Cour européenne des droits de l'homme27 juin 2000
Requête n°27417/95
Association cultuelle israélite Cha'are Shalom Ve Tsedek c. France
Affaire Cha'are Shalom Ve Tsedek
c. France
(Requête n° 27417/95)
Arrêt
Strasbourg, le 27 juin 2000
AFFAIRE CHA'ARE SHALOM VE TSEDEK c. FRANCE
(Requête n° 27417/95)
ARRÊT
STRASBOURG
27 juin 2000
[Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.]
En l'affaire Association cultuelle israélite Cha'are Shalom Ve Tsedek c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
M. J.-P. Costa,
MM. L. Ferrari-Bravo,
L. Caflisch,
W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
MM. M. Fischbach,
B. Zupanèiè,
Mme N. Vajiæ,
M. J. Hedigan,
Mmes W. Thomassen,
M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. T. Panþîru,
A.B. Baka,
E. Levits,
K. Traja,
ainsi que Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 décembre 1999 et le 31 mai 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 6 mars 1999, puis par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 30 mars 1999 (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2. A son origine se trouve une requête (n° 27417/95) dirigée contre la République française et dont une association de droit français, l'Association cultuelle israélite Cha'are Shalom ve Tsedek (« la requérante »), avait saisi la Commission le 23 mai 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention. La requérante alléguait une violation de l'article 9 de la Convention en raison du refus des autorités françaises de lui délivrer l'agrément nécessaire pour pouvoir accéder aux abattoirs en vue de pratiquer l'abattage rituel conformément aux prescriptions religieuses ultra-orthodoxes de ses membres. Elle alléguait également une violation de l'article 14 de la Convention, dans la mesure où seule l'association consistoriale israélite de Paris (« l'ACIP »), l'association regroupant la grande majorité des juifs de France, avait reçu l'agrément en question.
3. La Commission a déclaré la requête recevable le 7 avril 1997. Dans son rapport du 20 octobre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l'avis, par 14 voix contre 3, qu'il y a eu violation de l'article 9, lu en combinaison avec l'article 14 de la Convention et, par 15 voix contre 2, qu'il ne se posait pas de question distincte sous l'angle de l'article 9 de la Convention pris isolément.
4. Devant la Cour, la requérante est représentée par Me Jacques Molinié, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat. Le gouvernement français est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
5. Le 31 mars 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement).
6. Le Gouvernement a déposé un mémoire, mais non la requérante, qui a indiqué se référer au rapport de la Commission. Des observations ont également été reçues le 15 octobre 1999 de M. le Grand Rabbin de France, M. Joseph Sitruk, et de l'ACIP, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
7. Par lettre du 27 octobre 1999, parvenue au greffe le 2 novembre, le président de l'association requérante, le Rabbin David Bitton, indiquait avoir mesuré depuis l'introduction de la requête devant la Commission en mai 1995, la grave désorganisation qui risquait de se créer pour le fonctionnement de la communauté juive, ce qui l'avait conduit à démissionner de son poste de président. Il indiquait également qu'aucun président n'ayant été élu pour le remplacer, il était en droit de demander la radiation pure et simple de l'affaire pendante devant la Cour, avec désistement de toute instance et action. Cette lettre a été communiquée le 5 novembre au Gouvernement et à l'avocat mandaté par l'association,
M. Bitton étant invité à produire, par retour du courrier, copie du procès-verbal de la réunion du bureau de l'association autorisant, conformément aux statuts, le président à se désister de l'instance au nom de l'association.
8. Le 22 novembre, l'avocat de l'association a fait parvenir un courrier dans lequel il indique que M. Bitton a démissionné de ses fonctions de président de l'association en février 1999, avec effet immédiat, qu'un autre président a été élu par le conseil d'administration et que l'association requérante n'entend nullement se désister de sa requête.
9. Le 24 novembre, M. Bitton, par fax envoyé sur le télécopieur de l'ACIP, a fait parvenir un procès-verbal du bureau de l'association daté du 15 novembre confirmant le désistement.
10. Le 26 novembre 1999, l'avocat de la requérante a indiqué que ce procès-verbal était un faux, la prétendue réunion du bureau du 15 novembre n'ayant jamais eu lieu, que le secrétaire général et le trésorier figurant sur ledit procès-verbal étaient inconnus de l'association, dont ils n'ont jamais été membres. L'avocat a également produit copie de la lettre de démission de M. Bitton, datée du 26 février 1999, copie du procès-verbal du conseil d'administration du 2 mars 1999 élisant le nouveau président, M. Nissim Betito, ainsi que copie de la feuille de présence émargée par les participants.
