Cour européenne des droits de l'homme21 février 1997
Requête n°108/1995/614/702
Van Raalte c. Pays-Bas
En l'affaire Van Raalte c. Pays-Bas (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, C. Russo, N. Valticos, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, A.B. Baka, J. Makarczyk, K. Jungwiert, P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 septembre 1996 et 28 janvier 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 108/1995/614/702. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCÉDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 11 décembre 1995, puis par le gouvernement du Royaume des Pays-Bas ("le Gouvernement") le 15 février 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 20060/92) dirigée contre les Pays-Bas et dont un ressortissant de cet Etat, M. Anton Gerard van Raalte, avait saisi la Commission le 23 avril 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration néerlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1).
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, le requérant a manifesté le désir de participer à la procédure et a désigné son conseil (article 31). Initialement désigné par les lettres A.G.V.R., le requérant a consenti ultérieurement à la divulgation de son identité.
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. S.K. Martens, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement B). Le 8 février 1996, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. C. Russo, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. I. Foighel, M. A.B. Baka, M. J. Makarczyk et M. K. Jungwiert (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43). Par la suite, M. P. van Dijk, qui avait été élu juge au titre des Pays-Bas le 25 juin 1996, a remplacé M. Martens, démissionnaire.
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 16 juillet 1996 et celui du Gouvernement le 17.
5.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 23 septembre 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. H. von Hebel, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme M.J.F.M. Vijghen, ministère de la Justice, conseiller;
- pour la Commission
M. H.G. Schermers,
délégué;
- pour le requérant
Me M.W.C. Feteris, professeur d'université, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Schermers, Me Feteris et M. von Hebel.
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
6.
Citoyen néerlandais né en 1924, M. van Raalte réside à Amstelveen. Il n'a jamais été marié et n'a pas d'enfants.
7.
Le 30 septembre 1987, l'inspecteur des impôts directs lui envoya, pour l'année 1985, un avis relatif aux cotisations dues par lui au titre de divers régimes de sécurité sociale, dont celui instauré par la loi générale sur les allocations familiales (Algemene kinderbijslagwet - paragraphe 21 ci-dessous).
8.
Le requérant déposa une réclamation (bezwaarschrift - paragraphe 27 ci-dessous) contre cet avis le 21 octobre 1987. Il s'appuyait sur l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales et sur le décret royal du 27 février 1980 (Staatsblad (Journal officiel) n° 89, ("le décret royal") - paragraphe 23 ci-dessous), en vertu desquels les femmes célibataires, sans enfants, de quarante-cinq ans et plus étaient exonérées de l'obligation de verser des cotisations au titre de la loi générale sur les allocations familiales; d'après lui, l'interdiction de la discrimination consacrée par l'article 1 de la Constitution néerlandaise (paragraphe 18 ci-dessous) et par l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (paragraphe 20 ci-dessous) impliquait que l'exemption litigieuse fût étendue aux hommes se trouvant dans la même situation.
9.
M. van Raalte reçut ultérieurement, pour les années 1986, 1987 et 1988, des avis analogues, contre lesquels il déposa également des réclamations. L'inspecteur réserva sa décision sur celles-ci en attendant l'issue de la procédure relative à l'avis pour l'année 1985.
10. Le 25 novembre 1987, l'inspecteur rendit une décision déclarant la première réclamation dépourvue de fondement au motif qu'"en vertu de la législation nationale, il n'est pas possible d'appliquer l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales, dès lors que la personne redevable des cotisations n'est pas du sexe féminin".
11. Le requérant attaqua la décision devant la cour d'appel d'Amsterdam (paragraphe 27 ci-dessous) le 29 décembre 1987. S'appuyant sur l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1) à celle-ci, ainsi que sur l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il fit valoir que les dispositions du décret royal devaient recevoir une interprétation "sexuellement neutre". Tant l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales que le décret royal étaient, d'après lui, discriminatoires.
Après le dépôt par l'inspecteur d'un mémoire en défense, le requérant soumit une réplique, qui fut suivie d'une duplique de l'inspecteur.
12. L'exemption du versement des cotisations au titre de la loi générale sur les allocations familiales dont bénéficiaient les femmes célibataires, sans enfants, âgées de quarante-cinq ans et plus fut abrogée, à compter du 1er janvier 1989, par la loi du 21 décembre 1988 (Staatsblad 1988, n° 631).
13. La cour d'appel d'Amsterdam statua le 6 octobre 1989 par un arrêt rejetant l'appel du requérant et confirmant la décision de l'inspecteur. Ses motifs comportaient le passage suivant:
"5.4. Ni le libellé de la disposition incriminée ni les travaux préparatoires y relatifs n'indiquent que le législateur ait eu l'intention d'opérer une discrimination ou qu'il en ait créé une. En particulier, on ne peut pas dire qu'il cherchait à discriminer entre les hommes célibataires ayant atteint l'âge de quarante-cinq ans avant le début de l'année civile et ne pouvant prétendre à des allocations familiales au titre de la loi générale sur les allocations familiales, et les femmes se trouvant dans une situation comparable.
5.5. Au travers de la disposition inscrite à l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales, le législateur entendait simplement tenir dûment compte de la différence effective de situation entre les femmes âgées de plus de quarante-cinq ans et les hommes âgés de plus de quarante-cinq ans, du point de vue de leurs possibilités d'avoir (d'engendrer ou d'élever) des enfants.
5.6. La circonstance, indiquée par [le requérant], qu'il ressort des données statistiques que les hommes d'un certain âge n'engendrent que rarement des enfants ne change rien à ce qui a été dit au paragraphe 5.5 ci-dessus. Le législateur a apprécié différemment la situation de fait du groupe de femmes visé à l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales, sous l'angle de la possibilité pour elles d'avoir des enfants et non de ce qui se produit dans la réalité à cet égard.
