Cour européenne des droits de l'homme12 juillet 2001
Requête n°33071/96
Malhous c. République tchèque
AFFAIRE MALHOUS c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requête n° 33071/96)
ARRÊT
STRASBOURG
Le 12 juillet 2001
En l'affaire Malhous c. République tchèque,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. C.L. Rozakis,
A. Pastor Ridruejo,
P. Kûris,
Mmes F. Tulkens,
V. Stránická,
MM. C. Bîrsan,
P. Lorenzen,
K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
MM. J. Casadevall,
M. PellonpÄÄ,
Mme H.S. Greve,
MM. A.B. Baka,
R. Maruste,
Mme Botoucharova, juges,
ainsi que de M. M. de Salvia, jusrisconsulte, pour le greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 juin 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 33071/96) dirigée contre la République tchèque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jan Malhous (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 10 mai 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant étant décédé le 1er mai 1998, la Cour a reconnu à M. Jan Bouèek, neveu et héritier désigné du défunt, qualité pour reprendre l'instance.
2. Le requérant puis ultérieurement M. Bouèek, qui se sont vu accorder l'assistance judiciaire, ont été représentés devant la Cour par Me Thomá Schönfeld, avocat inscrit au barreau de Prague. Le gouvernement tchèque (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Emerich Slavík, du ministère de la Justice.
3. M. Malhous alléguait dans sa requête que ses droits de propriété avaient été violés dans une procédure en restitution et qu'il n'avait pas bénéficié, dans le cadre de celle-ci, d'une audience publique devant un tribunal indépendant et impartial.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date à laquelle le Protocole n° 11 à la Convention est entré en vigueur (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 11 mai 1999, une chambre de cette section composée de Sir Nicolas Bratza, M. J.-P. Costa, M. L. Loucaides, M. P. Kûris, M. K. Jungwiert, Mme H.S. Greve, M. W. Fuhrmann, M. K. Traja, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'étant opposée au dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7. Par une décision du 13 décembre 2000, rendue à la suite d'une audience consacrée tant aux questions de recevabilité qu'à celles de fond (article 54 § 4 du règlement), la Grande Chambre a déclaré la requête partiellement recevable dans la mesure où elle concernait le grief fondé par le requérant sur l'article 6 § 1 de la Convention et consistant à dire qu'il n'avait pas bénéficié d'une audience publique dans la procédure en restitution litigieuse.
8. M. Bouèek et le Gouvernement ont chacun déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire. La Grande Chambre ayant décidé après avoir consulté les parties qu'il ne s'imposait pas de tenir une audience consacrée aux questions de fond (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont répondu par écrit aux observations l'une de l'autre. M. Bouèek a déposé une demande de satisfaction équitable au titre de l'article 41 de la Convention, au sujet de laquelle le Gouvernement a soumis des observations.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. En juin 1949, des parcelles de terres agricoles dont le père du requérant était propriétaire furent expropriées par l'ancien conseil national de district (okresní národní výbor) de Doksy en vertu de la loi tchécoslovaque n° 46/1948 sur la nouvelle réforme agraire (« la loi de 1948 »). Le père du requérant ne fut jamais indemnisé. En 1957, certaines des parcelles concernées devinrent la propriété de personnes physiques au terme d'une procédure d'attribution menée conformément à la loi de 1948. En 1977, le père du requérant décéda, et les droits de ce dernier sur ses biens furent confirmés.
10. Après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie fut adoptée une loi (n° 229/1991) portant ajustement des droits de propriété concernant les terres agricoles et autres biens agricoles (zákon o pùdì « la loi sur la propriété foncière »), qui entra en vigueur le 24 juin 1991. Elle prévoyait que la loi de 1948 n'était plus applicable et que, sous certaines conditions, les biens confisqués sans indemnisation sur son fondement pouvaient être restitués à leurs anciens propriétaires ou à leurs héritiers s'ils étaient toujours en possession de l'Etat ou d'une personne morale. En revanche, si la propriété en avait été cédée à des personnes physiques, les anciens propriétaires ou leurs héritiers ne pouvaient hormis dans certains cas exceptionnels réclamer que l'attribution de biens équivalents ou une compensation financière.
