Cour européenne des droits de l'homme
14 novembre 2000
Requête n°38437/97
Yvonne Delgado c. France
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DELGADO c. FRANCE
(Requête n° 38437/97)
ARRÊT
STRASBOURG
14 novembre 2000
DÉFINITIF
04/04/2001
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention.
En l'affaire Yvonne Delgado c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. W. Fuhrmann, président,
M. J.-P. Costa,
M. L. Loucaides,
Mme F. Tulkens
M. K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
M. K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin 1999 et 24 octobre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 38437/97) dirigée contre la France et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Yvonne Delgado (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 9 septembre 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 5 novembre 1997.
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Michèle Dubrocard, Sous-Directrice des Droits de l'Homme au ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante alléguait le non-respect du délai raisonnable de deux procédures en matière prudhomale (article 6 § 1 de la Convention).
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 29 juin 1999, la chambre a déclaré la requête recevable.
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. La requérante, salariée de la société Floralux depuis 1957, était déléguée au Comité d'Hygiène et de Sécurité. Bénéficiant à ce titre du statut de salariée protégée, elle ne pouvait être licenciée que sur autorisation préalable de l'inspecteur du travail et avait droit à être réintégrée dans l'entreprise en cas d'annulation de l'autorisation de licenciement. Elle fit l'objet, en 1985, 1989 et 1993, de trois licenciements successifs pour motif économique, suivis de deux réintégrations et d'un refus de réintégration. La procédure relative à son deuxième licenciement a fait l'objet d'une requête devant la Commission et a donné lieu à deux décisions du Comité des Ministres concluant à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et allouant à la requérante une satisfaction équitable.
Premier licenciement
9. Le 5 janvier 1985, le tribunal de commerce de Dijon prononça la mise en règlement judiciaire de la société Floralux et en concéda la location-gérance à la société nouvelle Floralux - Jardin de Paris à compter du 1er septembre 1985.
10. Le 9 août 1985, dans le cadre de licenciements pour motif économique, la société Floralux demanda à l'inspecteur du travail de Dijon l'autorisation de licencier la requérante, qui avait refusé une mutation avec baisse de salaire. Le 22 août 1985, l'inspecteur du travail refusa ladite autorisation puis, à la suite d'une nouvelle demande de la société nouvelle Floralux, donna le 25 octobre 1985 l'autorisation sollicitée.
11. Le 28 octobre 1985, la requérante fut licenciée et, le 2 décembre 1985, elle saisit le conseil de prud'hommes de Dijon d'une demande de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. L'audience de conciliation eut lieu le 15 janvier 1986.
12. Le 24 mars 1986, le conseil de prud'hommes débouta la requérante de ses demandes. Toutefois, par jugement du 18 novembre 1986, il condamna la société Floralux à lui payer la somme de 17.953,05 F au titre de rappel de prime d'ancienneté.
13. Par arrêt du 3 juin 1987, la cour d'appel de Dijon, saisie de l'appel des deux jugements, sursit à statuer et renvoya au tribunal administratif de Dijon une question préjudicielle concernant la légalité de l'autorisation administrative de licenciement du 25 octobre 1985.
14. Le 2 septembre 1987, le tribunal administratif annula l'autorisation administrative.
15. Le 17 février 1988, la cour d'appel de Dijon renvoya de nouveau devant le tribunal administratif la même question préjudicielle afin de permettre à la société nouvelle Floralux de participer aux débats. Le 3 mai 1988, le tribunal administratif précisa que la décision du 25 octobre 1985 était illégale et prononça son annulation.
16. L'audience devant la cour d'appel eut lieu le 20 septembre 1988. Par arrêt du 27 septembre 1988, la cour considéra que le licenciement de la requérante était dépourvu de cause réelle et sérieuse et ordonna en conséquence sa réintégration. La cour ordonna une expertise afin de déterminer le montant des rappels de salaires et de primes d'ancienneté qui lui étaient dus. Le 25 septembre 1989, l'expert déposa son rapport.
