Cour européenne des droits de l'homme30 janvier 1998
Requête n°133/1996/752/951
Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie
AFFAIRE PARTI COMMUNISTE UNIFIÉ DE TURQUIE ET AUTRES c. TURQUIE
(133/1996/752/951)
ARRÊT
STRASBOURG
30 janvier 1998
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une grande chambre
Turquie dissolution d'un parti politique par la Cour constitutionnelle
I. article 11 de la convention
A. Applicabilité de l'article 11
Libellé de l'article 11 : syndicats ne sont qu'un exemple parmi d'autres de la forme que peut prendre l'exercice du droit à la liberté d'expression.
Les partis politiques représentent une forme d'association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie eu égard à l'importance de celle-ci dans le système de la Convention, ils relèvent sans aucun doute de l'article 11.
Une association ne se trouve pas soustraite à l'empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d'un Etat et appeler des mesures restrictives article 1 de la Convention : ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l'empire de la Convention l'organisation institutionnelle et politique des Etats membres doit respecter les droits et principes inscrits dans la Convention conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits individuels : inhérente au système de la Convention.
Protection de l'article 11 : s'étend à toute la durée de vie des associations, leur dissolution par les autorités devant satisfaire aux exigences du paragraphe 2.
B. Observation de l'article 11
1. Existence d'une ingérence
Dans le chef des trois requérants.
2. Justification de l'ingérence
a) « Prévue par la loi »
Non contesté.
b) But légitime
Protection de la « sécurité nationale ».
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
L'article 11 doit s'envisager aussi à la lumière de l'article 10 en tant que leurs activités participent d'un exercice collectif de la liberté d'expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11.
Contribution irremplaçable des partis politiques au débat politique, lequel se trouve au cur même de la notion de société démocratique.
Démocratie: élément fondamental de « l'ordre public européen » préambule à la Convention : lien très clair entre la Convention et la démocratie démocratie : unique modèle politique envisagé par la Convention et compatible avec elle certaines dipositions de la Convention reconnues par la Cour comme caractéristiques de la société démocratique.
Exceptions visées à l'article 11 : appellent, à l'égard de partis politiques, une interprétation stricte marge d'appréciation réduite, doublée d'un contrôle européen rigoureux.
ii. Application au cas d'espèce
TBKP dissous sur la seule base de ses statuts et programme, avant même d'avoir pu entamer ses activités.
Nom que se donne un parti politique : ne saurait, en principe, justifier une mesure aussi radicale que la dissolution, à défaut d'autres circonstances pertinentes et suffisantes absence d'éléments propres à démontrer qu'en choisissant de s'appeler « communiste », le TBKP avait opté pour une politique qui représentait une réelle menace pour la société ou l'Etat turcs.
Programme du TBKP quant aux citoyens d'origine kurde une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d'une partie de la population d'un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés.
Absence d'éléments permettant de conclure, en l'absence de toute activité du TBKP, à une quelconque responsabilité de celui-ci pour les problèmes que pose le terrorisme en Turquie non-lieu à faire jouer l'article 17.
Conclusion : violation (unanimité).
II. articles 9, 10, 14 et 18 de la convention
Griefs non maintenus dans la procédure devant la Cour.
Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).
iii. articles 1 et 3 du protocole n° 1
Mesures attaquées : effets accessoires de la dissolution du TBKP.
Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).
iv. article 50 de la convention
A. Dommage moral
TBKP : absence de lien de causalité avec la violation constatée.
MM. Sargýn et Yaðcý : suffisamment compensé par le constat de violation.
B. Frais et dépens
Remboursement partiel.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser aux requérants une certaine somme pour frais et dépens (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
14.11.1960 et 1.7.1961, Lawless c. Irlande ; 7.12.1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark ; 7.12.1976, Handyside c. Royaume-Uni ; 18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 6.9.1978, Klass et autres c. Allemagne ; 26.4.1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) ; 13.5.1980, Artico c. Italie ; 13.8.1981, Young, James et Webster c. Royaume-Uni ; 8.7.1986, Lingens c. Autriche ; 2.3.1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique ; 7.7.1989, Soering c. Royaume-Uni ; 23.4.1992, Castells c. Espagne ; 29.10.1992, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande ; 16.12.1992, Hadjianastassiou c. Grèce ; 24.11.1993, Informationsverein Lentia et autres c. Autriche ; 23.9.1994, Jersild c. Danemark ; 23.3.1995, Loizidou c. Turquie ; 26.9.1995, Vogt c. Allemagne ; 16.9.1996, Akdivar et autres c. Turquie ; 25.11.1996, Wingrove c. Royaume-Uni ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie ; 1.7.1997, Gitonas et autres c. Grèce
En l'affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
R. Macdonald,
C. Russo,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
J. Makarczyk,
P. Kûris,
U. Lôhmus,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 septembre 1997 et 27 janvier 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 19392/92) dirigée contre la République turque et dont un parti politique, le Parti communiste unifié de Turquie, ainsi que deux ressortissants de cet Etat, MM. Nihat Sargýn et Nabi Yaðcý, avaient saisi la Commission le 7 janvier 1992 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) de la Convention et 32 du règlement A. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 11 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont déclaré qu'ils souhaitaient participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30), que le président a autorisés à employer la langue turque dans la procédure tant écrite qu'orale (article 27 § 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, C. Russo, I. Foighel, A.N. Loizou, J. Makarczyk, P. Kûris et P. van Dijk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 3 juin 1997 et celui du Gouvernement le 18 juin.