11. Sur la base de la loi sur la propriété foncière, le requérant conclut, le 10 décembre 1993 et le 4 mai 1994 respectivement, deux accords de restitution avec deux personnes morales (l'entreprise forestière d'Etat de Hradec Králové et la coopérative agricole de Líny-Krásná Ves). Par deux décisions du 12 octobre 1994, le bureau foncier (pozemkový úøad) de Mladá Boleslav (ci-après : « le bureau foncier ») refusa de les entériner. Se référant à l'article 32 § 2 de la loi sur la propriété foncière, il constata que certaines des parcelles avaient été attribuées à d'autres personnes physiques en vertu de la loi de 1948 et que celles-ci avaient établi leurs droits de propriété en produisant leurs titres de cession. Le bureau foncier basa ses décisions sur les documents suivants ; la décision rendue par l'ancien notaire d'Etat (státni notáøství) de Mladá Boleslav le 26 mai 1977 concernant la succession du père du requérant, la décision rendue par l'ancien conseil national de district de Doksy le 7 juin 1949 concernant l'expropriation des biens appartenant au père du requérant, le compte rendu établi par l'ancien conseil national local (místní národní výbor) de Líny le 7 novembre 1949 concernant la procédure déclanchée par le recours formé par le père du requérant contre l'expropriation, la décision rendue par l'ancien conseil national régional (krajský národní výbor) de Liberec le 29 novembre 1949, laquelle modifiait la décision relative à l'expropriation, et l'extrait (výpis) du registre foncier (pozemková kniha) relatif aux districts de Líny et de Krásná Ves. Le bureau foncier avait également à sa disposition des copies des titres de cession établis par le bureau du registre foncier (katastrální úøad) de Mladá Boleslav le 23 septembre 1994.
12. Le bureau foncier tint une audience le 12 octobre 1994. Ainsi qu'il ressort du texte de l'assignation délivrée par lui le 28 septembre 1994, il y convia le requérant et son avocat, les représentants de l'entreprise forestière d'Etat et de la coopérative agricole, et ceux du Fonds agricole (Pozemkový fond) de Mladá Boleslav. D'après le compte rendu des débats, seuls le requérant et les représentants de l'entreprise forestière d'Etat et de la coopérative agricole assistèrent à l'audience. Le requérant refusa de formuler la moindre observation sur la question de la procédure administrative et ne signa pas le compte rendu. Les représentants des deux personnes morales précitées quittèrent le prétoire avant la fin de l'audience.
13. Le 11 novembre 1994, le requérant saisit le tribunal municipal (mìstský soud) de Prague (ci-après : « le tribunal municipal ») de recours dirigés contre les deux décisions. Il réclamait la restitution de l'ensemble de ses biens, contestant pour certains d'entre eux que les particuliers concernés eussent démontré qu'ils en avaient acquis la propriété et demandant à pouvoir consulter les actes de cession en cause.
14. Le 31 mai 1995, le tribunal municipal joignit les deux recours et confirma les décisions administratives du 12 octobre 1994. Il jugea que le bureau foncier avait à bon droit refusé d'entériner les accords de restitution dans leur ensemble dès lors qu'ils couvraient également des biens dont la propriété avait été transférée à des personnes physiques, ce qui en excluait la restitution à leurs propriétaires originaires. Cela avait été établi sur la base de l'ensemble des documents pertinents, y compris les actes de cession, qui figuraient dans les dossiers administratifs. En vertu de l'article 23 § 1 du code de procédure administrative, le requérant aurait pu consulter ces documents à toute époque au cours de la procédure administrative s'il l'avait souhaité. Le tribunal municipal considéra qu'il ne s'imposait pas de tenir une audience dans la cause, dès lors que les faits avaient été correctement établis par l'autorité administrative et que seuls des points de droit restaient à trancher devant lui. Il se référa sur ce point à l'article 250 f) du code de procédure civile.
15. L'affaire fut renvoyée au bureau foncier en application de l'article 9 § 3 de la loi sur la propriété foncière (paragraphe 25 ci-dessous). Ledit organe rendit une nouvelle décision le 25 juillet 1995. Conformément à l'avis du tribunal municipal, par lequel il était lié en vertu de l'article 250 r) du code de procédure civile, il confirma les droits de propriété du requérant à l'égard de certaines parcelles qui n'avaient pas été attribuées à des personnes physiques en vertu de la loi de 1948. Dans le même temps, il informa le requérant qu'en vertu des articles 11 ou 16 de la loi sur la propriété foncière il pouvait solliciter une indemnisation pour les parcelles ne pouvant lui être restituées.
16. Les 14 septembre et 15 octobre 1995, le requérant forma un recours constitutionnel (ústavní stínost) dans lequel il alléguait notamment que ses droits de propriété avaient été violés, qu'il n'avait pas eu la possibilité de produire de nouveaux éléments de preuve et que le tribunal municipal ne l'avait pas informé de sa décision de joindre les deux affaires. Il invoquait notamment les articles 36 et 38 de la Charte des droits et libertés fondamentaux (Listina základních práv a svobod).
