Cour européenne des droits de l'homme25 novembre 1997
Requête n°69/1996/688/880
Zana c. Turquie
AFFAIRE ZANA c. TURQUIE
(69/1996/688/880)
ARRÊT
STRASBOURG
25 novembre 1997
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une grande chambre
Turquie condamnation par la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr à une peine d'emprisonnement en raison d'une déclaration à des journalistes (articles 168 et 312 du code pénal) impossibilité pour l'intéressé de comparaître à l'audience devant cette juridiction (article 226 § 4 du code de procédure pénale en vigueur à l'époque des faits) et durée de la procédure pénale engagée contre lui
I. ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
A. Exceptions préliminaires du Gouvernement
1. Incompétence ratione temporis
La Cour ne peut connaître que des faits postérieurs au 22 janvier 1990, date du dépôt de la déclaration de la Turquie (article 46 de la Convention) en l'espèce, fait principal réside dans la condamnation du requérant par la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr du 26 mars 1991 question de la forclusion du Gouvernement, qui a déféré l'affaire à la Cour, à cet égard, non soulevée devant la Cour, et absence de nécessité de se prononcer sur elle.
Conclusion : rejet (dix-huit voix contre deux).
2. Non-épuisement des voies de recours internes
Exception n'a pas été présentée au stade de la recevabilité et se heurte donc à la forclusion.
Conclusion : rejet (unanimité).
B. Bien-fondé du grief
Condamnation du requérant s'analyse en une ingérence dans l'exercice par lui de sa liberté d'expression.
Elle se fondait sur les articles 168 et 312 du code pénal et était donc prévue par la loi au sens de l'article 10 § 2.
Elle poursuivait des buts légitimes au regard de l'article 10 § 2, car la déclaration en question pouvait avoir, alors que de graves troubles faisaient rage dans le Sud-Est de la Turquie, un impact de nature à justifier l'adoption par les autorités nationales d'une mesure visant à préserver la sécurité nationale et la sûreté publique.
Quant à la nécessité de l'ingérence, la Cour rappelle d'abord sa jurisprudence.
Déclaration de l'intéressé présente à la fois une contradiction et une ambiguïté elle ne saurait toutefois être considérée isolément, et a pris une ampleur particulière dans les circonstances de l'espèce entretien a coïncidé avec des attentats meurtriers perpétrés par le PKK contre des civils dans le Sud-Est de la Turquie soutien apporté au PKK, qualifié de « mouvement de libération nationale », par l'ancien maire de Diyarbakýr, dans un entretien publié dans un grand quotidien national, devait passer pour de nature à aggraver une situation déjà explosive dans cette région peine infligée pouvait donc raisonnablement répondre à un besoin social impérieux et motifs invoqués par les autorités nationales sont pertinents et suffisants au demeurant, le condamné a purgé en détention un cinquième seulement de ladite peine ingérence litigieuse proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
Conclusion : non-violation (douze voix contre huit).
II. ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
A. Exception préliminaire du Gouvernement (non-épuisement des voies de recours internes)
Exception n'a pas été présentée au stade de la recevabilité et se heurte donc à la forclusion.
Conclusion : rejet (unanimité).
Bien-fondé du grief
1. Article 6 §§ 1 et 3 c) (procès équitable)
Rappel de la jurisprudence.
Exceptions de procédure soulevées par le requérant ou volonté de celui-ci de vouloir s'exprimer en kurde ne signifient nullement qu'il a renoncé implicitement à vouloir comparaître devant la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr compte tenu de l'enjeu pour l'intéressé, la juridiction ne pouvait, sans compromettre le caractère équitable du procès, se prononcer sans une appréciation directe du témoignage de celui-ci audition « indirecte » par la cour d'assises d'Aydýn ou présence de ses avocats à l'audience devant la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr ne sauraient pallier l'absence de l'accusé.
Conclusion : violation (dix-sept voix contre trois).
2. Article 6 § 1 (durée de la procédure)
Période à considérer
Point de départ : dépôt de la déclaration turque.
Terme : date de notification de l'arrêt de la Cour de cassation.
Résultat : un an et six mois, mais nécessité de tenir compte du fait qu'à la date du dépôt de la déclaration turque la procédure avait déjà duré deux ans et cinq mois.
Caractère raisonnable de la durée de la procédure
S'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour.
Procédure litigieuse ne revêtait pas de complexité particulière attitude de l'intéressé ne saurait expliquer, à elle seule, une telle durée pendant la période en question, cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr n'a rendu son arrêt que neuf mois après l'audience devant la cour d'assises d'Aydýn période d'inactivité antérieure des autorités judiciaires, dont la Cour peut tenir compte dans l'appréciation de l'observation du délai raisonnable importance de l'enjeu du litige pour le requérant.
Conclusion : violation (dix-neuf voix contre une).
III. ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
Dommage
Préjudice matériel : absence de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage allégué.
Tort moral : octroi d'une indemnité.
Conclusion : Etat défendeur tenu de payer au requérant une certaine somme pour dommage moral (dix-huit voix contre deux).
Frais et honoraires
Remboursement en équité.
