Cour européenne des droits de l'homme6 avril 2000
Requête n°34369/97
Thlimmenos c. Grèce
AFFAIRE THLIMMENOS c. GRÈCE
(Requête n° 34369/97)
ARRÊT
STRASBOURG
6 avril 2000
En l'affaire Thlimmenos c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. L. Ferrari Bravo,
L. Caflisch,
J.-P. Costa,
W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
M. Fischbach,
B. Zupanèiè,
Mme N. Vajiæ,
M. J. Hedigan,
Mmes W. Thomassen,
M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. T. Panþîru,
E. Levits,
K. Traja,
G. Koumantos, juge ad hoc,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er décembre 1999 et 15 mars 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), le 22 mars 1999 Error! Bookmark not defined.2“”«»Mmes (« les requérantes »), ressortissantes (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2. A son origine se trouve une requête (n° 34369/97) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Iakovos Thlimmenos (« le requérant »), avait saisi la Commission le 18 décembre 1996Error! Bookmark not defined. en vertu de l'ancien article 25 de la Convention. Le requérant alléguait que le refus des autorités de le nommer à un poste d'expert-comptable à la suite de sa condamnation en matière pénale pour avoir refusé, en raison de ses convictions religieuses, de porter l'uniforme avait emporté violation des articles 9 et 14 de la Convention, et que la procédure qu'il avait engagée à cet égard devant le Conseil d'Etat n'était pas conforme à l'article 6 § 1 de la Convention. Dans ses observations du 20 octobre 1997 en réponse à celles du gouvernement grec (« le Gouvernement ») sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le requérant s'est également plaint d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1.
3. La Commission a déclaré la requête partiellement recevableError! Bookmark not defined. le 12 janvier 1998. Dans son rapport du 4 décembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l'avis qu'il y a eu violation de l'article 9 de la Convention combiné avec l'article 14 (vingt-deux voix contre six) ; qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu violation de l'article 9 pris isolément (vingt et une voix contre sept) ; et qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 (unanimité).
4. Le 31 mars 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement de la Cour). M. C. Rozakis, juge élu au titre de la Grèce, qui avait pris part à l'examen de la cause au sein de la Commission, s'est déporté (article 28). En conséquence, le Gouvernement a désigné M. G. Koumantos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé un mémoire.
6. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 1er décembre 1999.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. P. Georgakopoulos, conseiller
auprès du Conseil juridique de l'Etat, délégué de l'agent,
M. K. Georgiardis, auditeur
auprès du Conseil juridique de l'Etat, conseil ;
– pour le requérant
Me N. Alivizatos, avocat au barreau d'Athènes, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Alivizatos et M. Georgiadis.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. La condamnation du requérant pour insubordination
7. Le 9 décembre 1983, le tribunal militaire permanent (Diarkes Stratodikio) d'Athènes, composé d'un juge militaire de carrière et de quatre autres officiers, déclara le requérant, témoin de Jéhovah, coupable d'insubordination pour avoir refusé de porter l'uniforme à une époque de mobilisation générale. Le tribunal militaire estima cependant, en vertu de l'article 70 b) du code de justice militaire et de l'article 84 § 2 a) du code pénal, qu'il existait des circonstances atténuantes, et condamna le requérant à quatre ans d'emprisonnement. L'intéressé fut mis en liberté conditionnelle après deux ans et un jour de détention.
B. Le refus de nommer le requérant à un poste d'expert-comptable
8. En juin 1988, le requérant se présenta à un examen d'Etat pour la nomination de douze experts-comptables, profession libérale en Grèce. Il se classa second sur soixante candidats. Toutefois, le 8 février 1989, le bureau directeur de la Chambre des experts-comptables de Grèce (« le bureau ») refusa de le nommer au motif qu'il avait été reconnu coupable d'un crime (kakuryima).
C. La procédure devant le Conseil d'Etat
9. Le 8 mai 1989, le requérant saisit le Conseil d'Etat (Simvulio Epikratias), invoquant notamment ses droits à la liberté de religion et à l'égalité devant la loi, tels que garantis par la Constitution et la Convention. Il affirma également qu'il n'avait pas été reconnu coupable d'un crime mais d'une infraction de moindre gravité.