17. Le 29 novembre 1995, la Cour constitutionnelle (Ústavní soud) rejeta le recours pour défaut manifeste de fondement. Elle considéra que les droits constitutionnels du requérant à une procédure juridictionnelle équitable n'avaient pas été violés par la manière dont le tribunal municipal avait examiné le recours de l'intéressé. Compte tenu de la nature spéciale du contrôle juridictionnel des décisions administratives, la fonction du tribunal était limitée à une nouvelle appréciation juridique de l'affaire sur la base des faits établis par l'autorité administrative. Le requérant n'avait pas invoqué des preuves écartées par le bureau foncier, et, se bornant à exprimer son mécontentement à l'égard de la décision de cet organe, il n'avait soulevé aucune objection valable concernant les faits tels que celui-ci les avait établis. Par ailleurs, le tribunal municipal n'avait pas enfreint le droit constitutionnel en tranchant la cause sans tenir d'audience puisque l'article 250 f) du code de procédure civile prévoyait cette possibilité dans les cas où l'affaire ne concernait que l'appréciation de points de droit.
18. Le 1er mai 1998, le requérant décéda. Son avocat déposa néanmoins devant le bureau foncier une demande de compensation par attribution d'autres parcelles, conformément à l'article 11 § 2 de la loi sur la propriété foncière. D'après le Gouvernement, cette requête est toujours pendante devant le bureau foncier.
19. La procédure judiciaire concernant la succession du requérant prit fin le 29 octobre 1998, par une décision du tribunal de district de Prague 2 aux termes de laquelle le de cujus était décédé sans laisser de biens. Apparemment, ladite juridiction n'avait pas connaissance de la décision rendue par le bureau foncier le 25 juillet 1995.
20. Le 22 février 2000, le neveu du requérant, M. Bouèek, invita le tribunal de district à rouvrir la procédure relative à la succession du défunt. Il produisit le testament de son oncle, qui, daté du 22 mars 1998, le désignait comme légataire universel et déshéritait les deux enfants majeurs du requérant. La réouverture de la procédure judiciaire relative à la succession fut finalement accordée le 21 août 2000. Le 28 mars 2001, le tribunal de district de Prague 2 entérina un accord conclu entre M. Bouèek et les deux enfants du requérant concernant le partage à parts égales des biens de ce dernier.
B. Droit interne pertinent
1. La loi sur la propriété foncière
21. La loi sur la propriété foncière régit notamment la restitution de certains biens (définis à l'article 1) ayant été cédés ou transférés à l'Etat ou à d'autres personnes morales au cours de la période allant du 25 février 1948 au 1er janvier 1990. L'article 6 § 1 énumère les actes ouvrant droit à restitution. Au nombre de ceux-ci figure (alinéa b) la confiscation sans indemnisation en vertu de la loi de 1948.
22. D'après l'article 5, sont en principe tenus à restitution l'Etat ou toute personne morale possédant les biens concernés à la date d'entrée en vigueur de la loi. Les personnes physiques ne peuvent être obligées de restituer des biens à un ayant droit que dans les circonstances énumérées à l'article 8, à savoir si elles-mêmes ou des membres de leur famille tiennent les biens en question de l'Etat ou d'une autre personne morale et les ont acquis soit en violation d'une loi qui était applicable à l'époque pertinente, soit pour un prix inférieur à celui prévu par la réglementation des prix éventuellement en vigueur à l'époque, soit en bénéficiant d'un avantage illégitime. Dans ces hypothèses, la restitution est ordonnée par une décision judiciaire sur demande de l'ayant droit, à condition que celui-ci ait introduit son action avant le 31 décembre 1992 ou dans les six mois de la date à laquelle la décision du bureau foncier refusant la restitution des biens est devenue définitive. Pour le reste, une parcelle attribuée à une personne physique ayant établi ses droits de propriété en produisant son acte d'attribution ne pouvait donner lieu à restitution (article 32 § 3 ; cette disposition a été abrogée par l'arrêt n° 166/1995 de la Cour constitutionnelle tchèque avec effet au 15 août 1995).
23. En outre, aucune restitution ne peut avoir lieu dans les cas énumérés à l'article 11 § 1 de la loi, au nombre desquels figure notamment l'institution au profit d'une personne physique d'un droit d'usage personnel des biens, sauf dans les circonstances mentionnées à l'article 8. En pareils cas, le bureau foncier transfère à l'ayant droit, si celui-ci y consent, des biens équivalents appartenant à l'Etat, de préférence situés dans le même secteur et déterminés suivant les principes sous-jacents à la législation régissant la réattribution des terres agricoles (article 11 § 2).