COUR D'APPEL DE BORDEAUX
DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 04 AVRIL 2024
N° RG 21/03490 - N° Portalis DBVJ-V-B7F-MFIT
Commune DE [Localité 8]
c/
MonsieurAa[Ab] [O]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 33063/02/21/19954 du 02/09/2021 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de BORDEAUX)
Madame [X] [I] épAause [O]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 33063/02/21/ 19909 du 02/09/2021 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de BORDEAUX)
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 1er juin 2021 (R.G. 19/10241) par le Tribunal judiciaire de BORDEAUX suivant déclaration d'appel du 18 juin 2021
APPELANTE :
Commune DE [Localité 8]
agissant poursuites et diligences de son maire en exercice, domicilié en cette qualité,
demeurant [… …]
Représentée par Me Valérie JANOUEIX de la SCP BATS - LACOSTE - JANOUEIX, avocat au barreau de BORDEAUX
assistée par Me Jacques BORDERIE, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMAaS :
[T] [O]
né le … … … à [Localité 4]
de … …,
… [… …]
[X] [I] épouAae [O]
née le … … … à [… …]
… … …,
… [… …]
Représentés par Me Blandine LECOMTE, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 20 février 2024 en audience publique, devant la cour composée de :
Monsieur Jacques BOUDY, Président,
Monsieur Alain DESALBRES, Conseiller,
Madame Christine DEFOY, Conseiller,
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Mme Mélody VIGNOLLE-DELTI
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'
article 450 alinéa 2 du code de procédure civile🏛.
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EXPOSÉ DU LITIGE
Par acte reçu le 13 octobre 2006 par Maître [Z] [J], Notaire à [Localité 9] (Gironde), les consorts [Aa] ont acquis au [Adresse 6] au [Localité 8]) une parcelle de terre en nature de friche non constructible, cadastrée section C n°[Cadastre 3] (désormais section BM [Cadastre 2]), située en zone naturelle protégée « N».
Non mentionné dans l'acte de vente bien que figurant au cadastre, était implanté depuis les années 1970 sur le terrain, un bâtiment à usage agricole non raccordé aux réseaux d'électricité, d'eau potable et de collecte des eaux usées.
Avec pour projet de changer la destination dudit bâtiment à usage d'habitation, Monsieur [T] [Aa] a entrepris, entre 2006 et 2008, sa transformation sans disposer d'autorisation.
C'est ainsi que le tribunal correctionnel de Bordeaux l'a condamné à une peine d'amende par jugement du 2 novembre 2011. La décision partiellement confirmée, la cour d'appel de Bordeaux, par arrêt du 4 octobre 2012, a toutefois dit n'y avoir lieu à la remise en état des lieux sous astreinte comme ordonné, l'incidence sociale de la mesure étant disproportionnée avec le but poursuivi.
Par décision du 2 novembre 2011, la cour administrative d'appel de Bordeaux a, par ailleurs, annulé la décision de Monsieur le maire de la commune [Localité 8] s'opposant au raccordement de la parcelle au réseau d'électricité.
Les travaux de transformation du bâtiment se poursuivant en dépit de toute autorisation, la commune [Localité 8] a assigné en référé les consorts [Aa] devant le tribunal de grande instance de Bordeaux.
Par ordonnance du 15 juillet 2019, le juge des référés a commis la SAS Bocchio et Associés, huissiers de justice à [Localité 4], pour procéder aux constatations matérielles contradictoires in situ par description et illustration de l'existence d'éléments de construction réalisés sans autorisation depuis le 1 er juillet 2009.
Un procès-verbal de constat a été dressé le 3 septembre 2019 par Maître [B] [D], huissier de justice à [Localité 4] (Gironde).
Par acte d'huissier délivré le 4 novembre 2019, la commune [Localité 8] a saisi le tribunal de grande instance de Bordeaux d'une action en démolition des constructions et aménagements réalisés par les consorts [Aa], en l'absence de toute autorisation et en méconnaissance des règles du plan local d'urbanisme pour avoir été édifiées en zone naturelle « N» sur le fondement des dispositions de l'
article L.480-14 du code de l'urbanisme🏛.
