Cour européenne des droits de l'homme20 mai 1998
Requête n°56/1997/840/1046
Schöpfer c. Suisse
AFFAIRE SCHÖPFER c. SUISSE
(56/1997/840/1046)
ARRÊT
STRASBOURG
20 mai 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Suisse condamnation disciplinaire d'un avocat à la suite de critiques de la justice formulées lors d'une conférence de presse (articles 12 et 13 de la loi sur les avocats du canton de Lucerne)
article 10 de la convention
Statut spécifique des avocats : situation centrale dans l'administration de la justice, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci.
Le requérant a d'abord attaqué publiquement le fonctionnement de la justice à Hochdorf puis intenté un recours légal qui s'est avéré efficace comportement peu compatible avec la contribution à apporter par les avocats à la confiance du public dans la justice.
La liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites équilibre à ménager entre les intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d'être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice et la dignité de la profession d'avocat.
Généralité, gravité et ton des doléances exprimées en public qualité d'avocat de l'intéressé procédure pénale encore pendante autorités compétentes non saisies au préalable par les voies légales modicité de l'amende marge d'appréciation non outrepassée.
Conclusion: non-violation (sept voix contre deux).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
24.2.1994, Casado Coca c. Espagne ; 24.2.1997, De Haes et Gijsels c. Belgique
En l'affaire Schöpfer c. Suisse,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement B, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. Thór Vilhjálmsson, président,
J. De Meyer,
R. Pekkanen,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
J. Makarczyk,
P. Jambrek,
M. Voicu,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 février et 24 avril 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par un ressortissant suisse, M. Alois Schöpfer (« le requérant »), puis par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), les 28 mai et 3 juin 1997 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25405/94) dirigée contre la Confédération suisse et dont le requérant avait saisi la Commission le 11 août 1994 en vertu de l'article 25.
La requête de M. Schöpfer à la Cour et la demande de la Commission renvoient à l'article 48 de la Convention tel qu'amendé par le Protocole n° 9 que la Suisse a ratifié. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.
2. Le 3 septembre 1997, le président de la Cour a autorisé le requérant à assumer lui-même la défense de ses intérêts (article 31 du règlement B) et le 30 septembre, il lui a permis d'employer la langue allemande (article 28 § 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L. Wildhaber, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement B). Le 3 juillet 1997, le président a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, R. Pekkanen, A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, J. Makarczyk, P. Jambrek et M. Voicu (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement B). Par la suite, M. Thór Vilhjálmsson a remplacé M. Ryssdal, empêché, à la présidence de la chambre et M. J. De Meyer, suppléant, a été appelé à siéger comme membre effectif (articles 21 § 6 et 24 § 1 du règlement B).
4. En sa qualité de président de la chambre, M. Ryssdal avait consulté, par l'intermédiaire du greffier, M. P. Boillat, agent du gouvernement suisse (« le Gouvernement »), le requérant et M. E. Alkema, délégué de la Commission, au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 § 1 et 40 du règlement B). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence le 27 août 1997, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et du requérant les 25 novembre et 1er décembre 1997, puis leurs répliques respectives les 19 décembre 1997 et 8 janvier 1998. Le 2 février 1998, le secrétaire de la Commission a communiqué certaines pièces que le greffier lui avait demandées sur les instructions du président.
5. Le 24 février 1998, la chambre a décidé de ne pas tenir d'audience, après s'être assurée que se trouvaient réunies les conditions pour une telle dérogation à la procédure habituelle (articles 27 et 40 du règlement B).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Juriste et ancien député cantonal (Großrat), le requérant habite Root (canton de Lucerne). A l'époque des faits, il était avocat et défendait M.S., qui avait été mis en détention provisoire (Untersuchungshaft) du chef de divers vols.
7. Le 6 novembre 1992, l'épouse de M.S. informa M. Schöpfer que les deux greffiers (Amtsschreiber) de la préfecture (Amtsstatthalteramt) de Hochdorf l'avaient incitée à faire appel à un autre avocat pour défendre son époux si celui-ci voulait être libéré.
Les déclarations publiques du requérant
8. Le requérant tint alors, le 9 novembre 1992, en son cabinet à Lucerne, une conférence de presse au cours de laquelle il déclara notamment qu'à la préfecture de Hochdorf, tant les lois du canton de Lucerne que les droits de l'homme étaient, depuis des années, violés au plus haut point (werden sowohl die Luzerner Gesetze als auch die Menschenrechte in höchstem Grade verletzt, und zwar schon seit Jahren). Il précisa qu'il s'adressait à la presse parce qu'elle constituait son ultime recours (deshalb bleibt mir nur noch der Weg über die Presse).