17. A l'audience du 27 mars 1990, l'avocat de la requérante indiqua qu'il n'était pas en mesure de présenter les demandes de sa cliente « dont la situation avait évolué et nécessitait la mise en cause d'autres institutions ».
18. Le 24 avril 1990, la cour d'appel ordonna la radiation et le retrait de l'affaire du rôle des procédures en cours. La cour précisait que l'affaire serait rétablie à son rôle sur justification de ce que les mises en cause nécessaires avaient été faites, et les conclusions échangées entre les parties.
19. Les 29 juin et 15 juillet 1993, la requérante écrivit au greffe et au président de la cour d'appel. Le 6 septembre 1993, elle demanda la réinscription de l'affaire au rôle. Son employeur déposa des conclusions le 29 décembre 1993 et elle en fit de même le 24 octobre 1994. L'audience fut fixée au 8 novembre 1994. Par arrêt du 13 décembre 1994, la cour d'appel constata la péremption de l'instance.
20. La requérante forma un pourvoi en cassation le 7 février 1995 et déposa un mémoire ampliatif le 25 avril suivant. La partie adverse produisit son mémoire le 28 février 1996 et le conseiller rapporteur, nommé le 1er octobre 1996, déposa son rapport le 6 décembre suivant. L'avocat général fut désigné le 27 janvier 1997 et l'audience eut lieu le 27 mai 1997.
21. Par arrêt du 8 juillet 1997, la Cour de cassation cassa et annula l'arrêt du 13 décembre 1994, et renvoya la cause et les parties devant la cour d'appel de Besançon. Les parties saisirent cette dernière juridiction les 6 novembre et 29 décembre 1997 et les procédures furent jointes par ordonnance du 5 janvier 1998. L'employeur déposa ses conclusions le 13 mai 1998, les autres parties furent invitées à conclure entre le 23 novembre 1998 et le 25 janvier 1999.
22. L'affaire, initialement fixée à l'audience du 10 mars 1999, fut renvoyée, à la demande de la requérante, au 13 octobre suivant. A cette audience, après lecture du rapport par le conseiller chargé de l'instruction de l'affaire, les parties furent interrogées sur l'incidence d'un arrêt de la Cour de cassation du 9 février 1999, cassant sans renvoi un arrêt de la cour d'appel de Dijon déclarant irrecevable l'appel d'une ordonnance rendue le 25 mars 1996 par le conseil des prud'hommes de Dijon. L'ensemble de l'affaire fut renvoyée à l'audience du 1er décembre 1999, afin de permettre au conseil de prud'hommes, que la requérante avait saisi en 1993 et 1996 à la suite de ses licenciements successifs, de se dessaisir. Le 8 novembre 1999, le conseil de prud'hommes prononça la jonction des instances et en renvoya la connaissance à la cour d'appel, qui joignit l'ensemble des affaires par ordonnance du 1er décembre 1999.
23. La cour d'appel rendit son arrêt le 12 janvier 2000. Après avoir rappelé les faits, ainsi que les procédures que la requérante avait dû engager, la cour s'exprima dans les termes suivants :
« (...) depuis le 2 décembre 1985, date de la première demande adressée au conseil de prud'hommes de Dijon par Melle Yvonne Delgado, qui venait d'être licenciée le 28 octobre 1985 par son employeur de l'époque (...), la salariée a dû surmonter d'innombrables obstacles procéduraux, tant devant les juridictions sociales, civiles et pénales de l'ordre judiciaire, que devant les juridictions administratives pour parvenir à présenter l'ensemble de ses prétentions relevant de la juridiction prud'homale à la présente cour, désignée à deux reprises par la Cour de cassation, Chambre sociale, cour de renvoi, étant rappelé que Melle Delgado a déjà obtenu satisfaction devant la Commission européenne des Droits de l'Homme en 1994 et reçu une indemnisation en 1997 pour violation de l'article 6 de la Convention, une nouvelle requête étant en outre déposée, toujours pour violation de cet article ;
(.. .) grâce à la persévérance de Melle Delgado, qui a su répondre à toutes les contestations et respecter tous les délais, et en raison de la cohérence des décisions rendues par la Chambre sociale de la Cour de cassation, amenée à statuer à quatre reprises dans ce litige, toutes les demandes de Melle Delgado concernant les trois licenciements dont elle a fait l'objet et le refus de réintégration sont désormais soumises à l'appréciation de la cour de renvoi, l'ensemble des procédures ayant été jointes ;
(...) toutes les questions procédurales relatives à l'unicité de l'instance et à la péremption de l'instance sont désormais réglées depuis les arrêts de cassation et aucune discussion ne porte sur le respect du principe de la contradiction, la cour de renvoi ayant permis aux parties de s'expliquer contradictoirement à l'audience du 1er décembre 1999, après deux renvois (...) »
24. La cour d'appel affirma tout d'abord que la requérante bénéficiait du statut de salariée protégée, impliquant un droit à réintégration en vertu de l'article L. 436-3 du Code du Travail, et que son contrat de travail avait été transféré, en vertu de l'article L. 122-12 du même code, aux différentes sociétés qui s'étaient succédées. La cour fixa ensuite les créances de la requérante à l'égard des procédures collectives desdites sociétés, en précisant qu'elles seraient garanties, dans la limite du plafond, par l'association pour la gestion du régime d'assurance des créances des salariés (AGS), représentée devant la cour par son centre de gestion et d'étude (CGEA) de Châlon-sur-Saône.
25. Le 2 mars 2000, l'AGS et le CGEA ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. L'affaire est actuellement pendante devant la Cour de cassation. Selon les indications données à la requérante par le greffe de la Cour de cassation, la durée prévisible de la procédure devant la Cour de cassation est de dix-huit à vingt-quatre mois.
Deuxième licenciement
26. A la suite de l'arrêt de la cour d'appel du 27 septembre 1988 ordonnant sa réintégration, la requérante demanda à être réintégrée le 6 octobre 1988. Entre-temps, la société nouvelle Floralux Jardin de Paris avait déposé son bilan et, le 12 juillet 1988, le tribunal de commerce de Dijon avait prononcé sa liquidation judiciaire. Ce jugement fut infirmé par la cour d'appel de Dijon qui, le 8 septembre 1988, autorisa la cession du fonds de commerce à la société Jardin de Paris.
27. Après sa réintégration, la requérante fit à nouveau l'objet d'un licenciement pour motif économique le 11 janvier 1989, à la suite de l'autorisation donnée par l'inspecteur du travail le 9 janvier 1989. Elle saisit la juridiction administrative d'un recours en annulation de cette décision, que le Conseil d'Etat annula le 2 juin 1993.
28. La requérante saisit la Commission d'une requête (n° 19862/92) dans laquelle elle se plaignait de ce que sa cause, engagée devant le tribunal administratif de Dijon le 13 mars 1989 et ayant donné lieu à l'arrêt du Conseil d'Etat du 2 juin 1993, n'avait pas été entendue dans un délai raisonnable. Dans son rapport adopté le 6 septembre 1995, la Commission a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, en raison du non-respect du délai raisonnable. Le 22 mars 1996, le Comité des Ministres a adopté une décision dans le même sens et, le 13 septembre 1996, a alloué à la requérante la somme de 100 000 FRF, toutes causes de préjudice (matériel et moral) confondues, au titre de la satisfaction équitable.
Troisième licenciement
29. A la suite de l'arrêt du Conseil d'Etat du 2 juin 1993 annulant l'autorisation administrative relative à son deuxième licenciement, la requérante demanda de nouveau sa réintégration dans la société le 9 juillet 1993.
30. Entre-temps, le 12 janvier 1993, le tribunal de commerce avait prononcé la liquidation judiciaire de la société Jardin de Paris, dont certains éléments du fonds de commerce furent cédés à la société Interplantes. Le mandataire-liquidateur, après autorisation de licenciement de l'inspecteur du travail, obtenue le 27 août 1993, licencia la requérante pour motif économique le 2 septembre 1993.
31. Le 21 octobre 1993, la requérante forma un recours hiérarchique contre l'autorisation de licenciement, qui fut rejeté par le ministre du travail le 23 février 1994.
32. Le 20 avril 1994, la requérante introduisit devant le tribunal administratif de Dijon un recours en annulation des décisions de l'inspecteur et du ministre du travail. Le 23 mai 1995, le tribunal administratif annula les deux décisions en cause. Toutefois, C.B., gérant de la société Interplantes, refusa de réintégrer la requérante, ce qui donna lieu à un procès-verbal d'infraction par l'inspecteur du travail et à des poursuites pénales (voir § 38 ci-dessous).
33. Parallèlement, le 14 septembre 1993, la requérante avait saisi le conseil de prud'hommes de Dijon d'une demande en paiement de rappels de salaires et indemnités consécutives à son licenciement.
34. L'audience eut lieu le 5 septembre 1994. Par jugement du 28 novembre 1994, le conseil de prud'hommes fit partiellement droit à ses demandes, lui accorda 50 000 F à titre de dommages et intérêts et sursit à statuer sur les rappels de salaire dans l'attente de la décision de la juridiction administrative.
35. Le mandataire-liquidateur interjeta appel. Par arrêt du 8 novembre 1995, la cour d'appel de Dijon, en se fondant sur le principe de l'unicité de l'instance en matière prud'homale, déclara irrecevables les demandes présentées par la requérante, à la suite de la péremption de l'instance qu'elle avait introduite après son premier licenciement.
36. Le 19 décembre 1995, la requérante forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Elle produisit un mémoire ampliatif le 18 mars 1996. Le conseiller rapporteur, désigné le 1er octobre 1996, déposa son rapport le 6 décembre suivant. L'avocat général fut nommé le 27 janvier 1997 et l'audience se tint le 28 mai 1997. Par arrêt du 8 juillet 1997, la Cour de cassation dit n'y avoir lieu à statuer sur le pourvoi, au motif que, l'arrêt du 13 décembre 1994 ayant été cassé (voir § 21 ci-dessus), l'arrêt du 8 novembre 1995, qui en constituait la suite, se trouvait annulé par voie de conséquence.
Autres procédures
37. A l'occasion de chaque licenciement, la requérante s'était inscrite au chômage et avait perçu de l'ASSEDIC de Bourgogne des allocations chômage. L'annulation des licenciements l'ayant replacée rétroactivement en position de salariée, l'ASSEDIC considéra que ces sommes avaient été perçues indûment pour les périodes où la requérante avait été réintégrée (même si elle n'avait pas eu versement des indemnités compensatrices des salaires perdus) et en opéra la compensation avec des allocations dues au titre d'autres périodes. Le 19 janvier 1999, le tribunal de grande instance de Châlon-sur-Saône débouta la requérante de sa demande en paiement des sommes ainsi retenues, et la cour d'appel de Dijon confirma ce jugement le 10 février 2000. La requérante a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
38. Par ailleurs, la cour d'appel de Nancy, statuant comme cour de renvoi après cassation, a reconnu C.B., gérant de la société Interplantes, qui avait refusé de réintégrer la requérante, coupable du délit d'entrave au comité d'hygiène et de sécurité par licenciement irrégulier d'un de ses membres et a confirmé sa condamnation à une amende de 5 000 FRF, en allouant à la requérante, en qualité de partie civile, 50 000 FRF à titre de dommages-intérêts, ainsi que 10 000 FRF au titre des frais de procédure.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
39. La requérante estime que la durée des procédures relatives à ses premier et troisième licenciements excède le délai raisonnable prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Périodes à prendre en considération
40. La Cour constate que la première procédure a débuté le 2 décembre 1985, date de la saisine du conseil de prud'hommes de Dijon, et qu'elle est actuellement pendante devant la Cour de cassation. Elle a donc duré quatorze ans et plus de dix mois au jour de l'adoption du présent arrêt.