Conclusion : Etat défendeur tenu de payer au requérant une certaine somme pour frais et honoraires (dix-neuf voix contre une).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
7.12.1976, Handyside c. Royaume-Uni ; 12.2.1985, Colozza c. Italie ; 8.7.1986, Lingens c. Autriche ; 2.3.1987, Monnell et Morris c. Royaume-Uni ; 22.2.1989, Barfod c. Danemark ; 23.9.1994, Jersild c. Danemark ; 8.6.1995, Yagcý et Sargýn c. Turquie ; 8.6.1995, Mansur c. Turquie ; 19.2.1996, Botten c. Norvège ; 25.3.1996, Mitap et Müftüoðlü c. Turquie ; 27.6.1997, Philis c. Grèce (n° 2)
En l'affaire Zana c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
A. Spielmann,
Mme E. Palm,
M. A.N. Loizou,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
D. Gotchev,
P. Jambrek,
K. Jungwiert,
P. Kûris,
E. Levits,
J. Casadevall,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 avril, 23 juin et 24 octobre 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 mai 1996 et par legouvernement turc (« le Gouvernement ») le 29 juillet 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 18954/91) dirigée contre la République turque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehdi Zana, avait saisi la Commission le 30 septembre 1991 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46), la requête du Gouvernement à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 §§ 1 et 3 c), et des articles 9 et 10 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à employer le turc dans la procédure tant écrite qu'orale (article 27 § 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 10 juin 1996, M. R. Ryssdal, président de la Cour, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Matscher, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. M.A. Lopes Rocha, M. G. Mifsud Bonnici et M. P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite, M. K. Jungwiert, juge suppléant, a remplacé M. Martens, démissionnaire (article 22 § 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 11 et 17 décembre 1996 respectivement. Le 23 décembre 1996, le greffier a également reçu les demandes du requérant au titre de l'article 50 de la Convention, et, le 10 février 1997, les observations en réponse du Gouvernement à ce sujet.
Le 20 décembre 1996, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle ; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 19 février 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. A. Gündüz, co-agent,
Mme D. Akçay, conseil,
Mlle A. Emüler, expert ;
pour la Commission
M. A. Weitzel, délégué ;
pour le requérant
Mes M.S. Tanrikulu,
R. Tanrikulu,
S. Yýlmaz, avocats au barreau de Diyarbakýr, conseils,
M. M. Zana, requérant.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Weitzel, M. Zana, Me M.S. Tanrikulu, M. Gündüz et Mme Akçay.
6. Le 21 février 1997, la chambre a décidé à l'unanimité de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A).
7. La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les membres de la chambre originaire ainsi que les trois suppléants de celle-ci, à savoir MM. A.N. Loizou, E. Levits et R. Macdonald (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le 25 février 1997, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des huit juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. A. Spielmann, Sir John Freeland, M. A.B. Baka, M. L. Wildhaber, M. D. Gotchev, M. P. Kûris, M. J. Casadevall et M. P. van Dijk (article 51 § 2 c)). Ultérieurement, M. Macdonald, empêché, n'a pas été remplacé après l'audience (article 24 § 1 combiné avec l'article 51 § 3).
8. Le 25 février 1997, le président a demandé aux comparants s'ils souhaitaient la tenue d'une nouvelle audience. Les 24 et 25 mars et le 9 avril 1997 respectivement, le Gouvernement, le délégué de la Commission et le requérant ont répondu par la négative.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
9. Citoyen turc né en 1940, M. Mehdi Zana est un ancien maire de Diyarbakýr, où il réside actuellement.
A. La situation dans le Sud-Est de la Turquie
10. Depuis 1985 environ, de graves troubles font rage dans le Sud-Est de la Turquie, entre les forces de sécurité et les membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ce conflit a, d'après le Gouvernement, coûté jusqu'ici la vie à 4 036 civils et 3 884 membres des forces de sécurité.
11. A l'époque où la Cour a examiné l'affaire, dix des onze provinces du Sud-Est de la Turquie se trouvaient soumises, depuis 1987, au régime de l'état d'urgence.
B. La déclaration du requérant à des journalistes
12. En août 1987, alors qu'il purgeait plusieurs peines d'emprisonnement à la prison militaire de Diyarbakýr, le requérant tint les propos suivants au cours d'un entretien avec des journalistes :
« Je soutiens le mouvement de libération nationale du PKK ; en revanche, je ne suis pas en faveur des massacres. Tout le monde peut commettre des erreurs et c'est par erreur que le PKK tue des femmes et des enfants. (
) »
« (...) PKK'nýn ulusal kurtuluº hareketini destekliyorum. Katliamlardan yana deðiliz, yanlýº ºeyler her yerde olur. Kadýn ve çocuklarý yanlýºlýkla öldürüyorlar. (...) »
Cette déclaration fut publiée le 30 août 1987 dans le quotidien national Cumhuriyet.
C. Le déroulement de la procédure pénale
13. Le 30 août 1987, le bureau des « infractions commises par voie de presse » du parquet d'Istanbul ouvrit une enquête préliminaire notamment à l'encontre de l'intéressé, au motif que ce dernier avait fait « l'apologie d'un acte que la loi punit comme un crime », infraction prévue par l'article 312 du code pénal (paragraphe 31 ci-dessous).
14. Le 28 septembre 1987, le parquet d'Istanbul prononça un non-lieu à l'égard des journalistes et se déclara incompétent ratione loci pour connaître de l'affaire de M. Zana. Il renvoya le dossier devant le procureur de la République de Diyarbakýr.
15. Par une ordonnance du 22 octobre 1987, le procureur de la République de Diyarbakýr se déclara incompétent, au motif que l'infraction commise par le requérant relevait de l'article 142 §§ 3-6 du code pénal (disposition qui réprime la propagande raciste ou visant à affaiblir les sentiments nationaux). Il renvoya le dossier devant le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakýr.