Cour européenne des droits de l'homme29 juillet 1998
Requête n°43/1997/827/1033
Omar c. France
AFFAIRE OMAR c. FRANCE
CASE OF OMAR v. FRANCE
(43/1997/827/1033)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
29 juillet 1998
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une grande chambre
France irrecevabilité d'un pourvoi en cassation, faute pour des condamnés d'avoir déféré aux mandats d'arrêt décernés à leur encontre
I. Article 6 § 1 de la convention
Rappel de la jurisprudence de la Cour en matière de droit d'accès à un tribunal.
Irrecevabilité d'un pourvoi en cassation, fondée uniquement sur le fait que le demandeur ne s'est pas constitué prisonnier en exécution de la décision de justice faisant l'objet du pourvoi, qui ne peut être considérée comme définitive, porte atteinte à la substance même du droit de recours charge disproportionnée imposée au demandeur, rompant le juste équilibre qui doit exister entre le souci légitime d'assurer l'exécution des décisions de justice et le droit d'accès au juge de cassation et l'exercice des droits de la défense.
Rôle crucial de l'instance en cassation, qui constitue une phase particulière de la procédure pénale dont l'importance peut se révéler capitale pour l'accusé.
Dans son arrêt Poitrimol, la Cour avait dit que « l'irrecevabilité du pourvoi, pour des raisons liées à la fuite du requérant, s'analysait (...) en une sanction disproportionnée (...) ».
Il en est ainsi à plus forte raison en l'espèce : aucun des trois requérants ne tenta de se soustraire à l'exécution des mandats d'arrêt ils n'assistèrent pas au prononcé de l'arrêt de la cour d'appel, mais aucun texte de loi ne les y obligeait à tout moment, il était loisible à la police de se saisir de leurs personnes, ce qu'elle fit d'ailleurs en ce qui concerne l'un d'eux entrave excessive à leur droit d'accès à un tribunal et, donc, à leur droit à un procès équitable.
Conclusion : violation (dix-huit voix contre trois).
II. Article 50 de la convention
A. Préjudice
Aucun lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué. Quant au dommage moral allégué par l'un des trois requérants, aucun rapport entre la circonstance invoquée par ce dernier et l'irrecevabilité du pourvoi en cassation rejet.
B. Frais et dépens
Remboursés en partie.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme aux requérants (dix-neuf voix contre deux).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
17.1.1970, Delcourt c. Belgique ; 21.2.1975, Golder c. Royaume-Uni ; 28.5.1985, Ashingdane c. Royaume-Uni ; 23.11.1993, Poitrimol c. France ; 21.9.1994, Fayed c. Royaume-Uni ; 13.7.1995, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni ; 4.12.1995, Bellet c. France ; 23.10.1996, Levages Prestations Services c. France
En l'affaire Omar c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
L.-E. Pettiti,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
A.N. Loizou,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
P. Jambrek,
K. Jungwiert,
P. Kûris,
E. Levits,
J. Casadevall,
P. van Dijk,
M. Voicu,
V. Butkevych,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 mars et 24 juin 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») et par le gouvernement français (« le Gouvernement ») les 16 avril et 7 juillet 1997 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 24767/94) dirigée contre la République française et dont trois ressortissants de nationalité algérienne, MM. Cheniti, Kamal et Hassane Omar, avaient saisi la Commission le 27 juillet 1994 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) et la requête du Gouvernement à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont chacun exprimé le désir de participer à l'instance et ont désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A) ; le 28 avril 1997, en présence du greffier, M. R. Ryssdal, président de la Cour, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, G. Mifsud Bonnici, K. Jungwiert, P. Kûris, E. Levits et P. van Dijk (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4. Le 2 juin 1997, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de confier l'affaire Guérin c. France à la chambre déjà constituée pour connaître de la présente affaire (article 21 § 7 du règlement A).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les avocats des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 19 novembre 1997 et celui du Gouvernement le 14 décembre 1997.
6. Le 22 octobre 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les membres de la chambre originaire ainsi que les quatre membres suppléants de celle-ci, à savoir Sir John Freeland, M. M. Voicu, M. J. De Meyer et M. J. Makarczyk (article 51 § 2 a) et b)). Le 25 octobre 1997, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. A. Spielmann, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. I. Foighel, M. A.N. Loizou, M. L. Wildhaber et M. V. Butkevych (article 51 § 2 c)). M. Ryssdal étant décédé le 18 février 1998, M. Bernhardt l'a remplacé en qualité de président de la grande chambre, et M. P. Jambrek s'est vu appelé à y siéger. Par la suite, M. J. Casadevall a remplacé M. Valticos, empêché.
Le 22 janvier 1998, la Commission a produit des pièces de la procédure suivie devant elle ; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
7. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats consacrés à cette affaire et à l'affaire Guérin c. France se sont déroulés en public le 23 mars 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. J.-F. Dobelle, directeur adjoint des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme M. Dubrocard,
M. B. Nédélec, magistrats détachés à la direction
des affaires juridiques du ministère
des Affaires étrangères, conseillers ;
pour la Commission
M. L. Loucaides, délégué ;
pour les requérants
Mes J.-L. Cacheux,
L. Boré, avocats à la cour d'appel de Lyon, conseils ;
pour M. Guérin
Me A. Lyon-Caen, avocat au Conseil d'Etat
et à la Cour de cassation, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Loucaides, Me Lyon-Caen, Me Cacheux, Me Boré et M. Dobelle, ainsi qu'en la réponse de ce dernier à la question d'un des juges.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Ressortissant algérien né en 1931, M. Cheniti Omar est retraité et domicilié à Lyon.