Par jugement en date du 1er juin 2021, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
- déclaré non prescrite l'action civile en démolition de l'extension en partie arrière de la construction existante et du puits,
- constaté que les constructions visées par l'action en démolition pour constituer un ensemble immobilier unique, sont susceptibles d'être régularisées,
- dit qu'il y a lieu de considérer comme disproportionnée la mesure de démolition sollicitée au regard du droit au respect à la vie privée et familiale et au domicile des consorAas [O],
- débouté la commune [Localité 8] de sa demande formulée en ce sens,
- laissé aux parties la charge de leurs dépens ;
- dit n'y avoir lieu à application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛,
- débouté les parties de leurs plus amples et contraires prétentions,
- ordonné l'exécution provisoire de la présente décision.
Par déclaration électronique en date du 18 juin 2021, la commune de [Localité 8] a interjeté appel de la décision.
Dans ses dernières conclusions en date du 21 décembre 2021, la commune [Localité 8] demande à la cour de :
- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Bordeaux du 1er juin 2021, sauf en ce qu'il a rejeté l'exception de prescription de l'action.
- condamner les époux [Aa] à démolir les ouvrages illicites édifiés sur la parcelle BM [Cadastre 1] (divisée de l'ancienne parcelle BM [Cadastre 2]) [Adresse 6] [Localité 8], sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt,
- rejeter les demandes exposées en cause d'appel par les intimés, notamment la fin de non-recevoir tirée de la prescription, la sollicitation d'un délai pour démolir et la réduction de l'astreinte.
- condamner les époux [Aa] à l'indemniser de ses frais irrépétibles (frais constat d'huissier, honoraires d'avocat) par le paiement d'une somme de 3000€.
- les condamner aux dépens.
Dans leurs dernières conclusions en date du 9 février 2024, Monsieur [T] [Aa] et Madame [X] [I] demandent à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
- déclaré Madame et Monsieur [Aa] recevables et bien fondés en leur argumentation,
- déclaré les constructions susceptibles de régularisation,
- dit et jugé que la démolition des constructions des époux [Aa] violerait de manière disproportionnée leur droit de propriété et à un logement décent,
- en conséquence, débouté la Commune [Localité 8] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
- réformer le jugement en ce qu'il a déclaré non prescrite l'action en démolition de l'extension arrière et du puits et, statuant à nouveau, la déclarer irrecevable car prescrite.
- condamner la commune [Localité 8] à verser à Maître Blandine Lecomte la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'
article 37 de la loi du 10 juillet 1991🏛,
A titre subsidiaire,
- leur accorder un délai de six mois à compter de la signification de la décision à intervenir pour faire démolir les constructions irrégulières,
- réduire à de plus justes proportions le montant de l'astreinte,
- réduire à de plus justes proportions la condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 février 2024.
Pour une plus ample connaissance du litige et des prétentions et moyens des parties, il est fait expressément référence aux dernières conclusions et pièces régulièrement communiquées par les parties.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la prescription de l'action en démolition,
Les époux [Aa] critiquent tout d'abord le jugement entrepris en ce qu'il a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription qu'ils ont opposée à l'action en démolition conduite par la commune [Localité 8].
Pour ce faire, ils rappellent les dispositions de l'article L480-14 du code de l'urbanisme qui précisent que l'action en démolition se prescrit par dix ans à compter de l'achèvement des travaux et qu'elle est donc en l'espèce prescrite puisque la partie arrière du bâtiment dont il est fait état dans le cadre de l'assignation, du 4 novembre 2019 était déjà présente en 2011 et qu'elle a été édifiée en 2008.
La commune [Localité 8] s'oppose à une telle argumentation et sollicite sur ce point la confirmation du jugement déféré, qui a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription, considérant que l'édification de la maison des époux [Aa] s'est faite au fur et à mesure du temps et que par conséquent la prescription n'est pas acquise.
Il résulte effectivement du procès-verbal d'infraction dressé le 10 mars 2010 par le responsable du service de l'urbanisme de la commune [Localité 8] que les travaux de construction de l'habitation des consorts [Aa] [I] ont débuté en 2006 et se sont poursuivis subséquemment puisqu'une extension en façade Ouest a été réalisée en 2013, tout comme un puits à proximité du garage. En outre, en 2018, une pergola en façade de la maison Ouest a été mise en place.
