Jurisprudence : CEDH, 08-07-1999, Req. 24762/94, Sürek c. Turquie (n

CEDH, 08-07-1999, Req. 24762/94, Sürek c. Turquie (n

A7327AWB

Référence

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Cour européenne des droits de l'homme

8 juillet 1999

Requête n°24762/94

Sürek c. Turquie (n



AFFAIRE SÜREK c. TURQUIE (n° 4)

(Requête n° 24762/94)


ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 1999

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.

En l'affaire Sürek c. Turquie (n° 4),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

M
me E. Palm,

MM. A. Pastor Ridruejo,

G. Bonello,

J. Makarczyk,

P.
Kûris,

J.-P. Costa,

M
mes F. Tulkens,

V. Strážnická,

MM. M. Fischbach,

V. Butkevych,

J. Casadevall,

M
me H.S. Greve,

MM. A. B. Baka,

R. Maruste,

K. Traja,

F. Gölcüklü, juge ad hoc,

ainsi que de M. P.J. Mahoney et M
me M. De Boer-Buquicchio, greffiers adjoints,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 mars et 16 juin 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention
3, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 27 avril 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 24762/94) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Kamil Tekin Sürek, avait saisi la Commission le 27 juillet 1994 en vertu de l'ancien article 25.

La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 de la Convention ainsi qu'à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1 et 10 de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) de l'ancien règlement A de la Cour, le requérant a exprimé le souhait de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30 du règlement A). Par la suite, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l'époque, a autorisé celui-ci à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 27 § 3 du règlement A). Ultérieurement, M. L. Wildhaber, président de la nouvelle Cour, a autorisé le conseil du requérant à employer la langue turque dans la procédure orale (article 36 § 5 du règlement).

3. En sa qualité de président de la chambre qui avait été initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître en particulier des questions de procédure pouvant se poser avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et du requérant les 23 septembre et 13 octobre 1998 respectivement. Le 29 septembre 1998, le Gouvernement a soumis au greffe des informations supplémentaires à l'appui de son mémoire et, le 14 octobre 1998, le requérant a fourni des précisions au sujet de sa demande de satisfaction équitable. Le 26 février 1999, le requérant a communiqué de nouvelles précisions à ce sujet. Le 1er mars 1999, le Gouvernement a transmis ses observations sur les prétentions du requérant.

4. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément aux clauses de l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Le 22 octobre 1998, M. Wildhaber avait décidé que, dans l'intérêt d'une bonne administration de
la justice, il convenait de constituer une unique Grande Chambre pour connaître de la présente cause et de douze autres affaires contre la Turquie, à savoir : Karataþ c. Turquie (requête n° 23168/94), Arslan c. Turquie (n° 23462/94), Polat c. Turquie (n° 23500/94), Ceylan c. Turquie (n° 23556/94), Okçuoðlu c. Turquie (n° 24246/94), Gerger c. Turquie (n° 24919/94), Erdoðdu et Ýnce c. Turquie (nos 25067/94 et 25068/94), Baþkaya et Okçuoðlu c. Turquie (nos 23536/94 et 24408/94), Sürek c. Turquie (n° 1) (n° 26682/95), Sürek et Özdemir c. Turquie (nos 23927/94 et 24277/94), Sürek c. Turquie (n° 2) (n° 24122/94) et Sürek c. Turquie (n° 3) (n° 24735/94).

5. La Grande Chambre constituée à cette fin comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, M
me E. Palm, vice-présidente de la Cour, M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 § 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kûris, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A. B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).

Le 19 novembre 1998, M. Wildhaber a dispensé de siéger M. Türmen, qui s'était déporté, eu égard à une décision de la Grande Chambre prise dans l'affaire Oður c. Turquie conformément à l'article 28 § 4 du règlement. Le 16 décembre 1998, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. F. Gölcüklü en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).

Par la suite, M. K. Traja a remplacé M
me Botoucharova, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).

6. A l'invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l'un de ses membres, M. D. Šváby, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre. Elle a ensuite informé le greffe qu'elle ne serait pas représentée à l'audience. Le 16 février 1999, le délégué a soumis son mémoire au greffe.

7. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats, également consacrés à l'affaire Sürek c. Turquie (n° 3), se sont déroulés en public le 3 mars 1999 au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

M. D. Tezcan, agent,

M
me D. Akçay, coagent,

M. B.
Çalýþkan,

M
me G. Akyüz,

M. F. Polat,

M
me A. Emüler, conseillers ;

pour le requérant

M
e S. Mutlu, avocat au barreau d'Istanbul, conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M
e Mutlu et M. Tezcan.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Le requérant

8. Le requérant est un ressortissant turc né en 1957 et résidant à Istanbul.

9. A l'époque des faits, il était l'actionnaire majoritaire de la société turque à responsabilité limitée
Deniz Basýn Yayýn Sanayi ve Ticaret Organizasyon, qui possède la revue hebdomadaire Haberde Yorumda Gerçek (Nouvelles et commentaires : la vérité), publiée à Istanbul.

B. Les publications incriminées

10. Dans le numéro 51 du 13 mars 1993 de la revue fut publié un point de vue intitulé « Le retour de Kawa et Dehak ». L'article analysait les événements susceptibles de se produire lors de la fête de Newroz qui devait se tenir peu après.

11. Les passages pertinents de ce commentaire se traduisent ainsi :

« (...) C'est la semaine de Newroz au Kurdistan. C'est durant cette période que se révèle le plus l'opposition entre les exigences du peuple kurde et l'absence de tolérance face à l'expression de ces exigences. La tradition de la rébellion se réveille. Dehak et Kawa se sont réincarnés. Le temps est venu de régler les comptes. Kawa n'a rien de flou. Toutes les montagnes, toutes les villes sont pleines de Kawa. Il y en a des millions. Bon, mais qui est Dehak ? Qui pourrait incarner son personnage aujourd'hui ? Demirel ? Güre
º ? Le gouverneur régional ? Ou le nouveau commandant Ilter ? Cette fois, Dehak est-il personnifié par chaque chef luttant contre l'insurrection, par chaque combattant réprimant l'insurrection, chaque membre des forces spéciales ou chaque commissaire de police ? Dehak est-il lui aussi tombé dans l'anonymat ? Quoi qu'il en soit, Dehak et Kawa vont régler leurs comptes une fois encore. (...)

L'année dernière, une publication révolutionnaire décrivait les jours précédant la fête de Newroz en ces termes :

« Actuellement, plus de deux cent mille soldats sont massés au Kurdistan, où des chars et des armes ont été envoyés. Les bombes pleuvent sur les villages et les montagnes kurdes. Le chef d'état-major a passé en revue les préparatifs de l'offensive. Des instructions sont adressées aux gouverneurs de provinces et de districts, aux chefs des équipes spéciales, aux chefs de la police et de l'armée. Le chef des services de renseignements (MIT) prévoit que beaucoup de sang sera versé. Les députés organisent des voyages d'information afin de prendre le pouls de la population. » (...)

Contrairement aux années précédentes, l'assemblée nationale du Kurdistan, à tendance pro-PKK, devrait cette année jouer elle aussi un rôle pendant la fête de Newroz. (...)

Par ailleurs, des mesures d'exception sont appliquées dans les grandes villes situées en dehors du Kurdistan abritant de fortes populations kurdes, où il est très probable que les quartiers kurdes seront le théâtre de manifestations de grande ampleur. »

12. Dans le même numéro, et dans le cadre du point de vue ci-dessus, parut aussi un entretien de l'agence de presse kurde avec un représentant du Front national de libération du Kurdistan (« ERNK »), l'aile politique du Parti des travailleurs du Kurdistan (« PKK »). Ces deux organisations sont illégales en Turquie.

13. La partie pertinente de l'entretien est rédigée comme suit :

« (...) Nous soulignons cette conclusion, nous tenons même à insister dessus. Nous en appelons à tous les pays européens. Nous sommes ouverts à toute solution, humanitaire ou politique, y compris tout appel à un armistice. Le PKK et la lutte qu'il mène ne sont en aucun cas des mouvements terroristes. Il faut oublier définitivement cette conception erronée et aller dans la direction de la coopération et du soutien. Le véritable terroriste, c'est la République de Turquie. Nous pensons que les attitudes à cet égard seront bien éclaircies cette année, que des dialogues très positifs s'instaureront et que, progressivement, la République de Turquie sera de plus en plus isolée. »

C. Les mesures prises par les autorités

1. La saisie de la revue

14. Le 14 mars 1993, la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul (
Ýstanbul Devlet Güvenlik Mahkemesi) ordonna la saisie de tous les exemplaires du numéro 51 de la revue au motif qu'il diffusait de la propagande séparatiste.

2. Les chefs d'accusation

15. Par un acte du 22 avril 1993, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul inculpa le requérant, en sa qualité de propriétaire de la revue, de propagande contre l'indivisibilité de l'Etat, pour avoir publié le point de vue ci-dessus ainsi qu'une déclaration de l'ERNK (paragraphe 12 ci-dessus). Il s'appuyait respectivement sur les articles 8 et 6 de la loi de 1991 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi de 1991 » – paragraphes 24 et 25 ci-dessous).

3. La procédure devant la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul

16. Le requérant réfuta les accusations lors de la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul. Il affirma que le point de vue litigieux ne tombait pas sous le coup de l'article 8 de la loi de 1991, arguant que débattre des actions que le PKK était susceptible de mener durant les célébrations de Newroz ne saurait être assimilé à la publication de la déclaration d'une organisation terroriste au sens de l'article 6 de la loi de 1991. Concernant la liberté d'expression, il invoqua l'article 10 de la Convention ainsi que la jurisprudence de la Commission et de la Cour. Il soutint que le pluralisme des opinions, y compris celles qui choquent ou offensent, est essentiel dans une société démocratique et que les dispositions des articles 6 et 8 de la loi de 1991 limitent le droit à la liberté d'expression, au mépris de la Constitution turque et des critères définis dans la jurisprudence de la Commission et de la Cour.

4. La condamnation du requérant

17. Dans un arrêt du 27 septembre 1993, la cour de sûreté de l'Etat jugea le requérant coupable au titre de l'article 8 § 2 de la loi de 1991, et le condamna à une amende de 100 millions de livres turques (TRL) qu'elle réduisit par la suite à 83 333 333 TRL eu égard à la bonne conduite de l'intéressé durant le procès.

18. Dans ses attendus, la cour de sûreté de l'Etat estima que le point de vue incriminé était contraire à l'article 8 de la loi de 1991. Elle conclut que cet article, qui qualifiait de « Kurdistan » une certaine partie du territoire turc et de « Kurdes » une fraction de la population, diffusait de la propagande contre l'indivisibilité de l'Etat turc.

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