars 1987 devant être prise en compte. Les dispositions
relatives aux jardins familiaux "permanents" doivent s'appliquer
à partir du moment où le plan d'occupation des sols devient
définitif."
26. A la suite de l'arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 23 septembre 1992, une nouvelle loi amendant la loi fédérale sur les jardins familiaux (Bundeskleingartenänderungsgesetz) est entrée en vigueur le 1er avril 1994.
27. L'article 5 par. 1 de cette nouvelle loi est ainsi rédigé:
"Le loyer devra au maximum s'élever au quadruple de celui d'un
bail pratiqué localement dans le domaine de la culture fruitière
et maraîchère professionnelle, en fonction de la superficie
totale du jardin familial. Les surfaces destinées aux
installations communes sont prises en compte lors de la fixation
du montant du bail de chaque jardin familial."
28. Les dispositions transitoires de ladite loi prévoient que pour toutes les instances en cours au 1er novembre 1992, en l'absence de jugement définitif fixant le montant des loyers, les bailleurs privés peuvent réclamer à titre rétroactif le quadruple du bail pratiqué localement dans le domaine de la culture fruitière et maraîchère professionnelle, et ce à compter du premier jour du mois suivant l'introduction de ladite instance.
B.