9. Le lendemain, le quotidien Luzerner Neueste Nachrichten (LNN) publia en page 25 l'article suivant :
« Un ancien député du Parti démocrate-chrétien (PDC) exige des poursuites contre la préfecture de Hochdorf
« Je ne laisserai plus ces messieurs se moquer de moi »
L'ancien député du PDC Alois Schöpfer porte de graves accusations contre la préfecture de Hochdorf.
« J'en ai assez », fulmine Alois Schöpfer, « de laisser ces messieurs de la préfecture de Hochdorf se moquer de moi. Il ne me reste donc plus que la voie de la presse. » C'est une affaire qui lui a été confiée à la mi-octobre en sa qualité d'avocat qui a incité l'ancien député du PDC à entreprendre une démarche peu courante : s'adresser à l'opinion publique dans une procédure pendante. A cette époque, son client se trouvait déjà depuis un mois en détention provisoire à la prison de la préfecture de Hochdorf.
Détenu sans mandat d'arrêt
Cet homme de 20 ans, père d'une fillette d'un an et demi, avait été arrêté le 18 août en compagnie de son frère pour le vol d'autoradios et de vêtements, puis remis en liberté après avoir reconnu les faits. Lorsque, le 15 septembre, il voulut s'enquérir de la situation de son frère auprès de la police du canton de Lucerne, il fut réincarcéré sur-le-champ.
« Quand je me suis renseigné à la préfecture de Hochdorf au sujet du mandat d'arrêt, on m'a répondu qu'il avait été délivré oralement », se souvient Alois Schöpfer, qui voit dans le comportement de la police une violation flagrante du code cantonal de procédure pénale, dont l'article 82 énonce : « L'arrestation est effectuée par la police, dûment autorisée par un mandat d'arrêt écrit. »
Interrogé sur ces reproches, le préfet de Hochdorf, [H.B.], se montre peu éloquent : « Chez moi, personne n'est arrêté sans mandat d'arrêt écrit. Je ne peux pas en dire plus sur une procédure en cours. » En revanche, Alois Schöpfer, chargé par l'épouse du prévenu de représenter celui-ci, refuse de garder le silence plus longtemps : « Cette femme est venue me voir parce que l'avocat commis d'office n'avait pas encore pris contact avec son client, alors que celui-ci se trouvait en détention provisoire depuis six semaines. »
Schöpfer prit immédiatement contact avec l'avocat commis d'office, qui lui céda l'affaire. Cependant, la préfecture de Hochdorf ne voulait pas de Schöpfer comme nouveau défenseur d'office et rejeta sa demande le 29 octobre, au motif qu'il n'existait aucune raison de révoquer le mandat de l'avocat commis jusqu'à présent. Il était toutefois libre de représenter son client au titre d'un mandat privé [privat].
Schöpfer comme motif de détention ?
