Cour européenne des droits de l'homme24 février 1998
Requête n°140/1996/759/958
Larissis et autres c. Grèce
AFFAIRE LARISSIS ET AUTRES c. GRÈCE
(140/1996/759/958960)
ARRÊT
STRASBOURG
24 février 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Grèce condamnation d'officiers de l'armée de l'air pour prosélytisme (article 4 de la loi n° 1363/1938)
I. Article 7 de la Convention
Situation : état du droit grec pas devenu moins précis depuis l'arrêt Kokkinakis c. Grèce rendu par la Cour et disant que la définition du prosélytisme satisfait aux conditions de sécurité et de prévisibilité fixées à l'article 7.
Conclusion : non-violation (huit voix contre une).
II. Article 9 de la Convention
A. Ingérence
Non contesté que poursuite, condamnation et sanction des requérants s'analysent en des ingérences dans l'exercice du droit garanti par l'article 9.
B. « Prévue par la loi »
Les mesures étaient « prévues par la loi », pour la même raison que celle à l'appui du constat de non-violation de l'article 7.
C. But légitime
Protéger les droits et libertés d'autrui.
D. « Nécessaire dans une société démocratique »
1. Principes généraux
Réaffirmation des principes énoncés dans l'arrêt Kokkinakis c. Grèce.
2. Prosélytisme envers les soldats
La Convention vaut en principe pour les forces armées à cause de la structure hiérarchique des forces armées, un subordonné a du mal à se soustraire à une conversation engagée par son supérieur, ce qui comporte un risque de harcèlement les Etats peuvent donc être fondés à prendre des mesures particulières pour protéger les droits des subordonnés.
Preuves que trois soldats se sont sentis obligés de prendre part à des discussions religieuses avec les requérants, leurs supérieurs mesures prises pas particulièrement sévères non disproportionnées.
Conclusion : non-violation s'agissant des mesures prises pour prosélytisme envers les soldats Antoniadis et Kokkalis (huit voix contre une) ; non-violation s'agissant des mesures prises pour prosélytisme envers le soldat Kafkas (sept voix contre deux).
3. Prosélytisme envers les civils
Aucune preuve que les civils aient fait l'objet de pressions abusives. Donc, mesures injustifiées.
Conclusion : violation (sept voix contre deux).
III. Article 10 de la Convention
Conclusion : pas de question distincte (unanimité).
IV. Articles 14 et 9 de la Convention
Aucune preuve que la loi ait été appliquée de manière discriminatoire.
Conclusion : non-violation s'agissant du prosélytisme envers les soldats (unanimité) ; aucune question distincte s'agissant du prosélytisme à l'égard des civils (unanimité).
V. Article 50 de la Convention
Tort moral : octroi d'une indemnité.
Frais et dépens : remboursement partiel.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser certaines sommes aux requérants (sept voix contre deux).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
8.6.1976, Engel et autres c. Pays-Bas ; 26.4.1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) ; 25.5.1993, Kokkinakis c. Grèce ; 25.11.1997, Grigoriades c. Grèce
En l'affaire Larissis et autres c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. F. Gölcüklü, président,
R. Macdonald,
J. De Meyer,
N. Valticos,
R. Pekkanen,
J.M. Morenilla,
B. Repik,
P. Kûris,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 septembre 1997 et 30 janvier 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouvent trois requêtes (nos 23372/94, 26377/94 et 26378/94) dirigées contre la République hellénique et dont trois ressortissants de cet Etat, M. Dimitrios Larissis, M. Savvas Mandalarides et M. Ioannis Sarandis, avaient saisi la Commission le 28 janvier 1994 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48, ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 7, 9, 10 et 14 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, celui-ci a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, J. De Meyer, R. Pekkanen, D. Gotchev, P. Kûris et P. van Dijk (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Ultérieurement, M. B. Repik, suppléant, a remplacé M. Gotchev, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec (« le Gouvernement »), le représentant des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants respectivement le 27 et le 28 mai 1997.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats ont eu lieu en public le 22 septembre 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. P. Georgakopoulos, conseiller
auprès du Conseil juridique de l'Etat, agent,
Mme K. Grigoriou, auditeur
auprès du Conseil juridique de l'Etat, conseil ;
pour la Commission
M. D. váby, délégué ;
pour les requérants
MM. J.W. Montgomery, Barrister-at-Law, conseil,
A. Dos santos, conseiller.
La Cour a entendu M. váby, M. Montgomery et Mme Grigoriou.