10. Le 18 avril 1991, la troisième chambre du Conseil tint audience. Le 25 mai 1991, elle décida de déférer l'affaire à l'assemblée plénière en raison des questions importantes qu'elle soulevait. Son point de vue était le suivant. L'article 10 du décret-loi n° 3329/1955 disposait que nul ne pouvait être nommé expert-comptable s'il ne remplissait pas les conditions d'accès à la fonction publique. Par ailleurs, aux termes de l'article 22 § 1 du code de la fonction publique, nul ne pouvait accéder à la fonction publique s'il avait été reconnu coupable d'un crime. Toutefois, cette disposition renvoyait aux condamnations prononcées par les tribunaux établis conformément à l'article 87 § 1 de la Constitution, ce qui n'était pas le cas des tribunaux militaires permanents ; en effet, la majorité de leurs membres n'étaient pas des juges professionnels bénéficiant des mêmes garanties d'indépendance que leurs homologues civils, prévues par l'article 96 § 5 de la Constitution. Dès lors, la condamnation du requérant par le tribunal militaire permanent d'Athènes ne pouvait pas être prise en considération et il convenait d'annuler la décision refusant de nommer l'intéressé expert-comptable.
11. L'assemblée plénière du Conseil d'Etat tint une audience le 21 janvier 1994. Le 11 novembre 1994, elle décida que le bureau avait respecté la loi lorsque, pour appliquer l'article 22 § 1 du code de la fonction publique, il avait tenu compte de la condamnation du requérant pour crime prononcée par le tribunal militaire permanent d'Athènes. L'article 96 § 5 de la Constitution prévoyait que les tribunaux militaires continueraient à fonctionner comme par le passé jusqu'à la promulgation d'une nouvelle loi qui en modifierait la composition ; or cette loi n'avait pas encore été adoptée. Le Conseil d'Etat décida en outre de renvoyer l'affaire devant la troisième chambre pour qu'elle en examinât les autres aspects.
12. La décision du 11 novembre 1994 fut prise à la majorité. La minorité estima que, dans la mesure où neuf ans s'étaient écoulés depuis l'entrée en vigueur de la Constitution sans qu'ait été promulguée la loi prévue à l'article 96 § 5, les tribunaux militaires existants devaient offrir les garanties d'indépendance requises des magistrats civils. Or tel n'était pas le cas du tribunal militaire permanent d'Athènes ; il fallait donc faire droit à la demande de contrôle juridictionnel présentée par le requérant.
13. Le 26 octobre 1995, la troisième chambre tint une nouvelle audience. Le 28 juin 1996, elle débouta le requérant, estimant notamment que le refus du bureau de procéder à la nomination de l'intéressé n'était pas lié à ses convictions religieuses mais au fait qu'il avait commis une infraction.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La nomination à un poste d'expert-comptable
14. Jusqu'au 30 avril 1993, seuls les membres de la Chambre des experts-comptables de Grèce pouvaient exercer des fonctions d'experts-comptables dans ce pays.
15. L'article 10 du décret-loi n° 3329/1955, dans sa teneur modifiée par l'article 5 du décret présidentiel n° 15/1989, dispose que nul ne peut être nommé expert-comptable s'il ne remplit pas les conditions d'accès à la fonction publique.
16. Selon l'article 22 § 1 du code de la fonction publique, nul ne peut accéder à la fonction publique s'il a été reconnu coupable d'un crime.
17. Le 30 avril 1993, le monopole de la Chambre des experts-comptables fut aboli. La plupart des experts-comptables s'affilièrent à l'ordre des experts-comptables.
B. L'infraction d'insubordination
18. L'article 70 du code de justice militaire en vigueur jusqu'en 1995 se lisait ainsi :
« Tout membre des forces armées qui refuse ou omet d'exécuter un ordre de son commandant est puni
a) de mort si l'acte est commis devant l'ennemi ou des insurgés armés ;
b) de mort en temps de guerre ou d'insurrection armée ou lors d'un état de siège ou d'une mobilisation générale, ou, s'il existe des circonstances atténuantes, d'une peine d'emprisonnement à vie ou de cinq ans au moins, et
c) dans tous les autres cas, d'une peine d'emprisonnement allant de six mois à deux ans. »
19. En vertu du décret présidentiel n° 506/1974, la Grèce était réputée être en état de mobilisation générale à l'époque de l'arrestation du requérant. Ce décret est toujours en vigueur.
20. L'article 84 § 2 a) du code pénal prévoit qu'une peine plus légère est infligée aux personnes qui, avant de commettre l'infraction en cause, avaient mené une vie honnête.
21. Aux termes de l'article 1 du code de justice militaire en vigueur jusqu'en 1995, les infractions passibles d'une peine d'au moins cinq ans d'emprisonnement étaient considérées comme des crimes (kakuryimata). Celles punies d'une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement étaient classées dans les délits (plimmelimata).
