Cour européenne des droits de l'homme29 avril 1999
Requête n°25642/94
Aquilina c. Malte
AFFAIRE AQUILINA c. MALTE
(Requête n° 25642/94)
ARRÊT
STRASBOURG
29 avril 1999
En l'affaire Aquilina c. Malte,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. A. Pastor Ridruejo,
L. Ferrari Bravo,
G. Bonello,
J. Makarczyk,
P. Kûris,
R. Türmen,
J.-P. Costa,
Mmes F. Tulkens,
V. Stránická,
MM. M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
Mme H.S. Greve,
M. A.B. Baka,
Mme S. Botoucharova,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 janvier et 31 mars 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
297. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention3, par le gouvernement maltais (« le Gouvernement ») le 31 juillet 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25642/94) dirigée contre la République de Malte par un citoyen de cet Etat, M. Joseph Aquilina, qui avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 7 juillet 1994 en vertu de l'ancien article 25.
La requête du Gouvernement renvoie à l'ancien article 48. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 5 § 3 de la Convention.
298. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30).
299. En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l'époque, a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le 18 et le 20 novembre 1998 respectivement. Le requérant a fait parvenir le 23 novembre 1998 des informations complémentaires sur les frais et dépens dont il réclame le remboursement au titre de l'article 41 de la Convention. Le 1er décembre 1998, la Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle ; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président. Le 9 décembre 1998, le Gouvernement a déposé des observations sur les prétentions du requérant au titre de l'article 41 de la Convention.
300. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. G. Bonello, juge élu au titre de Malte (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que MM. J.-P. Costa et M. Fischbach, tous deux vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 § 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. J. Makarczyk, M. P. Kûris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Stránická, M. P. Lorenzen, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A.B. Baka et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement). Par la suite, M. Lorenzen, empêché, a été remplacé par M. L. Ferrari Bravo (article 24 § 5 b) du règlement).
301. Le président a estimé qu'il n'était pas nécessaire d'inviter la Commission à déléguer l'un de ses membres pour participer à la procédure devant la Grande Chambre (article 99).
Par une lettre datée du 11 décembre 1998, le président de la Grande Chambre a communiqué à l'agent du Gouvernement le texte d'une question à laquelle il souhaitait voir le Gouvernement répondre. Le 4 janvier 1999, celui-ci a soumis au greffe sa réponse à la question. Le 19 janvier 1999, il a sollicité du président, qui la lui a refusée, l'autorisation de déposer des observations additionnelles après l'audience.
302. Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est déroulée en public le 13 janvier 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, conjointement avec celle relative à l'affaire T.W. c. Malte.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. A. Borg Barthet, Attorney-General de Malte, agent,
S. Camilleri, Deputy Attorney-General,
L. Quintano, Senior Counsel, conseils ;
pour le requérant
MM. J. Brincat, avocat,
B. Berry, avocat, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leur réponse à une question posée par un juge, M. Borg Barthet et M. Brincat.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
303. Le requérant, M. Joseph Aquilina, est un ressortissant maltais né en 1974 et résidant à Qormi, à Malte. A l'époque pertinente, il était homme à tout faire et avait une relation avec une fille de quinze ans, qu'il épousa par la suite.
A. L'arrestation, la détention, la demande de libération sous caution et le procès du requérant
304. Le requérant fut arrêté par la police le 20 juillet 1992 et maintenu en détention aux fins d'interrogatoire pendant deux jours.
305. Le 22 juillet 1992 vers 11 heures du matin, il fut traduit devant un juge du tribunal de police judiciaire (Court of Magistrates of Judicial Police). Un inspecteur de police lui donna lecture des charges pesant sur lui. On lui reprochait d'avoir commis des attentats à la pudeur sur la personne de sa petite amie dans un lieu public et d'avoir menacé la famille de celle-ci. Il plaida non coupable.
306. Il affirme ce qui n'a suscité aucun commentaire de la part du Gouvernement que son avocat demanda sa libération inconditionnelle en invoquant son jeune âge et l'absence de la moindre raison de le maintenir en détention. Sur l'invitation du juge de police judiciaire, ledit avocat présenta ensuite une demande de libération sous caution, dans laquelle il déclarait que son client contestait l'ensemble des accusations portées contre lui et, compte tenu de son jeune âge et d'autres circonstances pertinentes, sollicitait du tribunal sa libération sous caution.