6. Par la suite, M. Gölcüklü a remplacé M. Ryssdal, empêché, à la présidence de la chambre, et M. J.M. Morenilla, suppléant, est devenu membre titulaire de la chambre.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE LA CAUSE
7. Le premier requérant, M. Dimitrios Larissis, né en 1949, habite Tanagra Viotias. Le deuxième, M. Savvas Mandalarides, né en 1948, habite Agria Volou. Le troisième, M. Ioannis Sarandis, né en 1951, habite Kamatero Attikis.
A l'époque des événements en cause, ils servaient tous les trois comme officiers dans la même unité de l'armée de l'air grecque. Ils étaient adeptes de l'Eglise pentecôtiste, confession chrétienne protestante qui adhère au principe selon lequel tous les croyants doivent évangéliser.
A. Les actes allégués de prosélytisme
1. Le prosélytisme allégué des premier et deuxième requérants envers le soldat Georgios Antoniadis
8. Dans la déposition qu'il fit aux fins des poursuites dirigées contre les requérants (paragraphe 13 ci-dessous), le soldat Antoniadis déclara qu'il avait été muté à l'unité des intéressés en 1986, deux mois après s'être engagé dans l'armée de l'air, et avait été placé sous le commandement du deuxième requérant au service des transmissions. A quelque sept reprises les premier et deuxième requérants le mêlèrent à des discussions religieuses, lisant à haute voix des extraits de la Bible et l'encourageant à adhérer aux croyances de l'Eglise pentecôtiste. Le deuxième requérant lui dit que certains membres de la secte pouvaient s'exprimer dans des langues étrangères avec l'assistance de la puissance divine. A chaque fois que le soldat Antoniadis revenait de permission, le deuxième requérant lui demandait s'il s'était rendu à l'église pentecôtiste. Le soldat affirma qu'il se sentait obligé de prendre part à ces discussions parce que les requérants étaient ses supérieurs.
2. Le prosélytisme allégué des premier et troisième requérants envers le soldat Athanassios Kokkalis
9. Dans sa déposition devant le tribunal militaire permanent de l'armée de l'air d'Athènes (paragraphe 13 ci-dessous), le soldat Kokkalis certifia qu'il avait servi dans l'unité des requérants entre le printemps 1987 et octobre 1988, encore qu'il ne fût placé directement sous les ordres d'aucun d'entre eux. A cette époque, le premier requérant le mêla à des discussions théologiques à quelque trente occasions, et le troisième une cinquantaine de fois, en cachant d'abord qu'ils n'étaient pas des chrétiens orthodoxes mais critiquant par la suite certains dogmes de cette foi et exhortant le soldat Kokkalis à adhérer à leurs croyances. Le troisième requérant lui demanda à plusieurs reprises de se rendre à l'église pentecôtiste à Larissa quand il serait en permission, lui affirmant que des miracles s'y produisaient et notamment que les croyants y acquéraient la capacité de s'exprimer dans des langues étrangères ; il lui donna à lire le journal Christianismos. Les requérants étaient de très bons officiers et étaient toujours polis avec lui ; la manière dont ils l'abordaient l'ennuyait néanmoins.
3. Le prosélytisme allégué des premier et troisième requérants envers le soldat Nikolaos Kafkas
10. Le soldat Nikolaos Kafkas ne put témoigner à l'audience en première instance parce que son épouse était souffrante, mais il déclara devant la cour d'appel militaire (paragraphe 21 ci-dessous) qu'il avait servi de l'hiver 1988 à août 1989 dans la même unité que les requérants, sous les ordres du troisième d'entre eux. Les intéressés n'avaient exercé aucune pression sur lui pour qu'il devînt membre de l'Eglise pentecôtiste. C'était lui qui avait abordé le troisième requérant pour lui demander pourquoi il était si serein, à quoi celui-ci lui avait répondu que c'était grâce à la lecture de l'Evangile. Les deux requérants lui avaient suggéré de lire la Bible. Ce faisant, il avait constaté un certain nombre de divergences entre les enseignements de l'Eglise orthodoxe et la Bible. Il n'avait eu aucune discussion sur les Eglises orthodoxe et pentecôtiste avec les requérants, mais s'était adressé à eux lorsqu'il avait des questions sur la Bible et leurs réponses lui avaient toujours paru convaincantes. Les deux requérants ne lui avaient jamais donné de littérature à lire ni ordonné de se rendre à l'église pentecôtiste. Le troisième requérant ne l'avait jamais autorisé à s'absenter pour des raisons liées à l'église ; il s'y était rendu pour la première fois en septembre 1989, après la fin de son service militaire.
M. Alexandros Kafkas, père du soldat Kafkas, déclara au tribunal que son fils s'était converti de l'Eglise orthodoxe à l'Eglise pentecôtiste alors qu'il servait sous les ordres du troisième requérant. Peu après son incorporation dans cette unité, il changea de comportement. Il cessa de voir ses amis et se mit à lire la Bible pendant de longues heures dans sa chambre et à écouter des sermons enregistrés. Il rapporta chez lui les postes de télévision et de radio qu'il avait à la caserne. Il rapporta également les manuels qu'il étudiait pour préparer les examens nécessaires à son admission à l'université. Il dit à son père qu'il avait rencontré deux officiers qui, contrairement à celui-ci, étaient de véritables chrétiens. Lorsque ses parents le suivirent lors d'une de ses visites à l'église pentecôtiste, il quitta son domicile et se rendit à Athènes. Vingt jours plus tard, il rentra chez lui et regagna l'Eglise orthodoxe. Il expliqua à son père que les premier et troisième requérants l'avaient converti au pentecôtisme. Ils avaient profité de leur grade pour faire pression sur lui en utilisant leurs talents particuliers de persuasion. Ils lui avaient dit qu'il obtiendrait une permission s'il promettait de se rendre à leur église. Lors d'un voyage d'Alexandros Kafkas, Nikolaos se convertit de nouveau au pentecôtisme. Son père conclut qu'il n'avait pas de volonté et ne faisait qu'obéir aux autres membres de l'Eglise pentecôtiste.
4. Le prosélystisme allégué du deuxième requérant envers la famille Baïramis et ses voisins
11. D'après la déclaration du capitaine Ilias Baïramis, son beau-frère, M. Charalampos Apostolidis, membre de l'Eglise pentecôtiste, s'en prit un jour à sa femme et, écumant de rage, lui dit qu'il voyait Satan en elle. On appela le deuxième requérant et dès son arrivée, M. Apostolidis s'apaisa. Le deuxième requérant fit un sermon aux membres de la famille Baïramis et à certains de ses voisins venus voir ce qui se passait, sur quoi il les exhorta à se convertir à la religion pentecôtiste.
5. Le prosélytisme allégué des deuxième et troisième requérants envers Mme Anastassia Zounara
12. Dans une déclaration préparée aux fins d'une enquête administrative dirigée contre les requérants, Mme Anastassia Zounara expliqua que son mari avait adhéré à l'Eglise pentecôtiste, ce qui entraîna une rupture de la vie familiale. Afin de comprendre le comportement de son mari, Mme Zounara se rendit à l'église pentecôtiste et au domicile des requérants plusieurs fois en quelque cinq mois. A cette époque, les intéressés, en particulier le deuxième et le troisième, venaient souvent la voir et la pressaient d'adhérer à leur Eglise. Ils affirmaient avoir reçu des signes de Dieu et pouvoir prédire l'avenir ; ils prétendaient aussi que Mme Zounara et ses enfants étaient possédés du démon. Elle finit par avoir des problèmes psychologiques et brisa tous liens avec les requérants et l'Eglise pentecôtiste.