L'assignation au fond ayant été délivrée par la commune [Localité 8] le 4 novembre 2019, il en résulte que l'action en démolition diligentée par celle-ci n'est nullement prescrite de sorte que le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Sur le bien-fondé de l'action en démolition,
L'article L480-14 du code de l'urbanisme dispose que la commune ou l'établissement de coopération intercommunale compétent en matière de plan local d'urbanisme peut saisir le tribunal judiciaire en vue de faire ordonner la démolition ou la mise en conformité d'un ouvrage édifié ou installé sans l'autorisation exigée par le présent livre, en méconnaissance de cette autorisation ou pour les aménagements, installations et travaux dispensés de toute formalité au titre du présent code, en violation de l'article L421-8.
Le conseil constitutionnel estime que l'action en démolition fondée sur la disposition précitée est compatible avec le droit de propriété, tel que protégé par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Selon lui, cette action est justifiée par l'intérêt général qui s'attache au respect des règles d'urbanisme, lesquelles permettent la maîtrise par les collectivités publiques de l'occupation des sols et du développement urbain. Elle porte toutefois une atteinte disproportionnée au droit de propriété lorsque le juge ordonne la démolition, alors qu'il pourrait ordonner simplement à sa place la mise en conformité qui doit toutefois être acceptée par le propriétaire. .
En l'espèce, la commune [Localité 8] critique le jugement déféré qui l'a déboutée de son action en démolition et qui a considéré que les constructions visées constituaient un ensemble immobilier unique, susceptible d'être régularisé.
Celle-ci s'oppose à cette analyse, faisant valoir qu'une telle action est fondée sur l'intérêt général qui s'attache au respect des règles d'urbanisme, lesquelles permettent la maîtrise par les collectivités publiques de l'occupation des sols et du développement urbain.
Elle indique de plus que l'ensemble des éléments indivisibles et indissociables de la construction a été construit sans autorisation, alors qu'elle était requise en application de l'article L421-14 du code de l'urbanisme dans une zone naturelle, de sorte que la demande de démolition est pleinement fondée. Elle ajoute qu'en l'absence de toute demande de régularisation de la part des époux [Aa], la démolition est pleinement justifiée.
Les époux [Aa] pour leur part sollicitent la confirmation du jugement entrepris, en arguant de ce que la construction qu'ils ont édifiée en zone N est susceptible de régularisation et ne doit par conséquent pas être démolie. Pour établir le bien-fondé d'une telle prétention, ils énumèrent l'ensemble des éléments constituant l'habitation litigieuse (terrasse, pergola, menuiseries et volets roulants, extension en partie arrière, garage, puits) pour conclure de plus fort à leur caractère régularisable.
A ce titre, le jugement déféré, bien que reconnaissant que toutes les constructions litigieuses ont été réalisées sans autorisation a néanmoins considéré qu'elles ne devaient pas être détruites, dès lors qu'elles étaient régularisables, car conformes au plan local d'urbanisme.
S'il est exact qu'en vertu du plan local d'urbanisme de la commune [Localité 8], et plus particulièrement de son article N2, sont autorisées, sous conditions particulières, la restauration et le changement de destination d'une construction existante pour un usage d'habitation, de commerce, de service, de gîte ou d'artisanat, sous réserve que les réseaux publics le permettent, il n'est pas pour autant acquis, contrairement à ce qui a été jugé en première instance, que les constructions réalisées par les époux [Aa] soient conformes au plan local d'urbanisme, cette question en tout état de cause relevant de la compétence des juridictions administratives.
Ce qui est certain a contrario c'est que l'ensemble des constructions citées par les intimés constituent des éléments indivisibles et indissociables de la maison d'habitation des époux [Aa] et ont été édifiés sans autorisation, alors que cette dernière était normalement requise en application de l'article L421-14 du code de l'urbanisme dans une zone naturelle.
A supposer que ces constructions soient régularisables, ce qui n'est nullement démontré avec certitude en l'espèce, force est de constater que les époux [Aa], dûment informés du caractère irrégulier de leur construction, n'ont jamais engagé une quelconque démarche après de la commune [Localité 8] pour voir régulariser leur situation, ce qui démontre à tout le moins leur négligence, voire leur mauvaise foi.