41. La troisième procédure a commencé le 14 septembre 1993, date à laquelle la requérante a saisi le conseil de prud'hommes, et a pris fin le 8 juillet 1997 par l'arrêt de la Cour de cassation, soit une durée de trois ans et plus de neuf mois.
2. Caractère raisonnable de la durée des procédures
42. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Richard c. France du 22 avril 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 824, § 57, et Doustaly c. France du 23 avril 1998, Recueil 1998-II, p. 857, § 39).
a) Première procédure
43. Quant à la complexité de l'affaire, la requérante souligne que les divers recours sont causés par les licenciements illégaux dont elle a fait l'objet en violation des textes applicables et que, si les liquidateurs judiciaires et inspecteurs du travail avaient respecté le droit et les lois, elle n'aurait pas dû saisir le conseil de prud'hommes. Elle expose que, devant la cour d'appel de Dijon (arrêt du 27 mars 1990), toutes les parties étaient d'accord pour considérer que l'affaire n'était pas en état et qu'il fallait la renvoyer, d'une part pour mise en cause du nouvel employeur depuis le 8 septembre 1988 (société le Jardin de Paris) et, d'autre part, dans l'attente de l'arrêt du Conseil d'Etat chargé d'examiner la validité du licenciement intervenu le 12 janvier 1989, ce en vertu du principe de l'unicité de l'instance en matière prud'homale. Elle précise que, dès que le Conseil d'Etat a rendu son arrêt (le 2 juin 1993) et que l'affaire a ainsi été en état, elle a demandé sa réinscription au rôle. Elle estime que la durée de cette procédure excède le délai raisonnable.
44. De façon générale, le Gouvernement fait valoir que la procédure est devenue très complexe en raison de l'enchevêtrement des diverses instances et des questions juridiques soulevées. Pour ce qui est des autorités judiciaires, le Gouvernement estime qu'elles ont été diligentes et qu'elles ont statué dans des délais qui n'apparaissent pas déraisonnables : ainsi, le conseil de prud'hommes a statué en quatre mois, et si la procédure devant la cour d'appel de Dijon a duré cinq ans et quatre mois, déduction faite du temps pris par la requérante pour demander la réinscription de l'affaire, cela est dû au sursis à statuer en attendant les décisions des juridictions administratives. Enfin, l'affaire a également été examinée dans un délai raisonnable par la Cour de cassation (deux ans et sept mois) et par la cour d'appel de Besançon.
45. La Cour constate que l'affaire revêtait une certaine complexité. Elle observe également que, devant la cour d'appel de Dijon, la procédure a été suspendue pendant environ trois ans avant que la requérante demande sa réinscription. Cependant, la Cour considère que les explications de la requérante sur ce point sont convaincantes et qu'elle a pu estimer devoir attendre l'arrêt du Conseil d'Etat du 2 juin 1993 avant de demander la réinscription de l'affaire. Pour ce qui est du comportement des autorités judiciaires, si le conseil de prud'hommes a statué avec diligence, la Cour observe que, devant la cour d'appel de Dijon, la procédure était déjà pendante depuis quatre ans lorsqu'elle a été rayée (l'expert judiciaire ayant notamment mis un an pour établir son rapport) et qu'après sa réinscription au rôle, plus de quinze mois se sont écoulés avant que n'intervienne l'arrêt constatant la péremption de l'instance. Par ailleurs, si la Cour de cassation et la cour d'appel de Besançon ont rendu leurs décisions dans des délais acceptables s'agissant de juridictions de recours, la Cour considère toutefois que l'on ne saurait considérer comme « raisonnable » la durée globale de près de quinze ans que connaît déjà la procédure, qui n'est pas encore terminée.
46. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
b) Troisième procédure
47. La requérante réitère mutatis mutandis ses remarques quant à la durée de cette procédure.
48. Le Gouvernement estime que sa durée ne dépasse pas le délai raisonnable et que les autorités judiciaires l'ont conduite sans temps de latence.
