Cour européenne des droits de l'homme22 mars 2001
Requête n°2) Des restrictions ne sont autorisées
Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne
AFFAIRE STRELETZ, KESSLER ET KRENZ c. ALLEMAGNE
(Requêtes nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2001
[Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.]
En l'affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. C.L. Rozakis,
G. Ress,
J.-P. Costa,
L. Ferrari Bravo,
L. Caflisch,
L. Loucaides,
I. Cabral Barreto,
K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
M. B. Zupanèiè,
Mme N. Vajiæ,
M. M. Pellonpää,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. E. Levits,
A. Kovler, juges,
et de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 novembre 2000 et 14 février 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouvent trois requêtes (nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98) dirigées contre la République fédérale d'Allemagne. Deux ressortissants de cet Etat, MM. Fritz Streletz et Heinz Kessler (« les premier et second requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») les 20 novembre 1996 et 28 janvier 1997 respectivement en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Un troisième ressortissant de cet Etat, M. Egon Krenz (« le troisième requérant »), avait saisi la Cour le 4 novembre 1998 en vertu de l'article 34 de la Convention.
2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, sont tous représentés par Me Piers Gardner, avocat au barreau de Londres (Royaume-Uni), et respectivement par Mes Friedrich Wolff, Hans-Peter Mildebrath et Robert Unger, avocats au barreau de Berlin (Allemagne). Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Klaus Stoltenberg, Ministerialdirigent.
3. Les requérants alléguaient que les actions qui leur ont été reprochées ne constituaient pas, au moment où elles avaient été commises, des infractions d'après le droit national ou d'après le droit international, et que leurs condamnations par les juridictions allemandes constituaient donc des violations de l'article 7 § 1 de la Convention. Ils invoquaient également les articles 1 et 2 § 2 de la Convention.
4. Les deux premières requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. Les trois requêtes ont été attribuées à la quatrième section de la Cour, en même temps que la requête (n° 37201/97) de M. K.-H.W., également dirigée contre la République fédérale d'Allemagne (article 52 § 1 du règlement).
Le 9 décembre 1999, une chambre de cette section, composée des juges dont le nom suit : M. M. Pellonpää, Président, M. G. Ress, M. A. Pastor Ridruejo, M. L. Caflisch, M. J. Makarczyk, M. I. Cabral Barreto et Mme N. Vajiæ, ainsi que de M. V. Berger, greffier de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 § 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement (ancienne version). Le président de la Grande Chambre a décidé que dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice les trois requêtes, ainsi que celle de M. K.-H.W., devaient être attribuées à la même Grande Chambre (articles 24, 43 § 2 et 71 du règlement).
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond des requêtes.
8. Une audience portant sur les trois requêtes, ainsi que sur celle de M. K.-H.W., et dédiée à la fois aux questions de recevabilité et de fond, s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 novembre 2000 (article 54 § 4 du règlement).
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. K. Stoltenberg, Ministerialdirigent, agent,
C. Tomuschat, Professeur de droit international public,
K.-H. Stör, Ministerialrat, conseillers ;
pour les requérants
Mes P. Gardner, avocat au barreau de Londres,
F. Wolff, pour le premier requérant,
H.-P. Mildebrath, pour le second requérant,
Me R. Unger, pour le troisième requérant,
avocats au barreau de Berlin, conseils ;
pour M. K.-H.W.
Me D. Lammer, avocat au barreau de Berlin, conseil.
La Cour les a entendu en leurs déclarations.
9. Par des décisions du 8 novembre 2000, la Grande Chambre a déclaré recevables les trois requêtes, ainsi que celle de M. K.-H.W.
10. Le 14 février 2001, la Grande Chambre a décidé de joindre les requêtes de MM. Streletz, Kessler et Krenz ( article 43 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11. Les requérants sont des ressortissants allemands, nés en 1926, 1920 et 1937 respectivement.
12. Après leur condamnation par les juridictions allemandes, les deux premiers requérants (MM. Fritz Streletz et Heinz Kessler) ont été détenus en régime de semi-liberté (offener Strafvollzug), puis remis en liberté après avoir purgé les deux tiers environ de leur peine. Ils résident actuellement à Strausberg (Allemagne) et à Berlin (Allemagne), respectivement.