Le 23 juillet 1992, le greffier faisant fonction du tribunal de police communiqua la demande à l'Attorney-General en lui précisant qu'il avait deux jours pour répondre.
307. Le 24 juillet 1992, l'Attorney-General conclut au rejet de la demande, dont le juge de police judiciaire devant lequel le requérant avait comparu le 22 juillet résolut d'ajourner l'examen.
308. Le 31 juillet 1992, un autre juge de police judiciaire, agissant comme juridiction d'instruction, ordonna la libération du requérant après avoir entendu le témoignage de la victime présumée (mais non celui de M. Aquilina).
309. Le 1er mars 1993, le requérant fut reconnu coupable d'attentats à la pudeur dans un lieu public. Eu égard à l'absence de violence, au jeune âge de l'intéressé, à sa bonne conduite antérieure, au fait qu'il était fiancé à la victime et que la plupart des actes sexuels avaient eu lieu alors qu'il était âgé de moins de dix-huit ans, il fut laissé en liberté avec mise à l'épreuve.
B. Le recours constitutionnel du requérant
310. Le 23 juillet 1992, le requérant saisit la première chambre du tribunal civil d'un recours constitutionnel dans lequel il soutenait qu'il y avait eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention en ce que le juge de police judiciaire devant lequel il avait comparu le jour précédent n'avait pas le pouvoir d'ordonner sa libération à ce stade. Dès lors que les faits dont il était accusé emportaient une peine maximale de plus de trois ans d'emprisonnement, la demande de libération sous caution devait être communiquée à l'Attorney-General avant qu'une décision pût intervenir à son sujet. De surcroît, le greffier faisant fonction n'avait pas accompli cette démarche le même jour comme la loi l'exigeait, mais le lendemain.
311. La première chambre du tribunal civil décida que le recours constitutionnel du requérant serait examiné le 30 juillet 1992.
312. A cette date, après avoir relevé que le requérant n'avait pas été informé du jour de l'audience, elle décida de reporter l'examen de l'affaire au 6 août 1992.
313. Elle statua finalement sur le recours le 25 novembre 1993. Se livrant à un bref contrôle de la procédure antérieure, elle nota que le 22 juillet 1992 le requérant avait introduit une demande de libération sous caution, qui avait été notifiée à l'Attorney-General le 23 juillet 1992, que ce dernier avait conclu au rejet de la demande dans les vingt-quatre heures, que le 24 juillet 1992 le juge de police judiciaire avait sursis à statuer, et que le 31 juillet 1992 le magistrat avait décidé de libérer le requérant, après avoir entendu le témoignage de la victime. Quant au fond du recours, elle estima que les dispositions de l'article 575 du code pénal, qui exigeaient une notification écrite à l'Attorney-General, étaient incompatibles avec l'article 5 § 3 de la Convention dans la mesure où elles ne commandaient pas que la demande de libération sous caution fût examinée rapidement. Elle jugea également qu'était constitutif d'une violation de l'article 5 § 3 le retard avec lequel le greffier faisant fonction avait avisé l'Attorney-General. Elle alloua 100 livres maltaises au requérant en guise de réparation.
314. Les défendeurs à l'action le commissaire de police, le greffier faisant fonction, l'Attorney-General et le premier ministre interjetèrent appel devant la Cour constitutionnelle.
315. Le 13 juin 1994, la haute juridiction infirma la décision de la première chambre du tribunal civil, estimant que ce qui s'était passé en réalité n'avait pas violé les droits fondamentaux garantis au requérant par l'article 5 § 3 de la Convention. Elle condamna en outre l'intéressé aux dépens.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Article 137 du code pénal
316. L'article 137 du code pénal maltais est ainsi libellé :
« Tout juge de police judiciaire qui, dans une affaire relevant de sa compétence, omet ou refuse d'examiner une plainte légitime contre une détention illégale, et tout officier de police judiciaire qui, à la suite d'une telle plainte déposée entre ses mains, reste en défaut de prouver qu'il en a avisé ses supérieurs dans un délai de vingt-quatre heures, encourent une condamnation à une peine d'emprisonnement de un à six mois. »
317. Dans la décision rendue par elle le 7 janvier 1998 dans l'affaire Carmelo Sant v. Attorney-General, la Cour constitutionnelle rejeta l'argument du demandeur selon lequel l'article 137 du code pénal prévoyait seulement une peine et non un recours. D'après elle, un examen de la manière dont cet article était appliqué devait faire parvenir à la même conclusion que celle à laquelle avait abouti le président John J. Cremona, qui, dans ses écrits universitaires, avait affirmé que si le droit ordinaire de Malte ne comportait pas, à proprement parler, un recours d'habeas corpus, il y avait dans le code pénal maltais deux dispositions, à savoir les articles 137 et 353, qui, lues conjointement, pouvaient être considérées comme offrant pour la sûreté individuelle une garantie d'effet équivalent.
