Cour européenne des droits de l'homme25 mars 1999
Requête n°31423/96
Papachelas c. Grèce
AFFAIRE PAPACHELAS c. GRÈCE
(Requête n° 31423/96)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mars 1999
En l'affaire Papachelas c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. L. Ferrari Bravo,
Gaukur Jörundsson,
L. Caflisch,
I. Cabral Barreto,
Mme F. Tulkens,
MM. W. Fuhrmann,
M. Fischbach,
B. Zupanèiè,
J. Hedigan,
Mmes W. Thomassen,
M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. T. Panþîru,
E. Levits,
K. Traja,
N. Valticos, juge ad hoc,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 novembre 1998 et 24 février 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention3, par le gouvernement grec (« le Gouvernement ») le 18 mai 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 31423/96) dirigée contre la République hellénique et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Aristomenis et Eugène Papachelas, avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 6 février 1996, en vertu de l'ancien article 25.
La requête du Gouvernement renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Thór Vilhjálmsson, vice-président de la Cour à l'époque, a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires des requérants et du Gouvernement les 22 et 24 septembre 1998 respectivement.
4. Le 4 juin 1998, la Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle ; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président de la chambre.
5. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. C.L. Rozakis, juge élu au titre de la Grèce (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, tous deux vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari Bravo, M. Gaukur Jörundsson, M. L. Caflisch, M. I. Cabral Barreto, M. W. Fuhrmann, M. B. Zupanèiè, M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panþîru, M. E. Levits et M. K. Traja (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).
Ultérieurement, M. Rozakis, qui avait participé à l'examen de l'affaire par la Commission, s'est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné M. N. Valticos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Par la suite, Mme F. Tulkens, juge suppléant, a remplacé M. Costa, empêché (article 24 § 5 b)).
La Cour a décidé qu'il n'était pas nécessaire d'inviter la Commission à déléguer l'un de ses membres pour participer à la procédure devant la Grande Chambre (article 99 du règlement).
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, une audience s'est déroulée en public le 26 novembre 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. M. Apessos, assesseur auprès du Conseil
juridique de l'Etat, délégué de l'agent,
Mme V. Pelekou, auditeur au Conseil juridique
de l'Etat, conseillère ;
pour les requérants
Mes G. Foufopoulos, avocat au barreau d'Athènes,
F. Karayannopoulos, avocat au barreau d'Athènes, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Foufopoulos, Karayannopoulos et Apessos.
7. Les requérants et le Gouvernement ont produit divers documents, soit à la demande du président soit de leur propre initiative.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPèCE
A. La genèse de l'affaire
8. Le 9 janvier 1989, l'Etat grec procéda, par décision du ministre de l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et des Travaux publics, et en vertu du décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations et de la loi n° 653/1977 relative aux obligations de propriétaires riverains en matière de percée de routes nationales, à l'expropriation de plus de 150 immeubles, dont une partie des immeubles des requérants, aux fins de construction d'une nouvelle route nationale reliant Stavros à Elefsina. Les requérants se virent exproprier, entre autres, un terrain de 8 402 m2. Ce terrain faisait partie d'une parcelle plus large.
La loi n° 653/1977 établit une présomption selon laquelle, lorsqu'il y a construction d'une nouvelle route nationale, les propriétaires d'immeubles riverains en tirent profit. Elle prévoit dès lors qu'ils doivent participer aux frais d'expropriation de ces biens (paragraphes 23-24 ci-dessous).
En application de cette présomption, l'administration estima, en l'espèce, que les requérants avaient tiré un profit économique de la construction de la route nationale, profit qui était de nature à compenser leur droit à indemnité pour 1 440 m2 du terrain exproprié. Par conséquent, les requérants n'ont été indemnisés que pour 6 962 m2.
B. La procédure de fixation judiciaire de l'indemnité
9. Le 5 juin 1991, l'Etat grec saisit le tribunal de première instance d'Athènes d'une action tendant à ce qu'un prix unitaire provisoire d'indemnisation au mètre carré fût fixé.
10. Le 20 novembre 1991, le tribunal de première instance fixa le prix unitaire provisoire d'indemnisation à 52 000 drachmes (GRD) au mètre carré (jugement n° 696/1991).
11. Le 5 mars 1992, l'Etat saisit la cour d'appel d'Athènes d'une action tendant à ce que le prix unitaire définitif d'indemnisation fût fixé.