Le troisième requérant (M. Egon Krenz) est détenu en régime de semi-liberté à la prison de Plötzensee de Berlin depuis janvier 2000.
A. Le contexte général
13. De 1949 à 1961 environ deux millions et demi d'Allemands ont fui la République démocratique allemande (RDA) pour se rendre en République fédérale d'Allemagne (RFA). Pour contenir le flux incessant des fugitifs, la RDA érigea le mur de Berlin le 13 août 1961 et renforça tous les dispositifs de sécurité le long de la frontière entre les deux Etats allemands, en y installant notamment des mines antipersonnel et des systèmes de tir automatiques (Selbstschussanlagen). De nombreuses personnes ayant tenté de franchir la frontière pour se rendre à l'Ouest ont par la suite trouvé la mort, soit en déclenchant des mines antipersonnel ou des systèmes de tir automatiques, soit en succombant aux tirs des gardes-frontière est-allemands. D'après le parquet de la RFA, le nombre de morts s'élève officiellement à 264 ; d'autres sources avancent des chiffres plus élevés, comme « le groupe de travail du 13 août » (Arbeitsgemeinschaft 13. August), qui parle de 938 morts. En tout état de cause, le nombre exact de personnes tuées est très difficile à déterminer, car les incidents à la frontière étaient tenus secrets par les autorités de la RDA.
14. Le Conseil d'Etat (Staatsrat) de la RDA rendait les décisions de principe pour les questions de défense et de sécurité du pays et organisait la défense du pays avec l'aide du Conseil national de la défense (Nationaler Verteidigungsrat - NVR) de la RDA (article 73 de la Constitution de la RDA paragraphe 28 ci-dessous).
La présidence de ces deux organes ainsi que du Parlement de la RDA (Volkskammer) était assurée par des membres du Parti socialiste unifié de la RDA (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands - SED).
Le Bureau politique (Politbüro) du Comité central du Parti était l'organe décisionnel du Parti socialiste unifié et l'instance la plus puissante de la RDA. Toute décision politique de principe et toute décision relative à la nomination des cadres dirigeants du pays étaient prises en son sein. Le nombre de ses membres était variable : à compter du XIe et dernier congrès du Parti socialiste unifié du mois d'avril 1986, il comptait vingt-deux membres et cinq candidats.
Le Secrétaire général du Comité central du Parti présidait le Conseil national de la défense et tous les membres de ce Conseil étaient des fonctionnaires du Parti. Le Conseil national de la défense se réunissait en général deux fois par an et rendait des décisions importantes relatives à la mise en place et à la consolidation du régime de surveillance de la frontière (Grenzregime) ou portant sur les ordres de tirer (Schiessbefehle).
15. Les gardes-frontière de la RDA (Grenztruppen der DDR), issus de l'Armée nationale du peuple (Nationale Volksarmee - NVA), dépendaient directement du Ministère de la défense nationale (Ministerium für nationale Verteidigung). Les ordres annuels du Ministre de la défense reposaient eux-mêmes sur des décisions du Conseil national de la défense.
Ainsi, dans une décision du 14 septembre 1962, le Conseil national de la défense précisa que les ordres (Befehle) et instructions de service (Dienstvorschriften) édictés par le Ministre de la défense devaient montrer aux gardes-frontière qu'ils « [étaient] pleinement responsables de la préservation de l'inviolabilité de la frontière étatique dans leur secteur et que 'ceux qui [violaient] la frontière' (Grenzverletzer) [devaient] être dans tous les cas arrêtés en tant qu'adversaires (Gegner) et, si nécessaire, anéantis (vernichtet) ». De même, une instruction de service du 1er février 1967 précisa que « la pose ciblée et serrée des mines sur le terrain (...) doit empêcher la mobilité de 'ceux qui violent la frontière' et (...) aboutir à leur arrestation ou anéantissement ».
