Cour européenne des droits de l'homme31 mars 1998
Requête n°21/1997/805/1008
Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France
AFFAIRE REINHARDT ET SLIMANE-KAÏD c. FRANCE
(21/1997/805/1008 et 22/1997/806/1009)
ARRÊT
STRASBOURG
31 mars 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
B-1000 Bruxelles)
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(place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)
SOMMAIRE
Arrêt rendu par une grande chambre
France durée d'une procédure pénale et équité de celle-ci devant la chambre criminelle de la Cour de cassation
I. Objet du litige
Délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité.
ii. article 6 de la convention
A. Durée de la procédure
1. Période à considérer
En matière pénale : « délai raisonnable » débute dès l'instant où une personne se trouve « accusée » au sens de l'article 6 § 1 rappel de la jurisprudence de la Cour.
Première requérante : huit ans, un mois et un peu plus d'une semaine.
Second requérant : huit ans, cinq mois et presque deux semaines.
2. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
Rappel de la jurisprudence de la Cour.
Longueur de la procédure résulte pour l'essentiel d'un manque de célérité dans la conduite de l'information.
Conclusion : violation (unanimité).
B. Caractère équitable de la procédure en cassation
Cour recherche si, considérée dans sa globalité, la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation a revêtu un caractère « équitable ».
Communication avant l'audience du rapport et du projet d'arrêt du conseiller rapporteur à l'avocat général et non aux requérants possibilité pour les conseils des requérants d'entendre à l'audience, le cas échéant, le volet dudit rapport consacré aux faits, à la procédure et aux moyens de cassation, mais confidentialité du volet contenant l'avis du conseiller rapporteur dans le meilleur des cas, uniquement possible de connaître le sens dudit avis déséquilibre ne s'accordant pas avec les exigences du procès équitable.
Absence de communication des conclusions de l'avocat général aux requérants pareillement sujette à caution.
Conclusion : violation (dix-neuf voix contre deux).
iIi. article 50 de la convention
A. Dommage
Préjudices matériels : aucun lien de causalité établi rejet (unanimité).
Dommage moral : suffisamment compensé par le constat de violation (vingt voix contre une).
B. Frais et dépens
Requérants ne chiffrent ni ne détaillent leurs demandes rejet (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
15.7.1982, Eckle c. Allemagne ; 27.11.1991, Kemmache c. France (nos 1 et 2) ; 25.6.1997, Van Orshoven c. Belgique
En l'affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
C. Russo,
J. De Meyer,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
J.M. Morenilla,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
B. Repik,
U. Lôhmus,
M. Voicu,
V. Butkevych,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 novembre 1997 et 26 février 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. Les deux affaires ont été déférées à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») et par le gouvernement français (« le Gouvernement ») les 27 janvier et 14 mars 1997 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A leur origine se trouvent deux requêtes (nos 23043/93 et 22921/93) dirigées contre la France et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Mohamed Slimane-Kaïd et Mme Françoise Reinhardt, avaient saisi la Commission respectivement les 7 et 11 septembre 1993 en vertu de l'article 25. Initialement désignée par les lettres F. U.-R., Mme Reinhardt a consenti ultérieurement à la divulgation de son identité.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) et la requête du Gouvernement à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de ces causes révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont chacun exprimé le désir de participer à l'instance et ont désigné le même conseil (article 30).
3. Le 21 février 1997, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de constituer une chambre unique pour l'examen des deux affaires (article 21 § 7 du règlement A).
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A ; le 21 février 1997, en présence du greffier, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, F. Matscher, B. Walsh, I. Foighel, J.M. Morenilla, J. Makarczyk et D. Gotchev (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires des requérants le 24 juillet 1997 et ceux du Gouvernement le 25 juillet 1997. Le 14 août 1997, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué n'entendait pas répondre par écrit.
6. Le 25 avril 1997, la chambre a décidé de se dessaisir en faveur d'une grande chambre (article 51 du règlement A). Etaient de plein droit membres de celle-ci, M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les membres de la chambre originaire ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, M. M. Voicu, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber et M. F. Gölcüklü (article 51 § 2 a) et b)). Le 28 avril 1997, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir MM. C. Russo, J. De Meyer, R. Pekkanen, A.B. Baka, G. Mifsud Bonnici, B. Repik et U. Lôhmus (article 51 § 2 c)). Par la suite, M. Ryssdal, empêché, a été remplacé à la présidence de ladite grande chambre par M. Bernhardt (articles 21 § 6 et 51 § 6), et M. V. Butkevych a été appelé à compléter celle-ci.
7. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 novembre 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire, au cours de laquelle elle avait décidé de joindre les causes (article 37 § 4 du règlement A).
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. M. Perrin de Brichambaut, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
J.-P. Dintilhac, avocat général à la Cour de cassation,
Mme M. Dubrocard, magistrat détaché à la direction
des affaires juridiques du ministère
des Affaires étrangères,
M. G. Bitti, membre du bureau des droits de l'homme
du service des affaires européennes
et internationales du ministère de la Justice, conseillers ;
pour la Commission
M. J.-C. Soyer, délégué ;
pour les requérants
Me F. Tissot, avocat à la cour d'appel de Versailles, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, M. Soyer, Me Tissot et M. Perrin de Brichambaut, ainsi que ces deux derniers et M. Dintilhac en leurs réponses aux questions de trois juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. M. Slimane-Kaïd était président-directeur général des sociétés anonymes (S.A.) PROVEX et SERVEC qui se consacraient notamment, la première, à l'acquisition de matériel pour son exportation et, la seconde, à la carrosserie industrielle.
