Jurisprudence : CEDH, 23-09-1998, Req. 55/1997/839/1045, Lehideux et Isorni c. France

CEDH, 23-09-1998, Req. 55/1997/839/1045, Lehideux et Isorni c. France

A7248AWD

Référence

CEDH, 23-09-1998, Req. 55/1997/839/1045, Lehideux et Isorni c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064167-cedh-23091998-req-5519978391045-lehideux-et-isorni-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

23 septembre 1998

Requête n°55/1997/839/1045

Lehideux et Isorni c. France



AFFAIRE LEHIDEUX ET ISORNI c. FRANCE

(55/1997/839/1045)


ARRÊT

STRASBOURG

23 septembre 1998

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.

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SOMMAIRE

Arrêt rendu par une grande chambre

France – condamnation pour « apologie des crimes de guerre ou de crimes ou délits de collaboration », à la suite de la parution dans un quotidien national d'un encart publicitaire présentant comme salutaires certaines actions de Philippe Pétain (article 24, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse)

I. article 10 de la convention

A. Application de l'article 17

En vue de tenir compte de toutes les circonstances de la cause, la Cour entame d'abord l'examen du respect de l'article 10, dont elle apprécie toutefois les exigences à la lumière de l'article 17.

B. Observation de l'article 10

Condamnation litigieuse : ingérence dans l'exercice par les requérants de leur droit à la liberté d'expression – prévue par la loi – poursuivait plusieurs buts légitimes : protection de la réputation et des droits d'autrui, défense de l'ordre, prévention du crime.

Thèse dite du « double jeu » : pas à la Cour d'arbitrer cette question, qui relève d'un débat toujours en cours sur le déroulement et l'interprétation des événements dont il s'agit (Montoire) – question échappant à la catégorie des faits historiques clairement établis, tel l'Holocauste, dont la négation ou la révision se verrait soustraite par l'article 17 à la protection de l'article 10 – il n'apparaît pas que les requérants aient voulu nier ou réviser ce qu'ils ont eux-mêmes appelé les « atrocités » et les « persécutions nazies » ou encore la « toute-puissance allemande et sa barbarie » – les seuls noms au bas du texte incriminé sont ceux de deux associations légalement constituées en vue de promouvoir la réhabilitation de Philippe Pétain.

Cour d'appel de Paris : n'a pas pris parti sur la thèse dite du « double jeu » mais a retenu « l'absence de toute critique et (…) de toute distance » par rapport à des faits « habilement celés », à savoir la signature de l'acte dit loi sur les ressortissants étrangers de race juive.

Les requérants ont moins fait l'éloge d'une politique que celle d'un homme, et cela dans un but dont la cour d'appel a reconnu la pertinence et la légitimité : la révision de la condamnation de Philippe Pétain – silence reproché aux auteurs du texte : porte sur des événements qui participent directement de l'Holocauste – passivité du ministère public – événements évoqués dans la publication vieux de plus de quarante ans – publication dans le droit fil de l'objet social des associations à l'origine de celle-ci – gravité d'une condamnation pénale pour apologie des crimes ou délits de collaboration, eu égard à l'existence de voies de droit civiles – non-lieu à appliquer l'article 17.

Conclusion : violation (quinze voix contre six).

II. article 50 de la convention

Dommage moral : suffisamment réparé par le constat de violation.

Frais et dépens : remboursement en équité.

Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme aux requérants pour frais et dépens (unanimité).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

25.3.1985, Barthold c. Allemagne ; 20.11.1989, markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne ; 29.10.1992, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande ; 24.2.1994, Casado Coca c. Espagne ; 23.6.1994, Jacubowski c. Allemagne ; 23.9.1994, Jersild c. Danemark ; 24.11.1994, Kemmache c. France (n° 3) ; 26.9.1995, Vogt c. Allemagne ; 24.2.1997, De Haes et Gijsels c. Belgique ; 25.11.1997, Zana c. Turquie ; 30.1.1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie ; 25.5.1998, Parti socialiste et autres c. Turquie

En l'affaire Lehideux et Isorni c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Bernhardt, président,

F. Gölcüklü,

L.-E. Pettiti,

C. Russo,

A. Spielmann,

J. De Meyer,

Mme E. Palm,

MM. I. Foighel,

R. Pekkanen,

A.N. Loizou,

J.M. Morenilla,

Sir John Freeland,

MM. A.B. Baka,

G. Mifsud Bonnici,

B. Repik,

P. Jambrek,

P. Kûris,

J. Casadevall,

P. van Dijk,

T. Pantiru,

V. Butkevych,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 avril et 24 août 1998,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 mai 1997 et par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 8 août 1997, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de seuvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 24662/94) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Marie-François Lehideux et Jacques Isorni, avaient saisi la Commission le 13 mai 1994, en vertu de l'article 25.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) ; la requête du Gouvernement renvoie à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.

2. Le second requérant est décédé le 8 mai 1995. Le 24 juin 1996, la Commission a reconnu à sa veuve, Mme Yvonne Isorni, qualité pour poursuivre la procédure au nom de son mari.

3. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance et ont désigné leurs conseils (article 30).

4. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 3 juillet 1997, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Macdonald, A. Spielmann, I. Foighel, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, T. Pantiru et V. Butkevych (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).

5. Le 22 octobre 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire, ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, MM. B. Walsh, P. Jambrek, F. Gölcüklü et R. Pekkanen (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le 25 octobre 1997, le président a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept juges supplémentaires appelés à

à compléter la grande chambre, à savoir M. C. Russo, Mme E. Palm, Sir John Freeland, M. A.B. Baka, M. B. Repik, M. J. Casadevall et M. P. van Dijk (article 51 § 2 c)). Ultérieurement, MM. J. De Meyer, G. Mifsud Bonnici et P. Kûris, suppléants, ont remplacé MM. Ryssdal et Walsh, décédés, et M. Macdonald, empêché, et M. Bernhardt a succédé à M. Ryssdal à la présidence de la grande chambre (articles 21 § 6, 22 § 1, 24 § 1 et 51 § 6).

6. En sa qualité de président de la grande chambre, M. Ryssdal avait consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires des requérants et du Gouvernement les 23 et 27 février 1998 respectivement.

7. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 avril 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

M. M. Perrin de Brichambaut, directeur des affaires

juridiques au ministère des Affaires étrangères, agent,

Mme M. Dubrocard, magistrat détaché à la direction

des affaires juridiques

du ministère des Affaires étrangères,

M. A. Buchet, magistrat, chef du bureau des droits de l'homme

du service des affaires européennes et internationales,

ministère de la Justice,

Mme C. Etienne, magistrat détaché au bureau de la justice pénale

et des libertés individuelles, direction des affaires

criminelles et des grâces, ministère de la Justice, conseils ;

pour la Commission

M. B. Conforti, délégué ;

pour les requérants

Me B. Prevost, avocat au barreau de Paris,

M. J. Ebstein-Langevin, ancien avocat au barreau de Paris, conseils.

La Cour a entendu M. Conforti, M. Ebstein-Langevin, Me Prevost et M. Perrin de Brichambaut.

8. Le 23 juin 1998, la Cour a été informée du décès de M. Lehideux, survenu le 21 juin.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9. Né en 1904 et décédé le 21 juin 1998 (paragraphe 8 ci-dessus), M. Lehideux, premier requérant, était administrateur puis directeur de sociétés – dont la Régie nationale des usines Renault – et résidait à Paris. De septembre 1940 à avril 1942, il fut secrétaire d'Etat à la production industrielle dans le gouvernement du maréchal Pétain et, de 1959 à 1964, membre du Comité économique et social. Il était le président de l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain.

Le second requérant, M. Isorni, né en 1911 et décédé le 8 mai 1995 (paragraphe 2 ci-dessus), avait été avocat au barreau de Paris. En sa qualité de premier secrétaire de la Conférence du stage des avocats à la cour d'appel de Paris, il avait été commis d'office pour seconder le bâtonnier à la défense du maréchal Pétain devant la Haute Cour de justice. Le 15 août 1945, celle-ci condamna Philippe Pétain à la peine de mort et à la dégradation nationale pour avoir entretenu des intelligences avec l'Allemagne en vue de favoriser les entreprises de l'ennemi.

A. La publication litigieuse

10. Le 13 juillet 1984, le quotidien Le Monde publia, dans un encart publicitaire d'une page, un texte portant, en gros caractères, le titre « Français, vous avez la mémoire courte », suivi de la mention, en petits caractères et en italiques, « Philippe Pétain, le 17 juin 1941 ». Il se terminait par une invitation à écrire à l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain et à l'Association nationale Pétain-Verdun.

11. Divisé en plusieurs sections commençant chacune par les mots, en gros caractères majuscules, « Français, vous avez la mémoire courte, si vous avez oublié… », le texte rappelait, par assertions successives, les principales étapes de la vie publique de Philippe Pétain de 1916 à 1945, dont les actions, menées tantôt comme militaire tantôt comme chef de l'Etat français, étaient présentées comme salutaires.

Au sujet de la période 1940-1945, il se lisait ainsi :

« FRANÇAIS, VOUS AVEZ LA MÉMOIRE COURTE

– SI VOUS AVEZ OUBLIÉ...

– Qu'en 1940 les pouvoirs civil et militaire avaient conduit la France au désastre. Les responsables le supplièrent de venir à son secours. Par l'appel du 17 juin 1940, il obtint l'armistice, empêcha l'ennemi de camper sur les bords de la Méditerranée. Ce qui sauva les Alliés. Le pouvoir lui fut alors donné légalement par les Assemblées parlementaires, où le Front populaire était majoritaire. Les Français, reconnaissants, le tinrent, à juste titre, pour leur sauveur. Il y eut « quarante millions de pétainistes » (Henri Amouroux).

Combien ne s'en souviennent plus et combien l'ont renié ?

– Qu'au milieu de difficultés qu'aucun chef de la France n'avait connues, des atrocités, des persécutions nazies, il les protégea contre la toute-puissance allemande et sa barbarie, veillant aussi au salut de deux millions de prisonniers de guerre.

– Qu'il assura le pain de chaque jour, rétablit la justice sociale, défendit l'école libre, sauvegarda une économie mise au pillage.

– Que par sa politique suprêmement habile, il alla le même jour à Montoire et à Londres, par un représentant personnel, permettant à la France vaincue de maintenir sa position entre les exigences contradictoires des Allemands et des Alliés et, par ses accords secrets avec l'Amérique, de préparer et de contribuer à la libération de la France, pour laquelle il avait formé l'armée d'Afrique.

– Qu'il conserva à la France la presque totalité de ce qu'on osait appeler encore son Empire.

– Que Hitler et Ribbentrop lui reprochèrent sa résistance, le menacèrent, et que, le 20 août 1944, les troupes allemandes le déportèrent en Allemagne.

FRANÇAIS, VOUS AVEZ LA MÉMOIRE COURTE

– SI VOUS AVEZ OUBLIÉ...

– Que, pendant qu'il était captif de l'ennemi, Philippe Pétain fut poursuivi sur l'ordre de Charles de Gaulle pour avoir trahi la patrie, alors qu'il avait tout fait pour la sauver.

– SI VOUS AVEZ OUBLIÉ...

– Que, s'évadant d'Allemagne, il revint en France, quel que fût le danger personnel qu'il pouvait courir, pour répondre à cette monstrueuse accusation et essayer d'assurer, par sa présence, la sauvegarde de ceux qui lui avaient obéi.

FRANÇAIS, VOUS AVEZ LA MÉMOIRE COURTE

– SI VOUS AVEZ OUBLIÉ...

– Que l'accusation utilisa, avec les plus hautes complicités, un faux, comme dans l'affaire Dreyfus, pour obtenir sa condamnation ; qu'à quatre-vingt-dix ans il fut, à la hâte, condamné à mort (...) »

B. Les poursuites contre les requérants

1. La plainte à l'origine des poursuites

12. Le 10 octobre 1984, l'Association nationale des anciens combattants de la Résistance déposa plainte avec constitution de partie civile, du chef d'apologie des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi, contre M. L., en qualité de directeur de publication du journal Le Monde, et du chef de complicité d'apologie des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi, contre les deux requérants et M. M., respectivement en leur qualité de président de l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain, de rédacteur du texte incriminé et de président de l'Association nationale Pétain-Verdun.

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