318. Les parties devant la Cour européenne se sont référées aux exemples suivants d'affaires dans lesquelles l'article 137 a été invoqué.
Le 13 juin 1990, la première chambre du tribunal civil ordonna que Christopher Cremona, qui s'était rendu coupable de contempt of court, fût placé en détention pendant vingt-quatre heures. L'intéressé fit appel de la décision en s'appuyant sur l'article 1003 du code d'organisation judiciaire et de procédure civile. M. Cremona ayant invoqué l'article 137 du code pénal, l'Attorney-General invita le tribunal de police à ordonner à son greffier faisant fonction et au commissaire de police de traduire l'intéressé devant le tribunal et à enjoindre à l'un ou l'autre desdits fonctionnaires de libérer le détenu sur-le-champ. D'après l'Attorney-General, le recours formé par M. Cremona ayant un effet suspensif du jugement de condamnation, le maintien en détention de l'intéressé serait entaché d'illégalité. Le tribunal de police suivit les réquisitions de l'Attorney-General.
Ibrahim Hafes Ed Degwej, qui prit ultérieurement le nom de Joseph Leopold, invoqua l'article 137 du code pénal pour contester la légalité de la prolongation de sa détention, consécutive à une ordonnance d'expulsion. Il soutenait que la longue durée, par ailleurs indéfinie, de sa détention, qui avait débuté en novembre 1983, avait conféré à celle-ci un caractère illégal. Le 4 juillet 1995, le tribunal de police ordonna que l'Attorney-General fût avisé puis, celui-ci lui ayant fait connaître son avis, décida le même jour de rejeter la demande.
Le 28 avril 1997, Joachim sive Jack Spagnol s'appuya sur l'article 137 du code pénal pour attaquer la légalité de sa détention, décidée dans le cadre d'une enquête au sujet de ses avoirs, qui avaient été mis sous séquestre par décision de justice. Il soutenait que cela faisait anormalement longtemps qu'il se trouvait détenu. Il affirmait en outre posséder très peu de biens. Le 28 avril 1997, le tribunal de police communiqua le dossier à l'Attorney-General et s'abstint d'examiner plus avant la demande.
Le 5 octobre 1994, le tribunal de police rejeta une demande d'élargissement formée par Emanuela Brincat. Il s'exprima ainsi :
« Ainsi qu'il ressort du dossier, plusieurs demandes de mise en liberté ont été introduites devant le tribunal de police et devant le tribunal correctionnel, et elles ont toujours été examinées avec célérité ; cela démontre on ne peut plus clairement le caractère superflu et incompréhensible du premier paragraphe de la présente requête, où l'article 137 du code pénal est invoqué. » (retraduit de l'anglais)
319. Le Gouvernement soutient de surcroît que s'il apparaît au juge de police judiciaire que l'arrestation est illégale, le magistrat doit ordonner l'élargissement du détenu, cette obligation résultant de l'article 137 du code pénal. Toute personne à Malte a l'assurance que si elle est arrêtée elle ne sera pas détenue à ce titre pendant plus de quarante-huit heures, et sa comparution devant le juge de police judiciaire garantit que si elle a des observations à formuler elle pourra le faire en présence d'une personne totalement indépendante et non devant un représentant du ministère public. Pour libérer un détenu sur le fondement de l'article 137 du code pénal, le juge de police judiciaire n'a pas besoin d'entendre l'Attorney-General. Toutefois, dès lors qu'il s'agit d'une procédure contradictoire où la poursuite est assurée par la police, le juge de police judiciaire est supposé entendre celle-ci en qualité de partie, conformément au principe audi alteram partem et à celui de l'égalité des armes. Le pouvoir en cause est totalement distinct de celui d'ordonner une libération sous caution. Si le juge de police judiciaire estime l'arrestation illégale, il doit ordonner l'élargissement de la personne arrêtée, et la question de la libération sous caution ne se pose donc pas. Ce n'est que si rien ne montre que l'arrestation soit illégale que la question d'une libération sous caution peut surgir.