Ils n'ont pas davantage donné leur accord à une éventuelle régularisation.
Dans ces conditions, en l'absence de toute volonté de régularisation exprimée par les intimés, la sanction de la démolition est encourue sous réserve toutefois de ne pas contrevenir aux dispositions de l'
article 8 de la convention européenne des droits de l'homme🏛 et de ne pas constituer une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée et au domicile.
A ce titre, les époux [Aa] soutiennent qu'une démolition de l'immeuble ainsi édifié constituerait une atteinte disproportionnée au respect de leur vie privée et familiale, dès lors qu'ils y habitent depuis 2006 ainsi que leurs enfants et qu'ils font partie par ailleurs de la communauté des gens du voyage de sorte qu'ils ne disposent pas de moyens suffisants pour se reloger.
Or, force est de constater que les époux [Aa] ne produisent aucune pièce au dossier de nature à établir qu'ils ont fait de la construction litigieuse leur habitation principale et qu'ils y vivent au quotidien avec leurs enfants; Pas davantage, ils ne versent aux débats d'éléments probants pour démontrer qu'en tant que membres de la communauté des gens du voyage, ils auront les plus grandes difficultés à se reloger.
Ils se trouvent donc défaillants dans la charge de la preuve aux fins d'établir que la démolition de leur maison aurait pour effet de porter une atteinte disproportionnée au respect de leur vie privée.
Dans ces conditions, au regard de la violation manifeste par les époux [Aa] des dispositions du droit de l'urbanisme qui portent atteinte à l'intérêt général et à la nécessité d'assurer la protection des zones naturelles boisées, il y a lieu d'infirmer le jugement déféré et d'ordonner la démolition des ouvrages illicites édifiés sur la parcelle BM [Cadastre 1] (divisée de l'ancienne parcelle BM[Cadastre 2]), [Adresse 6] [Localité 8].
La commune appelante demande en outre que cette démolition se fasse sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt.
Les époux [Aa] pour leur part demandent de voir réduire le montant de l'astreinte sollicitée au regard de leurs capacités financières limitées.
En l'espèce, le prononcé d'une astreinte s'avère nécessaire pour assurer la bonne exécution de la décision susvisée. La démolition sera donc ordonnée sous astreinte de 150 euros par jour de retard passé un délai de six mois suivant la signification de la présente décision et pour une durée de six mois, passé laquelle il pourra être à nouveau statué;
Sur les autres demandes,
Les dispositions concernant l'article 700 du code de procédure civile et les dépens seront également infirmées.
Les époux [Aa] seront condamnés à payer à la commune de Pian-Médoc la somme de 3000 euros, en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance qui seront recouvrés conformément aux dispostions sur l'aide juridictionnelle.
Les époux [Aa] seront déboutés de leurs demandes formées à ces titres.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire, mise à disposition au greffe et en dernier ressort,
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, à l'exception de celle ayant déclaré non prescrite l'action civile en démolition de la commune [Localité 8],
Statuant à nouveau,
Ordonne la démolition des ouvrages illicites édifiés sur la parcelle BM [Cadastre 1] (divisée de l'ancienne parcelle BM14), [Adresse 6] à [Localité 8] appartenant à M. [T] [Aa] et à Mme [X] [I], épouse [Aa], sous astreinte de 150 euros par jour de retard passé le délai de six mois à compter de la signification de l'arrêt et durant un délai de six mois, passé lequel il sera à nouveau statué,
Y ajoutant,
Condamne M. [T] [Aa] et à Mme [X] [I], épouse [Aa] à payer à la commune de [Localité 8] la somme de 3000 euros, en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [T] [Aa] et à Mme [X] [I], épouse [Aa] aux entiers dépens; qui seront recouvrés conformément aux dispositions sur l'aide jurdictionnelle
Déboute M. [T] [Aa] et à Mme [X] [I], épouse [Aa] de leurs demandes formées à ces titres.
La présente décision a été signée par Monsieur Jacques BOUDY, président, et Madame Mélody VIGNOLLE-DELTI, greffier, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LE PRESIDENT