5. Le 28 août 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. R. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, R. Pekkanen et R. Macdonald (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le même jour, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. F. Matscher, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber et M. U. Lôhmus (article 51 § 2 c)). Ultérieurement, MM. Ryssdal et Walsh se sont vus empêchés de participer à l'examen de la cause (articles 24 § 1 et 51 § 3) et M. Bernhardt a remplacé M. Ryssdal à la présidence de la grande chambre (articles 21 § 6 et 51 § 6).
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 23 septembre 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. A. Gündüz, professeur de droit international,
université de Marmara, agent,
Mme D. Akçay, adjointe au Représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l'Europe,
MM.M. Özmen, ministère des Affaires étrangères,
ª. Alpaslan, docteur en droit,
A. Kaya, ministère de la Justice,
Mlles A. Emüler, ministère des Affaires étrangères,
Y. Renda, ministère des Affaires étrangères,
Mme N. Ayman, ministère de l'Intérieur,
M. N. Alkan, ministère de l'Intérieur, conseils ;
pour la Commission
M. N. Bratza, délégué ;
pour les requérants
Mes G. Dinç, avocat au barreau d'Izmir,
E. Sansal, avocat au barreau d'Ankara, conseils.
La Cour a entendu M. Bratza, Me Dinç, Me Sansal, Mme Akçay et M. Özmen.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. Le Parti communiste unifié de Turquie (« le TBKP »), premier requérant, est un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle (paragraphe 10 ci-dessous).
MM. Nihat Sargýn et Nabi Yaðcý, les deuxième et troisième requérants, étaient respectivement président et secrétaire général du TBKP. Ils résident à Istanbul.
8. Le TBKP fut fondé le 4 juin 1990. Le même jour, ses statuts et son programme furent examinés par le parquet près la Cour de cassation quant à leur compatibilité avec la Constitution et la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques (« la loi n° 2820 », paragraphe 12 ci-dessous).
A. La demande en dissolution du TBKP
9. Le 14 juin 1990, alors que le TBKP s'apprêtait à participer aux éléctions législatives, le procureur général près la Cour de cassation (« le procureur général ») requit auprès de la Cour constitutionnelle la dissolution du TBKP. Il lui reprochait d'avoir voulu établir l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres (articles 6, 10, 14 et 68 ancien de la Constitution et 78 de la loi n° 2820), d'avoir adopté, dans le nom du parti, le terme « communiste », prohibé par l'article 96 § 3 de la loi n° 2820, d'avoir poursuivi des activités propres à porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation (articles 2, 3, 66 et 68 ancien de la Constitution, et 78 et 81 de la loi n° 2820) et d'avoir déclaré être le successeur d'un parti politique antérieurement dissous, le Parti ouvrier turc (article 96 § 2 de la loi n° 2820).
A l'appui de sa demande, le procureur général invoqua notamment certains passages du programme du TBKP, tirés pour la plupart du chapitre intitulé : « Pour la solution pacifique, démocratique et équitable du problème kurde » ; ce chapitre était libellé comme suit :
« L'existence des Kurdes et leurs droits légitimes ont été niés depuis la fondation de la République, alors que la guerre nationale d'indépendance a été menée avec eux. A la prise de conscience nationale kurde, les forces dirigeantes ont répondu par des interdictions, l'oppression et la terreur. Les politiques racistes, militaristes et chauvinistes ont aggravé le problème kurde. Ce fait constitue en même temps un obstacle à la démocratisation de la Turquie et sert les plans des forces impérialistes et militaristes internationales visant à accroître la tension au Moyen-Orient, à opposer les peuples et à pousser la Turquie dans des aventures militaires.
Le problème kurde est un problème d'ordre politique résultant de la négation de l'existence, de l'identité nationale et des droits du peuple kurde. Il ne peut donc être résolu par l'oppression, la terreur et les méthodes militaires. Le recours à la violence entraîne que le droit à l'autodétermination, droit naturel et inaliénable de tout peuple, n'est pas exercé en commun mais de manière séparée et unilatérale. Le remède à ce problème est politique. Pour que l'oppression et la discrimination de la nation kurde cessent, les Turcs et les Kurdes doivent s'unir.
Le TBKP uvrera pour que le problème kurde trouve une solution pacifique, démocratique et équitable, pour que les populations kurde et turque vivent ensemble de leur plein gré à l'intérieur des frontières étatiques de la République turque, sur le fondement de l'égalité de droits et en vue de leur restructuration démocratique sur la base de leurs intérêts communs.