Les possibilités pour les hommes d'un certain âge de procréer sont fondamentalement différentes de celles des femmes du même âge, en ce sens que cette différence est considérable indépendamment desdites données statistiques.
5.7. En conséquence, la différence de traitement incriminée par [le requérant] n'est pas fondée sur une différence sexuelle mais sur une différence dans les situations de fait.
La circonstance que cette différence coïncide (partiellement) avec la différence entre les sexes ne change rien à cette conclusion. La disposition litigieuse ne méconnaît donc pas l'interdiction de la discrimination.
5.8. On ne saurait exclure en principe que l'équité et l'acceptabilité de la loi générale sur les allocations familiales gagnent à ce que soient prises en compte ces différences dans les situations de fait.
Dès lors qu'il n'appartient pas à la cour d'appel de se prononcer sur la valeur intrinsèque d'une loi, elle ne peut examiner si les différences dans les situations de fait justifient entièrement l'exemption litigieuse.
5.9. Même s'il était exact, contrairement à ce qui a été exposé ci-dessus, que la disposition en cause méconnaît l'interdiction de discrimination, cela ne serait d'aucun secours pour [le requérant].
Il ne serait pas loisible à la cour d'appel d'étendre l'exemption incriminée à un ou plusieurs groupes d'individus que le législateur a précisément entendu ne pas en faire profiter.
Si l'argument fondé sur l'interdiction de discrimination devait être accepté en principe, cela aboutirait seulement à constater que la disposition en cause n'a pas force obligatoire.
Cela ne serait pas dans l'intérêt [du requérant]."
14. M. van Raalte saisit la Cour de cassation (Hoge Raad) d'un pourvoi (beroep in cassatie - paragraphe 27 ci-dessous) le 7 décembre 1989. Pour ce qui intéresse la présente espèce, il attaqua le raisonnement précité de la cour d'appel en invoquant l'article 14 de la Convention (art. 14) et l'article 26 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques.
L'inspecteur répondit par écrit.
15. La Cour de cassation repoussa le pourvoi le 11 décembre 1991. Ses motifs comportaient le passage suivant:
"3.4. D'après le troisième moyen [middel], le principe énoncé à l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales viole l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l'article 14 de la Convention (art. 14). Dans la mesure où le moyen invoque cette dernière disposition (art. 14), il ne saurait être accueilli, dès lors que la présente espèce ne se rapporte à aucun des droits et libertés énoncés dans la Convention.
(...)
3.6. Eu égard notamment aux travaux préparatoires relatifs à la disposition litigieuse, la limitation aux femmes âgées de quarante-cinq ans et plus de l'exemption prévue à l'article 25 par. 2 de la loi générale sur les allocations familiales s'inspirait de l'idée qu'il ne serait pas raisonnable d'exiger de ces femmes le versement de cotisations au titre de ladite loi, dès lors qu'il fallait présumer qu'un grand nombre d'entre elles n'auraient jamais d'enfants et qu'il y avait des facteurs sociaux et - contrairement aux hommes - biologiques les empêchant de mettre des enfants au monde passé l'âge en question.
La Cour de cassation n'a pas à examiner la question de savoir si le fait précité constitue une justification objective et raisonnable pour exempter seulement les femmes âgées de quarante-cinq ans et plus du versement des cotisations au titre de la loi générale sur les allocations familiales. Dès lors que cette différence de traitement entre femmes et hommes (célibataires), qui, eu égard aux différences biologiques entre les hommes et les femmes, ne peut en tout cas passer pour dépourvue de tout fondement raisonnable, a disparu à compter du 1er janvier 1989 du fait de l'abrogation de l'exemption par la loi du 21 décembre 1988 (Staatsblad 1988, n° 631), il n'y a aucun motif pour une juridiction d'intervenir en déclarant l'exemption applicable pour l'année en question aux hommes célibataires de quarante-cinq ans et plus.
(...)"
16. Après le prononcé de cet arrêt, l'inspecteur rendit des décisions rejetant les réclamations du requérant relatives aux avis pour les années 1986, 1987 et 1988 (paragraphe 9 ci-dessus).
17. D'après les chiffres publiés par l'Office néerlandais de la statistique (Centraal Bureau voor de Statistiek), le nombre d'enfants "légitimes" nés vivants aux Pays-Bas de pères âgés de quarante-cinq ans et plus en 1985 était de 2 341, soit environ 1,43 % du nombre total des enfants "légitimes" nés au cours de cette année (163 370).
Le chiffre correspondant pour les mères âgées de quarante-cinq ans et plus était de 177, soit approximativement 1 pour mille.
On ne dispose pas de chiffres pour les enfants nés hors mariage.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. La Constitution
18. Aux termes de l'article 1 de la Constitution de 1983,
"Toutes les personnes se trouvant aux Pays-Bas feront l'objet d'un même traitement dans les mêmes situations. La discrimination sur le fondement de la religion, des convictions philosophiques, des tendances politiques, de la race ou du sexe, ou sur tout autre fondement n'est pas autorisée."
19. En droit constitutionnel néerlandais, les juridictions ne peuvent se pencher sur la constitutionnalité des lois. L'article 120 énonce:
"Le juge ne se prononce pas sur la constitutionnalité [grondwettigheid] des lois et des traités."
En revanche, la législation déléguée peut faire l'objet d'un examen tendant à déterminer si elle est conforme à la Constitution, et même aux principes généraux non écrits du droit (voir l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 1er décembre 1993, Beslissingen in Belastingzaken (Recueil des décisions en matière fiscale - "BNB") 1994, n° 64).