22. Selon le nouveau code de justice militaire édicté en 1995, l'insubordination qui n'est pas commise en temps de guerre ni devant l'ennemi est tenue pour un délit.
C. Le droit à l'objection de conscience
23. En application de l'article 2 § 4 de la loi n° 731/1977, quiconque refusait d'accomplir un service militaire non armé en invoquant ses convictions religieuses était condamné à une peine d'emprisonnement d'une durée équivalente à celle dudit service, à savoir moins de cinq ans.
24. La loi n° 2510/1997, entrée en vigueur le 27 juin 1997, donne aux objecteurs de conscience le droit d'accomplir un service civil en remplacement du service militaire. L'article 23 §§ 1 et 4 de cette loi donnait à toute personne ayant été condamnée dans le passé pour insubordination la possibilité de demander à ce qu'on lui reconnaisse la qualité d'objecteur de conscience. Cette reconnaissance avait notamment pour effet d'effacer la condamnation du casier judiciaire de l'intéressé.
25. Les demandes relevant de l'article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997 devaient être présentées dans un délai de trois mois à compter du 1er janvier 1998. Elles étaient examinées par la commission qui conseillait le ministère de la Défense nationale sur les questions de reconnaissance des objecteurs de conscience. La commission était tenue d'appliquer l'article 18 de la loi n° 2510/1997, aux termes duquel :
« La qualité d'objecteur de conscience peut être reconnue à quiconque invoque ses convictions religieuses ou idéologiques en vue d'être dispensé de ses obligations militaires pour des raisons de conscience (…) »
EN DROIT
i. sur l'OBJET DU LITIGE
26. Dans sa requête initiale à la Commission, le requérant se plaignait sur le terrain des articles 9 et 14 de la Convention du refus des autorités de le nommer à un poste d'expert-comptable et, sous l'angle de l'article 6 § 1, de la procédure qu'il avait engagée à cet égard. Il s'est également plaint d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1, mais seulement dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête. La Commission a déclaré ce dernier grief irrecevable, au motif qu'il n'avait pas été présenté dans le délai de six mois prévu par la Convention.
27. Dans son mémoire à la Cour, le requérant prétend que celle-ci est compétente pour examiner sa doléance sur le terrain de l'article 1 du Protocole n° 1. Bien que ce grief n'ait pas été expressément soulevé dans la formule de requête, les faits sur lesquels il se fonde y étaient exposés et les organes de la Convention sont libres de leur donner la qualification juridique qui convient.
28. La Cour rappelle que l'étendue de sa compétence est définie par la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête initiale (arrêt Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 266682/95, § 40, CEDH 1999-IV). A l'instar de la Commission, elle estime en outre que le grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 n'est pas compris dans ceux déclarés recevables. Elle n'a donc pas compétence pour en connaître.
II. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
29. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu éviter les conséquences de sa condamnation en engageant la procédure prévue à l'article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997. L'intéressé avait aussi le loisir de demander sa grâce en vertu de l'article 47 § 1 de la Constitution. Le Gouvernement admet toutefois que même si le requérant s'était vu reconnaître la qualité d'objecteur de conscience conformément à la loi n° 2510/1997, il n'aurait pas été en mesure d'obtenir réparation pour le préjudice occasionné par sa condamnation.
30. Le requérant prétend avoir dépassé le délai de trois mois prévu à l'article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997 parce qu'il n'en était pas informé. Quoi qu'il en soit, les dispositions susmentionnées sont « obscures » et seuls quelques objecteurs de conscience ont jamais réussi à faire effacer leurs condamnations passées de leur casier judiciaire.
31. La Cour observe que même si le requérant s'était conformé au délai fixé à l'article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997, sa demande visant à être dispensé de servir dans l'armée en raison de ses convictions religieuses aurait été examinée par une commission, laquelle aurait donné un avis au ministre de la Défense nationale sur la question de savoir s'il y avait lieu de reconnaître à l'intéressé la qualité d'objecteur de conscience. Cette commission et le ministre n'auraient pas été tenus d'accéder à la demande du requérant puisqu'ils conservaient, au moins dans une certaine mesure, des pouvoirs discrétionnaires (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). En outre, les parties conviennent qu'à supposer que le requérant ait réussi à faire effacer sa condamnation de son casier judiciaire en vertu de l'article 23 §§ 1 et 4 de la loi n° 2510/1997, il n'aurait pas pu obtenir réparation du préjudice que cette sanction lui aurait causé jusque-là. Par ailleurs, le requérant ne pouvait être certain que sa demande de grâce serait accueillie et, même dans cette hypothèse, il n'aurait pas eu la possibilité d'être indemnisé.