Cour européenne des droits de l'homme16 décembre 1997
Requête n°143/1996/762/963
Eglise catholique de La Canée c. Grèce
AFFAIRE ÉGLISE CATHOLIQUE DE LA CANÉE c. GRÈCE
CASE OF CANEA CATHOLIC CHURCH v. GREECE
(143/1996/762/963)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
16 décembre 1997
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Grèce impossibilité de l'Eglise catholique d'ester en justice découlant du refus des juridictions civiles de lui reconnaître la personnalité juridique
I. QUestions préliminaires
Eglise requérante ayant valablement saisi la Commission par l'intermédiaire de l'évêque catholique des îles de Syros, Milos et Thira et évêque intérimaire de Crète.
II. Observation générale
Griefs concernant pour l'essentiel une restriction à l'exercice du droit d'accès à un tribunal.
III. article 6 § 1 de la convention
Depuis la création de l'Etat hellénique, absence de mise en cause de la personnalité juridique de l'Eglise catholique grecque et des différentes églises paroissiales par les autorités administratives ou par les tribunaux acquisition, utilisation et transfert des biens mobiliers et immobiliers, conclusion des contrats et participation à des transactions bénéfice d'exonérations sur le plan fiscal jurisprudence et pratique administrative constantes ayant créé, au fil des années, une sécurité juridique, tant en matière patrimoniale qu'en ce qui concerne la question de la représentation en justice des différentes églises paroissiales catholiques, et à laquelle l'église requérante pouvait légitimement se fier.
Observation tardive par la requérante des règles du droit interne pour l'acquisition de la personnalité juridique ou la constitution en union de personnes (article 62 du code de procédure civile) : risquerait d'être interprétée comme un aveu que d'innombrables actes accomplis dans le passé ne seraient pas valables transfert des biens à une nouvelle personne juridique problématique.
Incapacité de la requérante d'ester en justice affirmée par la Cour de cassation : véritable restriction qui l'empêcha en l'occurrence, et l'empêche dorénavant, de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété.
Atteinte à la substance même du « droit à un tribunal ».
Conclusion : violation (unanimité).
IV. Article 14 de la convention, combiné avec l'article 6 § 1
Eglise requérante, propriétaire de son terrain et de ses bâtiments, empêchée d'ester en justice pour les protéger alors que l'Eglise orthodoxe ou la communauté juive peuvent le faire pour protéger les leurs sans aucune formalité ou modalité.
Aucune justification objective ou raisonnable pour une telle différence de traitement.
Conclusion : violation (unanimité).
V. Articles 9 de la convention et 1 du protocole n° 1, considérés isolément ou combinés avec l'article 14 de la convention
Non-lieu à examiner l'affaire sous l'angle de ces dispositions (unanimité).
VI. Article 50 de la convention
A. Préjudice matériel
Subi en raison de l'impossibilité d'ester en justice pour obtenir la remise en état du mur d'enceinte.
B. Frais et dépens
Somme réclamée raisonnable.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser à la requérante certaines sommes pour dommage matériel et frais et dépens (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
21.2.1975, Golder c. Royaume-Uni ; 28.5.1985, Ashingdane c. Royaume-Uni
En l'affaire Eglise catholique de La Canée c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
F. Gölcüklü,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
A.B. Baka,
L. Wildhaber,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 septembre et 29 novembre 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25528/94) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, Mgr Franghiskos Papamanolis, évêque catholique des îles de Syros, Milos et Thira et évêque intérimaire de Crète, avait saisi la Commission le 2 août 1994 en vertu de l'article 25, au nom de l'église catholique de La Canée (paragraphe 26 ci-dessous).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 9 et 14 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, la requérante a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils.
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, A. Spielmann, J. De Meyer, R. Pekkanen, A.N. Loizou, A.B. Baka et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec (« le Gouvernement »), les conseils de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires de la requérante sont parvenus au greffe les 16 juin et 15 juillet 1997 et celui du Gouvernement le 10 juillet 1997.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 septembre 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. P. Georgakopoulos, conseiller
auprès du Conseil juridique de l'Etat, délégué de l'agent,
Mme K. Grigoriou, auditeur
auprès du Conseil juridique de l'Etat, conseiller ;
pour la Commission
M. D. váby, délégué ;
pour la requérante
Mes P. Vegleris, avocat au barreau d'Athènes,
N. Frangakis, avocat au barreau d'Athènes,
N. Alivizatos, avocat au barreau d'Athènes
et professeur à l'université d'Athènes, conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espÈce
6. L'église catholique de la Vierge Marie (Tis Panaghias) de La Canée est la cathédrale du diocèse catholique de Crète. Bâtie au XIIIe siècle et attenante à un ancien couvent de capucins, elle est utilisée comme lieu de culte sans interruption depuis 1879 au moins. L'immeuble qu'elle occupe lui a été dévolu par usucapion (ektakti khrissiktissia).
7. En juin 1987, deux voisins de l'église, M. I.N. et M. A.K., démolirent un de ses murs d'enceinte, d'une hauteur de 1,20 mètre, et percèrent, dans le mur de leur propre bâtiment, une fenêtre donnant sur l'église.
A. La procédure devant le juge de paix de La Canée
8. Le 2 février 1988, l'église susmentionnée, représentée par l'abbé Giorgios Roussos, saisit le juge de paix de La Canée : elle demandait qu'elle soit reconnue propriétaire du mur en question, que les défendeurs soient obligés de cesser le trouble et remettre les choses en leur état antérieur, que le jugement rendu soit déclaré provisoirement exécutoire et que les défendeurs soient menacés d'une amende de 100 000 drachmes et six mois de détention au cas où ils ne se conformeraient pas au jugement.
