Cour européenne des droits de l'homme16 décembre 1999
Requête n°24888/94
V. c. Royaume-Uni
AFFAIRE V. c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 24888/94)
ARRÊT
STRASBOURG
16 décembre 1999
En l'affaire V. c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. C.L. Rozakis,
A. Pastor Ridruejo,
G. Ress,
J. Makarczyk,
P. Kûris,
R. Türmen,
J.-P. Costa,
Mme F. Tulkens,
MM. C. Bîrsan,
P. Lorenzen,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
A.B. Baka,
Lord Reed, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 septembre et 24 novembre 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (« le Gouvernement ») le 4 mars 1999, puis par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 6 mars 1999, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 24888/94) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un ressortissant de cet Etat, « V. », avait saisi la Commission le 20 mai 1994, en vertu de l'ancien article 25. Le requérant a demandé à la Cour de ne pas divulguer son identité.
La requête du Gouvernement et la demande de la Commission ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5, 6 et 14 de la Convention.
2. Conformément à l'article 5 § 4 du Protocole n° 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 31 mars 1999, que l'affaire serait examinée par la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm et M. C.L. Rozakis, vice-présidents de la Cour, ainsi que M. G. Ress, M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kûris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Stránická, M. C. Bîrsan, M. P. Lorenzen et M. V. Butkevych (article 24 § 3 du règlement). Ultérieurement, Sir Nicolas Bratza, qui avait participé à l'examen de l'affaire par la Commission, s'est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné Lord Reed pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Par la suite, M. A.B. Baka, juge suppléant, a remplacé M. Bonello, empêché (article 24 § 5 b) du règlement).
3. Le 23 juin 1999, le président a décidé d'interdire au public l'accès à l'ensemble des documents déposés au greffe par le Gouvernement et le requérant, et la Cour a résolu de tenir l'audience à huis clos (article 33 §§ 2 et 3 du règlement).
4. Le 1er juin 1999, le président a autorisé l'organisation non gouvernementale Justice ainsi que M. R. Bulger et Mme D. Fergus, les parents de la victime du meurtre perpétré par T. et le requérant (paragraphe 7 ci-dessous), à soumettre des observations écrites sur l'affaire (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Le 6 septembre 1999, il a autorisé les parents de la victime à assister à l'audience et à présenter des observations orales à la Cour (article 61 § 3 du règlement).
5. L'audience s'est déroulée le 15 septembre 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, conjointement avec celle relative à l'affaire T. c. Royaume-Uni (requête n° 24724/94).
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. H. Llewellyn, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
D. Pannick QC, Barrister-at-Law,
M. Shaw, Barrister-at-Law, conseils,
S. Bramley, ministère de l'Intérieur,
J. Lane, ministère de l'Intérieur,
T. Morris, administration pénitentiaire, conseillers ;
pour le requérant T.
MM. B. Higgs QC, Barrister-at-Law,
J. Nutter, Barrister-at-Law, conseils,
D. Lloyd, solicitor ;
pour le requérant V.
MM. E. Fitzgerald QC, Barrister-at-Law,
B. Emmerson, Barrister-at-Law, conseils,
J. Dickinson, solicitor,
T. Loflin, Attorney, conseiller ;
pour les parents de la victime
MM. R. Makin, Solicitor, conseil de M. Bulger,
S. Sexton, Solicitor, conseil de Mme Fergus,
Mme M. Montefiore, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Fitzgerald, Higgs, Makin, Sexton et Pannick, ainsi que la réponse de M. Pannick à la question d'un juge.
6. Le 24 novembre 1999, M. J. Casadevall, juge suppléant, a remplacé Mme Stránická, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Le procès
1. L'infraction
7. Le requérant est né en août 1982.
Le 12 février 1993, lui-même et un autre garçon, « T. » (le requérant dans l'affaire n° 24724/94), tous deux alors âgés de dix ans, firent l'école buissonnière et enlevèrent un enfant de deux ans dans l'enceinte d'un centre commercial, l'emmenèrent quelque trois kilomètres plus loin, le battirent à mort et l'abandonnèrent sur une voie ferrée.
2. La procédure de jugement
8. Le requérant et T. furent arrêtés en février 1993 et placés en détention provisoire.
9. Leur procès, qui s'étendit sur trois semaines en novembre 1993, fut conduit en public devant la Crown Court de Preston composée d'un juge et de douze jurés. Au cours des deux mois précédents, chacun des deux garçons visita la salle d'audience avec des travailleurs sociaux et bénéficia d'explications sur les acteurs du procès et son déroulement grâce à un dossier d'information, constitué de livres et de jeux, à l'intention des enfants appelés à témoigner.
Tant avant que pendant sa tenue, le procès eut un retentissement considérable auprès des médias nationaux et internationaux. Tout au long de la procédure, V. et T. furent accueillis à leur arrivée au tribunal par une foule hostile. A une occasion, l'on tenta d'attaquer les fourgons qui les transportaient. Dans la salle d'audience, les bancs de la presse et la tribune réservée au public étaient bondés.
La procédure fut assortie du formalisme d'un procès pénal pour adultes, magistrats et avocats portant robe et perruque. Toutefois, elle fut quelque peu modifiée, eu égard à l'âge des accusés. Ceux-ci furent placés à côté de travailleurs sociaux sur un banc surélevé pour la circonstance. Leurs parents et avocats étaient assis à proximité. La durée des audiences fut adaptée à l'horaire scolaire (10 h 30 à 15 h 30, avec une heure de pause pour le déjeuner) et dix minutes d'interruption furent ménagées toutes les heures. Pendant les suspensions d'audience, les deux garçons furent autorisés à retrouver leurs parents et les travailleurs sociaux dans un espace-jeux. Le juge précisa qu'il interromprait la séance si les travailleurs sociaux ou les avocats de la défense venaient à lui signaler que les enfants montraient des signes de fatigue ou de stress, ce qui fut le cas une fois.
10. A l'ouverture du procès, le 1er novembre 1993, le juge rendit, en vertu de l'article 39 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act) (paragraphe 32 ci-dessous), une ordonnance interdisant la publication du nom, de l'adresse ou de toute autre information pouvant conduire à l'identification des intéressés, ainsi que de toute photographie de ceux-ci.
Le même jour, l'avocat du requérant demanda la suspension de la procédure au motif que la couverture médiatique, vu sa nature et son ampleur, entacherait le procès d'iniquité. Après avoir entendu les parties, le juge n'estima pas établi que les accusés subiraient un préjudice grave faute de pouvoir bénéficier d'un procès équitable. Il rappela la mise en garde qu'il avait adressée aux jurés, qu'il invitait à faire abstraction de tout ce qu'ils auraient pu entendre ou voir au sujet de l'affaire en dehors du prétoire.
11. Le docteur Bentovim, du Great Ormond Street Hospital for Children, qui fut désigné par la défense, s'était entretenu avec le requérant et ses parents en septembre 1993, mais ne déposa pas au procès. Selon lui, V. présentait des troubles psychiques post-traumatiques, était en proie à une détresse et une culpabilité terribles, et craignait la punition et un châtiment très sévère. Il lui était extrêmement difficile et pénible de penser aux événements ou d'en parler, et de nombreux aspects n'avaient pu être établis. Le docteur Bentovim constata que V. présentait des signes d'immaturité et se comportait à bien des égards sur le plan affectif comme un enfant plus jeune ; il recommanda en tout cas une prise en charge thérapeutique en institution.
12. Au cours du procès, l'accusation présenta des éléments tendant à établir que les deux accusés étaient pénalement responsables de leurs actes, en ce qu'ils savaient que ce qu'ils faisaient était mal (paragraphe 29 ci-dessous).
Le tribunal entendit le docteur Susan Bailey, psychiatre consultante auprès du service médicolégal pour adolescents du ministère de l'Intérieur, qui avait rédigé un rapport sur le requérant pour l'accusation. Elle déclara que l'intéressé était un enfant d'intelligence moyenne, capable en février 1993 de discerner le bien et le mal. Il savait que c'était mal d'enlever un enfant à sa mère, de le blesser et de l'abandonner sur une voie ferrée. Elle avait eu plusieurs entretiens avec V. A chaque fois, il était inconsolable et donnait des signes de détresse. Il était incapable de dire quoi que ce fût d'utile au sujet des événements en question.
L'accusation cita aussi la directrice de l'école que fréquentaient les accusés. Elle déclara que, dès l'âge de quatre ou cinq ans, un enfant avait conscience que c'était mal d'en frapper un autre avec une arme. Selon elle, T. et le requérant savaient que ce qu'ils faisaient était mal. Un autre enseignant fit une déposition dans le même sens.