12. L'audience devant la cour d'appel eut lieu le 9 mars 1993. Les requérants soutinrent que la valeur réelle du terrain était de 100 000 GRD au mètre carré et produisirent devant les juridictions grecques deux expertises estimant la valeur dudit terrain entre 70 000 et 100 000 GRD et à 130 000 GRD au mètre carré respectivement. Ils invoquèrent aussi à l'appui de leur estimation un rapport officiel du Corps des estimateurs assermentés (Óþìá Ïñêùôþí Åêôéìçôþí), estimant la valeur du terrain à 53 621 GRD au mètre carré.
13. Par un arrêt du 24 juin 1993 (n° 4055/1993), la cour d'appel d'Athènes fixa le prix unitaire définitif d'indemnisation à 52 000 GRD au mètre carré.
14. Le 20 décembre 1993, les requérants se pourvurent en cassation, mais ne déposèrent leur pourvoi devant la Cour de cassation que le 15 juin 1994. Dans leur pourvoi, ils soutenaient que la décision de la cour d'appel n'était pas suffisamment motivée et que la cour avait fixé l'indemnité définitive sans prendre en considération les caractéristiques spécifiques de leur immeuble. L'audience eut lieu le 31 mai 1995.
15. Le 20 juin 1995 (arrêt n° 1060/1995), la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Cet arrêt fut mis au net (êáèáñïãñáöÞ) le 28 septembre 1995 et les requérants en obtinrent copie le 9 octobre 1995. La Cour de cassation ne signifie pas ses arrêts.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
16. L'article pertinent de la Constitution de 1975 se lit ainsi :
Article 17
« 1. La propriété est placée sous la protection de l'Etat. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s'exercer au détriment de l'intérêt général.
2. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est que pour cause d'utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée le jour de l'audience sur l'affaire concernant la fixation provisoire de l'indemnité par le tribunal. Dans le cas d'une demande visant à la fixation immédiate de l'indemnité définitive, est prise en considération la valeur que la propriété expropriée possède le jour de l'audience du tribunal sur cette demande.
3. Il n'est pas tenu compte du changement éventuel de la valeur de la propriété expropriée survenu après la publication de l'acte d'expropriation et exclusivement en raison de celle-ci.
4. L'indemnité est toujours fixée par les tribunaux civils ; elle peut même être fixée provisoirement par voie judiciaire, après audition ou convocation de l'ayant droit, que le tribunal peut, à sa discrétion, obliger à fournir une caution analogue avant l'encaissement de l'indemnité, selon les dispositions de la loi.
Jusqu'au versement de l'indemnité définitive ou provisoire, tous les droits du propriétaire restent intacts, l'occupation de sa propriété n'étant pas permise.
L'indemnité fixée doit être versée au plus tard dans un délai d'un an et demi après la publication de la décision fixant l'indemnité provisoire ; dans le cas d'une demande de fixation immédiate de l'indemnité définitive, celle-ci doit être versée au plus tard dans un délai d'un an et demi après la publication de la décision du tribunal fixant l'indemnité définitive, faute de quoi l'expropriation est levée de plein droit.
(...) »
« 1. Ç éäéïêôçóßá ôåëåß õðü ôçí ðñïóôáóßá ôïõ ÊñÜôïõò, ôá äéêáéþìáôá üìùò ðïõ áðïññÝïõí áðü áõôÞ äåí ìðïñïýí íá áóêïýíôáé óå âÜñïò ôïõ ãåíéêïý óõìöÝñïíôïò.
2. ÊáíÝíáò äåí óôåñåßôáé ôçí éäéïêôçóßá ôïõ, ðáñÜ ìüíï ãéá äçìüóéá ùöÝëåéá ðïõ Ý÷åé áðïäåé÷èåß ìå ôïí ðñïóÞêïíôá ôñüðï, üôáí êáé üðùò ï íüìïò ïñßæåé, êáé ðÜíôïôå áöïý ðñïçãçèåß ðëÞñçò áðïæçìßùóç, ðïõ íá áíôáðïêñßíåôáé óôçí áîßá ôçí ïðïßá åß÷å ôï áðáëëïôñéïýìåíï êáôÜ ôï ÷ñüíï ôçò óõæÞôçóçò óôï äéêáóôÞñéï ãéá ôïí ðñïóùñéíü ðñïóäéïñéóìü ôçò áðïæçìßùóçò. Áí æçôçèåß áðåõèåßáò ï ïñéóôéêüò ðñïóäéïñéóìüò ôçò áðïæçìßùóçò, ëáìâÜíåôáé õðüøç ç áîßá êáôÜ ôï ÷ñüíï ôçò ó÷åôéêÞò óõæÞôçóçò óôï äéêáóôÞñéï.