Depuis 1961, et surtout dans la période allant de 1971 à 1989, les réunions du Conseil national de la défense portaient régulièrement sur la consolidation et l'amélioration des installations de protection de la frontière (Grenzsicherungsanlagen) et sur l'utilisation des armes à feu. Les ordres édictés par le Ministre de la défense sur cette base insistaient également sur la nécessité de protéger la frontière étatique de la RDA à tout prix et indiquaient que « ceux qui violaient la frontière » devaient être arrêtés ou « anéantis » : ces ordres étaient ensuite mis en uvre par les commandants des régiments des gardes-frontière. C'est sur cette chaîne de commandement que reposaient tous les agissements des gardes-frontière, y compris l'installation de mines et l'utilisation des armes à feu contre les fugitifs.
16. Les requérants occupaient des fonctions élevées au sein de l'appareil étatique et du Parti socialiste unifié de la RDA :
le premier requérant était membre du Conseil national de la défense depuis 1971, du Comité central du Parti depuis 1981 et Ministre adjoint de la défense de 1979 à 1989 ;
le second requérant était membre du Comité central du Parti depuis 1946, chef d'état-major de l'Armée nationale du peuple et membre du Conseil national de la défense depuis 1967, et Ministre de la défense de 1985 à 1989 ;
le troisième requérant était membre du Comité central du Parti depuis 1973, du Conseil d'Etat depuis 1981, du Bureau politique et du Conseil national de la défense depuis 1983, et Secrétaire général du Comité central du Parti (succédant à M. E. Honecker), Président du Conseil d'Etat et du Conseil national de la défense d'octobre à décembre 1989.
17. En automne 1989, la fuite de milliers de citoyens de la RDA vers les ambassades de la RFA à Prague et à Varsovie, vers la Hongrie, qui avait ouvert ses frontières vers l'Autriche le 11 septembre 1989, les manifestations de dizaines de milliers de personnes dans les rues de Dresde, Leipzig et Berlin-Est notamment, ainsi que la politique de restructuration et d'ouverture menée en Union Soviétique par Michaël Gorbatchow (« perestroïka » et « glasnost »), ont précipité la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, l'effondrement du système en RDA et le processus qui devait aboutir à la réunification de l'Allemagne, devenue effective le 3 octobre 1990.
Par une note verbale du 8 septembre 1989, la Hongrie suspendit les articles 6 et 8 de l'accord bilatéral avec la RDA du 20 juin 1969, portant renonciation mutuelle aux visas d'entrée et renfermant une interdiction de laisser des voyageurs partir vers des pays tiers, en s'appuyant expressément sur les articles 6 et 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (paragraphe 40 ci-dessous), ainsi que sur l'article 62 (changement fondamental de circonstances) de la Convention de Vienne sur le droit des traités.
18. Au cours de l'été 1990, le Parlement nouvellement élu de la RDA enjoignit au législateur allemand d'assurer que les injustices commises par le Parti socialiste unifié seraient poursuivies sur le plan pénal (die strafrechtliche Verfolgung des SED-Unrechts sicherzustellen).
B. La procédure devant les juridictions allemandes
1. En ce qui concerne les deux premiers requérants (MM. Streletz et Kessler)
19. Par un jugement du 16 septembre 1993, le Tribunal régional (Landgericht) de Berlin condamna les premier et second requérants à cinq ans et six mois et à sept ans et six mois d'emprisonnement respectivement, pour incitation à homicide volontaire (Anstiftung zum Totschlag), au motif qu'ils étaient coresponsables de la mort de six et de sept jeunes gens respectivement, âgés de 18 à 28 ans, qui avaient tenté de fuir la RDA de 1971 à 1989 en franchissant la frontière entre les deux Etats allemands. Ils avaient trouvé la mort soit en déclenchant des mines antipersonnel installées à la frontière, soit en succombant aux tirs des gardes-frontière est-allemands.
Il s'agit en particulier des cas suivants :
Le 8 avril 1971, M. Klaus Seifert, âgé de 18 ans, marcha sur une mine terrestre (Erdmine), en tentant de franchir la frontière, et perdit la jambe gauche. Il parvint toutefois à atteindre le territoire de la RFA où, après une série d'opérations, il succomba à ses blessures.