Les défendeurs soulevèrent une exception d'irrecevabilité tenant à l'absence de personnalité juridique des églises catholiques en Grèce, ce qui les empêcherait d'ester en justice.
La demanderesse combattit l'exception en alléguant qu'elle constituait une église-cloître, fondée et agréée avant 1830 et reconnue par le Protocole de Londres du 3 février 1830. Plus particulièrement, elle souligna qu'elle était un cloître de capucins, agréé avant 1830 et appartenant au diocèse de Syros et de Thira qui, lui, bénéficiait d'une indépendance (aftotelia) juridique.
9. Le 18 octobre 1988, le juge de paix reconnut l'église comme propriétaire du mur et ordonna aux défendeurs la reconstruction de celui-ci jusqu'à sa hauteur d'origine. Quant à l'exception d'irrecevabilité, il l'estima non fondée : en effet, il accueillit les arguments de l'église demanderesse, dont le bien-fondé constata-t-il résultait du sceau pontifical du 20 juin 1974 versé au dossier ; en outre, il releva que l'abbé était le gérant de sa fortune et avait alors le droit de la représenter en justice.
B. La procédure devant le tribunal de grande instance de La Canée statuant en appel
10. Les défendeurs interjetèrent appel de ce jugement devant le tribunal de grande instance de La Canée, le 8 décembre 1988.
11. Le 18 mai 1989, le tribunal de grande instance, retenant l'argumentation des appelants, annula le jugement par les motifs suivants :
« (
)
Les dispositions du Traité de Sèvres du 10 août 1920, qui a été maintenu en vigueur par le protocole n° 16 annexé au Traité de Lausanne du 24 juillet 1923, obligent la Grèce à assurer la liberté religieuse, la liberté du culte et l'égalité des Hellènes devant la loi indépendamment de la confession, libertés qui sont du reste garanties par les articles 4, 5 et 13 de la Constitution en vigueur , mais ne prévoient pas que les établissements religieux ou autres qui sont fondés par une certaine minorité religieuse peuvent acquérir la personnalité juridique sans observer les lois de l'Etat relatives à l'acquisition de cette personnalité. En outre, par le troisième protocole du 3 février 1830 des puissances protectrices, adopté à Londres et ratifié en Grèce par le mémorandum du 10 avril 1830 du Sénat hellénique, (
) il n'a pas été reconnu aux évêques de l'Eglise occidentale une juridiction autre que spirituelle et administrative, c'est-à-dire se rapportant à l'ordre intérieur de cette Eglise, et les dispositions du droit canon qui régit l'Eglise catholique romaine, lesquelles accordent la personnalité juridique aux couvents et autres établissements ecclésiastiques fondés par acte des évêques de cette Eglise, n'ont pas été introduites.
En l'occurrence, la sainte église et le saint couvent des capucins, dont la date de fondation ne ressort pas du dossier, n'ont pas acquis la personnalité juridique de par le fait de leur seule fondation par l'évêque compétent en Grèce, sans le respect des formalités des lois grecques relatives à l'acquisition de cette personnalité. Par conséquent, ce sont des personnes inexistantes et leur action devait être rejetée par ce motif et conformément à l'article 62 du code de procédure civile. La non-observation des lois de l'Etat relatives à l'acquisition de la personnalité juridique est avouée par les intéressés eux-mêmes. Il échet de noter que même si cette église a été fondée avant 1830, elle n'a pas acquis, conformément à ce qui précède, la personnalité juridique, n'ayant pas respecté les lois de l'Etat.
(
) »
C. La procédure devant la Cour de cassation
12. Le 14 décembre 1990, l'église se pourvut en cassation, en alléguant la violation du Protocole de Londres du 3 février 1830, combiné avec le mémorandum du 10 avril 1830 du Sénat hellénique, des articles 8 du Traité de Sèvres de 1920, 13 du code civil, 13 et 20 de la Constitution, ainsi que de l'article 9 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.
Dans son avis du 10 décembre 1992, le juge rapporteur de la Cour de cassation se prononça en faveur de la cassation de l'arrêt du 18 mai 1989 : il rappela que, d'après l'article 13 § 2 de la Constitution et de l'article 8 du Traité de Sèvres, les ressortissants grecs appartenant à des minorités religieuses jouissent de la même protection en droit et en fait et des mêmes garanties que les autres ressortissants grecs et notamment disposent d'un droit égal d'établir des fondations religieuses et de pratiquer librement leur religion ; en outre, conformément au droit canon de l'Eglise catholique romaine, les églises et cloîtres établis avec l'approbation du Saint-Siège disposent de la personnalité juridique sans qu'il soit nécessaire à cet égard de respecter les formalités prévues par les lois grecques ; une telle limitation serait contraire aux articles 13 de la Constitution et 8 du Traité de Sèvres.
13. Par un arrêt du 2 mars 1994, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en ces termes :
« (
)
[Le Traité de Sèvres], ayant été ratifié par une loi, fut maintenu comme droit interne, mais dans la mesure où son contenu est couvert par la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, qui est beaucoup plus vaste, il faut considérer que ce traité a été abrogé par le texte postérieur de cette Convention qui poursuit le même objectif. Toutefois, les dispositions spéciales du traité qui ne se répètent pas dans la Convention de Rome et ne se trouvent pas en contradiction avec cette dernière, doivent être considérées comme restant en vigueur. Par cette Convention, la Grèce sauvegarde, entre autres, la liberté religieuse non seulement des minorités mais de toute personne relevant de sa juridiction, indépendamment de sa religion, de son origine nationale, de son appartenance à une minorité ethnique, etc. L'article 13 § 2 de la Constitution, qui proclame la liberté de toute religion « connue » et l'exercice sans entrave des devoirs religieux, est aussi conforme au contenu [de cette Convention].