Le 26 janvier 1982, il avait en outre créé avec Mme Reinhardt une société à responsabilité limitée (S.A.R.L.) dénommée URKA dont le siège social était situé au domicile personnel de cette dernière et dont l'activité principale était la location et la vente de tout matériel, en France ou à l'étranger ; le 1er juillet 1982, il avait succédé à Mme Reinhardt dans les fonctions de gérant.
A. La genèse de l'affaire
9. Deux protocoles d'accord commercial prévoyaient d'une part la vente par la société IVECO de véhicules automobiles industriels à la S.A. PROVEX et, d'autre part, la mise en dépôt carrosserie de « châssis-cabines » au nom de la première chez le carrossier désigné soit par la seconde soit par la S.A. SERVEC. Il était prévu qu'à l'échéance du dépôt et après règlement, la société IVECO remettrait à ses cocontractantes les feuilles des mines des véhicules concernés ainsi que les certificats de ventes y relatifs.
10. Les faits exposés dans le présent paragraphe et le suivant ressortent des pièces de la procédure interne dont dispose la Cour.
Le 28 avril 1984, deux cent quatre-vingt-sept véhicules de la société IVECO furent déposés dans les locaux de la S.A. SERVEC. L'échéance des dépôts de ceux-ci était fixée aux 5 juin, 5 juillet, 5 août et 5 septembre 1984 ; à ces dates, les S.A. PROVEX et SERVEC devaient manifester leur intention d'acquérir lesdits véhicules et se faire consécutivement remettre les feuilles des mines de chacun et les certificats de ventes spécifiques à la société IVECO.
A la demande de cette dernière, un constat d'huissier fut dressé dans les locaux de la S.A. SERVEC le 11 mai 1984. Une expertise judiciaire eut lieu le 25 juillet 1984 et une saisie conservatoire fut effectuée le 28 août 1984. Il en ressort que cent cinquante-cinq des véhicules faisaient défaut à la première de ces dates, cent quatre-vingt-dix-huit à la deuxième et deux cent onze à la troisième. La société IVECO n'obtint la restitution que de quarante-trois véhicules ; les autres avaient été immatriculés et vendus.
11. Le 27 juillet 1984, le responsable de la société IVECO porta à la connaissance du service régional de police judiciaire (SRPJ) de Versailles certains de ces faits. Une enquête fut menée par l'inspecteur principal Renaud qui, dans son rapport du 24 septembre 1984, constata que les feuilles des mines et certificats de ventes remis par la S.A. PROVEX à la préfecture aux fins d'immatriculation de cent seize véhicules IVECO étaient des faux, fit état d'« éventuelles infractions à la législation sur les sociétés commerciales et les banqueroutes commises au sein des S.A. SERVEC/PROVEX » et conclut à la nécessité d'ouvrir une information.
B. L'information
1. La première information
a) L'inculpation de M. Slimane-Kaïd d'abus de confiance et délivrance de documents administratifs à l'aide de faux renseignements, certificats et attestations
12. Le 25 septembre 1984, un réquisitoire introductif fut pris par le procureur de la République de Chartres contre personne non dénommée pour abus de confiance et délivrance de documents administratifs à l'aide de faux renseignements, certificats et attestations. Le juge d'instruction Candau désigné le même jour donna, le 27 septembre 1984, commission rogatoire au directeur du SRPJ de Versailles pour « (
) continuer l'enquête à l'effet d'identifier les auteurs, coauteurs ou complices des faits (
) ».
13. Le 2 octobre 1984, M. Slimane-Kaïd fut placé en garde à vue et entendu. Le 4 octobre 1984, la commission rogatoire du 27 septembre 1984 fut retournée et M. Slimane-Kaïd fut inculpé des chefs d'abus de confiance, délivrance de documents administratifs à l'aide de faux renseignements, certificats et attestations et placé en détention provisoire (jusqu'au 8 janvier 1985, date d'une ordonnance du juge d'instruction le remettant en liberté sous contrôle judiciaire). Le même jour, le juge d'instruction donna commission rogatoire au directeur du SRPJ de Versailles aux fins de continuer l'enquête.
b) L'inculpation de M. Slimane-Kaïd de faux en écriture privée, de commerce ou de banque
14. Le 2 octobre 1984, le procureur de la République de Chartres délivra un réquisitoire supplétif contre M. Slimane-Kaïd pour faux en écriture privée, de commerce ou de banque, l'intéressé étant suspecté d'avoir falsifié les feuilles des mines et certificats de vente litigieux.
15. Le 12 octobre 1984, la société IVECO qui s'était constituée partie civile le 9 octobre fut entendue ainsi que, comme témoin, un administrateur de la S.A. PROVEX. Le même jour et le 15 octobre 1984, l'avocat de M. Slimane-Kaïd adressa un courrier au juge d'instruction portant versement de pièces au dossier. L'avocat de la société IVECO fit de même à cette dernière date.
16. M. Slimane-Kaïd fut interrogé les 15 et 16 octobre 1984 et un cadre de la société IVECO fut entendu le 17 octobre. Le 22 octobre, M. Slimane-Kaïd fut confronté à l'un des dirigeants de cette société et, le 9 novembre 1984, interrogé une nouvelle fois et inculpé de faux en écriture privée, de commerce ou de banque.