49. La Cour observe que le conseil de prud'hommes et la cour d'appel ont mis un an pour statuer et la Cour de cassation dix-neuf mois. Si ces délais n'apparaissent pas de prime abord déraisonnables, la Cour considère toutefois qu'il faut tenir compte du contexte global de l'affaire, et notamment du fait que la requérante saisissait de nouveau la juridiction prud'homale afin de contester son troisième licenciement depuis 1985. Dès lors, la Cour estime qu'une diligence particulière s'imposait aux juridictions saisies. Elle observe notamment qu'un délai de près de sept mois s'est écoulé devant la Cour de cassation avant que le conseiller rapporteur soit désigné et qu'il a mis plus de deux mois à déposer son rapport ; en outre, quatre mois se sont encore écoulés entre la désignation de l'avocat général et l'audience. Dès lors, la Cour considère que, dans ces circonstances, le délai raisonnable n'a pas été respecté.
50. La Cour réaffirme qu'il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (arrêt Vocaturo c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-C, p. 32, § 17). Tel est d'autant plus le cas en matière de conflits du travail, qui, portant sur des points qui sont d'une importance capitale pour la situation professionnelle d'une personne, doivent être résolus avec une célérité toute particulière (cf. arrêt Obermeier c. Autriche du 28 juin 1990, série A n° 179, p. 23, § 72 ; arrêt Buchholz c. Allemagne du 6 mai 1981, série A n° 42, p. 16, § 50 et 52 ; mutatis mutandis arrêt X c. France du 31 mars 1992, série A n° 234-C, p. 90, § 32 ; arrêt Ruotolo c. Italie du 27 février 1992, série A n° 230-D, p. 39, § 17).
51. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
53. La requérante sollicite une somme globale de 600 000 FRF au titre du préjudice matériel, du préjudice moral et des frais qu'elle a exposés. Elle produit de très nombreux justificatifs. Elle souligne que, en raison des réintégrations ordonnées, elle a dû rembourser les allocations chômage qui lui avaient été versées entre temps, alors qu'elle n'a pas reçu les indemnités auxquelles elle a droit en raison de ses réintégrations. Si un seul mandataire liquidateur lui a versé une somme de 552 491 FRF en exécution de l'arrêt de la cour d'appel de Besançon, elle précise qu'elle ne peut disposer de cette somme en raison du pourvoi en cassation actuellement pendant.
54. Le Gouvernement n'a pas présenté d'observations sur les demandes de la requérante.
55. La Cour fait sienne l'approche de la Commission et du Comité des Ministres dans l'affaire n° 19862/92, concernant la procédure faisant suite au deuxième licenciement de la requérante. Elle considère qu'en raison du statut de salariée protégée de la requérante et du droit à réintégration dont elle bénéficiait, il y a en l'espèce un lien de causalité direct entre la durée des procédures et le préjudice matériel qu'elle a subi. D'autre part, la requérante a éprouvé un préjudice moral indéniable, qu'un constat de violation ne suffira pas à réparer.
56. Enfin, la requérante a produit de nombreux justificatifs des frais qu'elle a encourus depuis 1985. La Cour relève que certains de ces frais sont directement en rapport avec les procédures devant les juridictions internes et devant les organes de la Convention (frais d'avocats, d'huissiers, d'experts, de correspondance et photocopie, de déplacements, etc.), et rappelle que la durée d'une procédure amène nécessairement le requérant et ses avocats à accomplir des actes et exposer des frais supplémentaires.
57. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante une somme globale de 250 000 FRF en réparation de son préjudice matériel et moral et des frais qu'elle a encourus.
C. Intérêts moratoires
58. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt était de 2,74 % l'an.
par ces motifs, la cour, À l'unanimitÉ,
1. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention concernant la procédure faisant suite au premier licenciement de la requérante ;
2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention concernant la procédure faisant suite au troisième licenciement de la requérante ;
3. Dit,
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de 250 000 (deux cent cinquante mille) francs français pour dommage moral, dommage matériel, et frais et dépens ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 2,74 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2000 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
S. Dollé w. fuhrmann
Greffière Président