13. Le tribunal entendit également des personnes qui avaient vu T. et le requérant dans le centre commercial où ils avaient kidnappé l'enfant de deux ans et qui avaient rencontré les trois garçons à divers endroits entre ce lieu et les environs de la voie ferrée où le cadavre fut ultérieurement découvert. Il écouta en outre les enregistrements des interrogatoires des deux enfants par la police. Aucun des deux ne déposa.
14. Dans son résumé au jury, le juge de première instance releva que la comparution des témoins était entourée d'une large publicité et que beaucoup d'entre eux devaient faire face à une horde de photographes. Ces personnes étaient appelées à déposer dans une grande salle d'audience bondée et plusieurs d'entre elles étaient paralysées par l'émotion et avaient quelques difficultés à s'exprimer de manière intelligible, ce qui n'avait rien d'étonnant. Ces circonstances, entre autres, devaient être prises en compte dans l'appréciation de leurs témoignages. Le juge informa les jurés notamment que l'accusation devait prouver sans doute possible que les éléments constitutifs des infractions reprochées étaient réunis mais aussi que le requérant et T. savaient que ce qu'ils étaient en train de faire était mal.
15. Le 24 novembre 1993, le jury reconnut T. et le requérant coupables de meurtre et d'enlèvement. Aucun des deux ne saisit la Cour d'appel (Court of Appeal).
16. A la suite du verdict, le juge modifia l'ordonnance rendue en vertu de l'article 39 de la loi de 1933 (paragraphe 10 ci-dessus) et autorisa la publication du nom des intéressés, à l'exclusion de toute autre précision. Le lendemain le 25 novembre 1993 le nom et la photographie des enfants ainsi que d'autres renseignements à leur sujet parurent dans tous les journaux du pays. Le 26 novembre, le juge prit une ordonnance interdisant notamment la divulgation de leur lieu de détention ou de tout autre élément d'information concernant l'endroit où ils se trouvaient, leur prise en charge ou leur traitement.
3. Les effets du procès sur le requérant
17. En janvier 1995, le docteur Bentovim eut un nouvel entretien avec le requérant dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel (voir ci-dessous). Il releva notamment que V. était en proie à une très vive angoisse d'être agressé ou puni pour ses actes. Lorsque le procès fut évoqué, l'intéressé fit état du choc qu'il avait ressenti en voyant le public entrer dans la salle et de sa profonde détresse lors de la publication de son nom et de sa photographie. Il avait été terrorisé par les regards qui se portaient sur lui au tribunal et s'était souvent inquiété de savoir ce que l'on pensait de lui. La plupart du temps, il fut incapable de participer à la procédure ; il comptait dans sa tête ou faisait des figures avec ses pieds car il ne pouvait pas maintenir son attention ou suivre l'ensemble de la procédure. Il n'avait pas écouté lorsque l'on passa les enregistrements de son interrogatoire et celui de T. par la police et se souvint avoir pleuré.
Le docteur Bentovim observa :
« A mon avis, en raison de son immaturité et de son âge au moment des faits et du procès, [V.] était incapable de comprendre parfaitement le déroulement de la procédure, à l'exception des principaux actes dont il était responsable. (...) [V]u son immaturité, il me paraît très douteux (
) qu'il ait suffisamment compris la situation pour donner des instructions éclairées à son avocat pour le représenter (
). Bien que, strictement parlant, il eût plus de dix ans au moment des faits, je suis convaincu qu'il n'avait pas la maturité psychologique ou affective de son âge. »
18. Dans un rapport établi en novembre 1997 (paragraphe 12 ci-dessus), le docteur Bailey précisa que le requérant avait pensé aux événements pendant quatre-vingt-dix-huit pour cent du temps jusqu'au procès et, en particulier, durant toutes les nuits au cours de celui-ci. Il lui fallut douze mois pour se remettre du procès lui-même. Il continuait à y penser toutes les nuits. Il avait été terrorisé lors de sa première comparution devant la Magistrates' Court. Après les trois premiers jours d'audience devant la Crown Court, il s'était senti mieux parce qu'il jouait avec ses mains et n'écoutait plus. Il avait dû s'arrêter d'écouter lorsqu'on avait passé à tout le tribunal les enregistrements de son interrogatoire et de celui de T. par la police tellement fort que l'on aurait dit des hurlements. Les journalistes se moquaient de lui et il pouvait voir d'après le visage des jurés qu'ils rendraient un verdict de culpabilité. Il ne comprenait toujours pas pourquoi le procès avait été si long.