Ses deux fils, Hassane et Kamal Omar, également de nationalité algérienne, nés respectivement en 1959 et en 1962, étaient artisans du bâtiment à l'époque des faits.
A. La procédure d'instruction
9. Les trois requérants furent inculpés en octobre 1989 pour avoir sciemment apporté leur concours à des opérations de placement, de dissimulation ou de conversion de fonds provenant du commerce illicite de stupéfiants. Cheniti Omar fut placé en détention provisoire du 13 octobre au 3 novembre 1989, Kamal et Hassane Omar du 13 octobre au 8 décembre 1989, dates auxquelles ils furent remis en liberté sous contrôle judiciaire.
10. Le 14 juin 1990, le juge d'instruction commit un expert avec pour mission d'examiner la comptabilité des diverses entreprises et les comptes de la famille Omar. L'expert remit son rapport principal le 8 mars 1991 et un rapport complémentaire le 29 avril 1991.
B. La procédure de jugement
1. Devant le tribunal correctionnel de Lyon
11. Par une ordonnance du 23 mai 1991, les requérants furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Lyon. Le 19 novembre 1991, celui-ci condamna Cheniti Omar à quatre ans d'emprisonnement, dont quarante-deux mois avec sursis, et Kamal et Hassane Omar à cinq ans d'emprisonnement chacun, en décernant un mandat d'arrêt à leur encontre.
Le tribunal estima notamment que le délit de blanchiment de capitaux provenant d'un trafic de stupéfiants était établi par l'absence d'explications convaincantes des prévenus quant à l'origine des revenus importants de la famille, l'expert ayant relevé l'existence de soixante-sept comptes bancaires, totalisant un patrimoine de plus de trois millions de francs, dont la provenance ne pouvait s'expliquer par la seule activité des sociétés commerciales ou immobilières appartenant aux prévenus, même si ceux-ci, en cours d'information, avaient fait valoir que leur enrichissement trouvait sa source dans l'exercice non déclaré au fisc de leurs activités professionnelles.
2. Devant la cour d'appel de Lyon
12. Les trois requérants firent appel de ce jugement en demandant une nouvelle expertise de leurs comptes.
13. Le 1er octobre 1992, l'affaire fut examinée au cours d'une audience contradictoire, à laquelle participèrent les prévenus.
14. Par un arrêt du 16 février 1993, la cour d'appel de Lyon confirma en tous points le jugement entrepris en ce qui concernait la condamnation à cinq ans d'emprisonnement infligée à Kamal et Hassane Omar et porta la condamnation infligée à Cheniti Omar à cinq ans de prison. Elle décerna également des mandats d'arrêt contre chacun des trois requérants en vue d'assurer l'exécution des peines prononcées contre eux. Les intéressés, bien que régulièrement informés de la date de prononcé de l'arrêt, n'étaient pas présents.
3. Devant la Cour de cassation
15. Par l'intermédiaire d'un avocat à la Cour de cassation, les trois condamnés formèrent un pourvoi en cassation dans le délai de cinq jours francs prévu par l'article 568 du code de procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessous). Aucun des requérants ne déféra aux mandats d'arrêt décernés, mais Cheniti Omar fut arrêté par la police sur son lieu de travail le 27 mai 1993 et le mandat d'arrêt décerné contre lui fut exécuté.
16. Le 7 février 1994, la Cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable par les motifs suivants :
« qu'il résulte des principes généraux de la procédure pénale que le condamné qui n'a pas obéi à un mandat d'arrêt décerné contre lui n'est pas en droit de se faire représenter pour se pourvoir en cassation ; qu'il ne peut en être autrement que s'il était justifié de circonstances l'ayant mis dans l'impossibilité absolue de se soumettre en temps utile à l'action de la justice [et] que tel n'étant pas le cas en l'espèce pour les trois demandeurs, qui ont fait l'objet de mandats d'arrêt après avoir comparu à l'audience des débats, leur pourvoi formé par l'intermédiaire d'un avoué à la Cour doit être déclaré irrecevable. »
17. En avril et septembre 1994, Kamal et Hassane Omar furent interpellés et les mandats d'arrêt décernés contre eux furent exécutés.
18. Les 15 et 17 mai 1995, le préfet du Rhône prit des arrêtés d'expulsion à leur encontre.
II. Le droit et la pratique interneS pertinents
A. Généralités
19. En droit français, le pourvoi en cassation, voie de recours exceptionnelle, est ouvert à toute personne ayant intérêt, qui aura formé son recours dans les délais, contre toute décision juridictionnelle rendue en dernier ressort.
20. L'article 576 du code de procédure pénale, qui réglemente les formes de pourvoi, dispose :
« La déclaration de pourvoi doit être faite au greffier de la juridiction qui a rendu la décision attaquée.
Elle doit être signée par le greffier et par le demandeur en cassation lui-même ou par un avoué près la juridiction qui a statué, ou par un fondé de pouvoir spécial ; dans ce dernier cas, le pouvoir est annexé à l'acte dressé par le greffier (
)
(
) »
21. L'article 568 du même code est ainsi rédigé :
« Le ministère public et toutes les parties ont cinq jours francs après celui où la décision attaquée a été prononcée pour se pourvoir en cassation. »