Pour Alois Schöpfer, la coupe était pleine quand l'épouse du prévenu l'informa, vendredi dernier, que [T.B.] et [B.B.], les deux greffiers de la préfecture, lui avaient déconseillé de poursuivre la collaboration avec lui. « Ils m'ont expliqué », confirme cette femme au LNN, « que mon mari ne serait pas libéré tant que Alois Schöpfer serait son défenseur. » [T.B.] nie cependant toute implication dans cette affaire : « C'est ridicule. Je n'ai jamais rien dit de tel. [B.B.] peut le confirmer. Il était présent lors de ma conversation avec cette femme. »
Alois Schöpfer ne veut pas en rester là : « J'exige que le préfet et ses greffiers se démettent immédiatement et qu'une commission d'enquête neutre, extérieure au canton, examine de près l'affaire. »
Un encadré séparé reproduisait le texte suivant :
« Reproches
Ce n'est pas la première fois que de graves accusations sont portées contre la préfecture de Hochdorf. Déjà dans le cadre de la condamnation de [H.S.], le fonctionnaire chargé à Rothenburg du recouvrement des impayés [Betreibungsbeamter], des poursuites avaient été engagées contre le préfet [H.B.]. Le tribunal de district de Lucerne lui infligea une amende de 400 francs pour violation du secret professionnel. Tout en constatant, elle aussi, que les éléments objectifs constitutifs de l'infraction étaient réunis, la cour d'appel relaxa [H.B.]. »
Deux photographies illustraient l'article, l'une représentant la préfecture de Hochdorf et l'autre le préfet H.B., avec cette légende : « Chez moi, personne n'est arrêté sans mandat d'arrêt écrit (Bei mir wird niemand ohne schriftlichen Haftbefehl festgehalten). »
10. Un autre quotidien, le Luzerner Zeitung, publia également, le 10 novembre 1992, un article sur la conférence de presse sous le titre : « Un jeune homme arrêté sans mandat d'arrêt ? Un avocat du barreau de Lucerne accuse la préfecture de Hochdorf d'enfreindre la loi (Junger Mann ohne Haftbefehl verhaftet? Luzerner Anwalt wirft Amtsstatthalteramt Hochdorf Rechtsverletzungen vor). »
11. Le 10 novembre 1992, le ministère public (Staatsanwaltschaft) du canton de Lucerne répondit à ces propos, déclarant que le prévenu en question avait été arrêté selon les voies légales et que le requérant n'avait pas formé de recours contre la décision refusant de le désigner comme nouvel avocat d'office. Cette réponse parut dans la presse le 11 novembre 1992.
12. Le 13 novembre 1992, le Luzerner Zeitung publia le résumé d'un communiqué de presse diffusé par le requérant en réponse aux déclarations du ministère public. Selon M. Schöpfer, l'arrestation de M.S. avait violé à la fois la Convention et « de façon absolument grossière et inacceptable (in absolut grober und nicht mehr zu verantwortender Weise) » le code cantonal de procédure pénale. Le requérant cita également une lettre dans laquelle un confrère lui avait écrit : « La situation à Hochdorf est loin d'être réjouissante (...) Ce qui est catastrophique, en outre, c'est qu'à la justice, on sait ce qui se passe à Hochdorf et qu'on en parle à mots couverts. » En conclusion, M. Schöpfer en appela à la cour d'appel et au parlement cantonal pour qu'ils fassent la lumière dans cette affaire.
13. Les 15 octobre, 3 et 13 novembre 1992, le requérant avait présenté des demandes d'élargissement (Haftentlassungsgesuch) de M.S., que le préfet de Hochdorf avait rejetées les 19 octobre, 5 et 16 novembre 1992 respectivement.
M. Schöpfer intenta contre cette dernière décision un recours (Rekurs), que la cour d'appel (Obergericht) du canton de Lucerne rejeta le 30 novembre 1992, au motif notamment que, depuis lors, le préfet avait valablement prolongé la détention provisoire de M.S., privant ainsi celui-ci d'un intérêt à agir contre les conditions de son arrestation. Elle releva toutefois qu'après celle-ci, M.S. aurait dû être traduit, non pas devant un greffier, mais devant le préfet lui-même, seul à pouvoir passer pour un juge ou un autre magistrat au sens de l'article 5 § 3 de la Convention. Aussi ordonna-t-elle que sa décision fût portée à la connaissance du ministère public, en sa qualité d'autorité de tutelle (Aufsichtsbehörde) du préfet.
B. La procédure disciplinaire engagée contre le requérant
14. Le 16 novembre 1992, l'autorité de surveillance des avocats (Aufsichtsbehörde über die Rechtsanwälte) à Lucerne informa M. Schöpfer que son comportement était de nature à soulever certaines questions déontologiques, relatives notamment à la nécessaire discrétion (Zurückhaltung) au sujet de procédures pendantes et à la publicité clandestine. Elle invita l'intéressé à s'en expliquer.
Dans une lettre du 18 novembre qu'il communiqua à la presse, le requérant répondit qu'il avait agi uniquement dans l'intérêt général et dans celui de son client.
15. Le 16 novembre 1992, le préfet de Hochdorf avait porté plainte (Anzeige) auprès de l'autorité de surveillance et demandé l'ouverture d'une procédure disciplinaire contre M. Schöpfer. Par ses déclarations, celui-ci aurait non seulement diffamé le préfet et ses deux greffiers, mais il aurait surtout gravement méconnu les règles déontologiques (Standesregeln) des avocats, en préférant répandre par les médias des affirmations fausses plutôt que d'introduire les recours légaux disponibles.