3. Ç åíäå÷üìåíç ìåôáâïëÞ ôçò áîßáò ôïõ áðáëëïôñéïõìÝíïõ ìåôÜ ôçí äçìïóßåõóç ôçò ðñÜîçò áðáëëïôñßùóçò, êáé ìüíï åîáéôßáò ôçò, äåí ëáìâÜíåôáé õðüøç.
4. Ç áðïæçìßùóç ïñßæåôáé ðÜíôïôå áðü ôá ðïëéôéêÜ äéêáóôÞñéá. Ìðïñåß íá ïñéóôåß êáé ðñïóùñéíÜ äéêáóôéêþò, ýóôåñá áðü áêñüáóç Þ ðñüóêëçóç ôïõ äéêáéïý÷ïõ, ðïõ ìðïñåß íá õðï÷ñåùèåß êáôÜ ôçí êñßóç ôïõ äéêáóôçñßïõ íá ðáñÜó÷åé ãéá ôçí åßóðñáîÞ ôçò áíÜëïãç åããýçóç, óýìöùíá ìå ôïí ôñüðï ðïõ íüìïò ïñßæåé.
Ðñéí êáôáâëçèåß ç ïñéóôéêÞ Þ ðñïóùñéíÞ áðïæçìßùóç äéáôçñïýíôáé áêÝñáéá üëá ôá äéêáéþìáôá ôïõ éäéïêôÞôç êáé äåí åðéôñÝðåôáé ç êáôÜëçøç.
Ç áðïæçìßùóç ðïõ ïñßóôçêå êáôáâÜëëåôáé õðï÷ñåùôéêÜ ôï áñãüôåñï ìÝóá óå åíÜìéóé Ýôïò áðü ôçí äçìïóßåõóç ôçò áðüöáóçò ãéá ôïí ðñïóùñéíü ðñïóäéïñéóìü ôçò áðïæçìßùóçò êáé, óå ðåñßðôùóç áðåõèåßáò áßôçóçò ãéá ïñéóôéêü ðñïóäéïñéóìü ôçò áðïæçìßùóçò, áðü ôç äçìïóßåõóç ôçò ó÷åôéêÞò áðüöáóçò ôïõ äéêáóôçñßïõ, äéáöïñåôéêÜ ç áðáëëïôñßùóç áßñåôáé áõôïäéêáßùò.
(...) »
B. Le décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations
17. Le décret-loi n° 797/1971 des 30 décembre 1970/1er janvier 1971 constitue la législation principale qui régit les expropriations, en application des principes énoncés dans les dispositions constitutionnelles.
18. Le chapitre A du décret-loi fixe la procédure et les conditions préalables à l'annonce d'une expropriation.
Selon l'article 1 § 1 a), si elle est autorisée par la loi dans l'intérêt public, l'expropriation de propriétés urbaines ou rurales ou la revendication de droits réels sur celles-ci est annoncée par une décision conjointe du ministre compétent dans le domaine visé par l'expropriation et du ministre des Finances.
L'article 2 § 1 fixe les conditions préalables à une décision annonçant une expropriation ; en particulier : a) un plan cadastral indiquant la zone à exproprier, et b) la liste des propriétaires des biens-fonds, la superficie de ceux-ci, leur délimitation et les principales caractéristiques des bâtiments qui y sont édifiés.
19. Le chapitre B du décret-loi précise les modalités de mise en uvre de l'expropriation.
La personne concernée doit percevoir une indemnité, selon des conditions précisément énoncées. L'acquisition de la propriété par la partie en faveur de laquelle l'expropriation a été décidée (articles 7 § 1 et 8 § 1) commence au jour du paiement ou à la date de publication au Journal officiel du dépôt de l'indemnité auprès de la Caisse des dépôts et consignations (dans l'hypothèse où l'on n'a pas terminé d'identifier les bénéficiaires, où la propriété est grevée d'hypothèques, ou bien en cas de litige quant à l'identité du véritable bénéficiaire).
Si l'expropriation n'est pas opérée selon les conditions qui précèdent, dans le délai d'un an et demi à compter du jugement fixant l'indemnité, elle se trouve levée d'office (article 11 § 1).
20. Le chapitre D détermine dans le détail la procédure devant permettre de fixer l'indemnité.
Aux termes de l'article 14, les parties au procès sont : a) la partie tenue de verser l'indemnité ; b) la partie en faveur de laquelle l'expropriation est décidée ; c) la partie qui revendique la propriété du bien exproprié ou d'autres droits réels sur celle-ci.
L'article 17 § 1 confie aux tribunaux le soin de fixer l'indemnité. Il dispose expressément que ceux-ci fixent uniquement le montant unitaire de l'indemnité, sans préciser le/les bénéficiaires de celle-ci ou la partie tenue de la verser.