11. Il est à noter que, régulièrement informé, le Gouvernement n'a pas souhaité faire de commentaires.
12. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 décembre 1999.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. Jean-François Dobelle, directeur adjoint des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
M. Didier Houguet, adjoint au sous-directeur du contentieux et
des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur, conseil,
M. Philippe Le Carpentier, chef du bureau des cultes
au ministère de l'Intérieur
M. Pierre Boussaroque, conseiller de tribunal administratif
détaché à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères, conseillers ;
pour la requérante
Me Jacques Molinié, avocat au Conseil d'Etat
et à la Cour de cassation, conseil,
Me François Molinié, avocat au barreau de Paris, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Jacques Molinié pour la requérante et M. J.-F. Dobelle pour le Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Contexte de l'affaire
1. L'abattage rituel
13. La cacheroute est l'ensemble des lois juives déterminant les aliments qui peuvent ou ne peuvent pas être mangés et qui fixe la façon de les préparer. Les grands principes de l'alimentation cachère figurent dans la Torah, le livre saint formé par les cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque, qui comprend la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.
14. A la création du monde, seuls les végétaux devaient constituer la nourriture de l'homme (Gen., chap.I:29). La consommation de viande n'a été autorisée qu'après le déluge (Gen., chap. IX:3) et sous des conditions très strictes. Ainsi, la Torah a édicté une interdiction absolue de consommer du sang, car le sang est le support de la vie et il ne faut pas absorber la vie avec la chair mais le répandre à terre, comme de l'eau (Deut., chap. XII:23 et 24). En outre, certains animaux sont considérés comme impurs et certaines parties d'animaux sont également interdites à la consommation humaine.
15. Ainsi, parmi les quadrupèdes, seuls sont autorisés les fissipèdes qui sont aussi des ruminants, ce qui exclut les solipèdes comme le cheval et le chameau et les quadrupèdes non ruminants comme le porc ou le lapin (Lev., chap. XI, Deut., chap. XIV). Parmi les espèces aquatiques, seuls les animaux à nageoires et à écailles sont autorisés, excluant tous les crustacés, coquillages et fruits de mer. En ce qui concerne les animaux aériens, seuls peuvent être mangés les oiseaux non carnassiers, comme les volailles granivores de basse-cour et certaines espèces de gibier. Les insectes et reptiles sont totalement interdits.
16. La Torah (Lev., chap VII:26-27 et chap. XVII:10-14) interdit la consommation du sang des mammifères et des oiseaux autorisés et l'abattage doit avoir lieu selon la « manière prescrite par l'Eternel » (Deut., chap. XII:21). Il est interdit de manger de la viande provenant d'animaux morts de mort naturelle ou tués par d'autres animaux (Deut., chap. XIV:21). Il est également interdit de manger de la viande provenant d'un animal présentant une maladie ou un défaut au moment de l'abattage (Nom., chap. XI:22). Il faut manger et préparer séparément, dans et avec des ustensiles séparés, la viande et les produits de cette viande (lait, crème, beurre par exemple) parce que la Torah prescrit qu'il ne faut pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère (Ex., chap. XXII, Deut., chap XIV:21).
17. En vue de respecter tous les interdits figurant dans la Torah, les commentateurs ultérieurs, dépositaires dans un premier temps de la tradition orale puis rédacteurs d'un ensemble encyclopédique de commentaires - le Talmud - ont édicté des règles très détaillées notamment en ce qui concerne la méthode d'abattage à utiliser.
18. Le respect des règles énoncées ci-dessus en ce qui concerne la consommation de la viande impose en effet des modalités d'abattage particulières. La religion juive faisant défense de consommer la moindre quantité de sang, les animaux doivent être, après une bénédiction, égorgés et plus précisément, tués d'un seul trait d'un couteau extrêmement effilé afin d'assurer une coupure immédiate, nette et profonde de la trachée et de l'sophage ainsi que des artères carotides et de la veine jugulaire, pour que le maximum de sang s'écoule. La viande doit ensuite faire l'objet d'un trempage et d'un salage, toujours pour enlever toute trace de sang. En ce qui concerne certains organes, comme le foie, ils doivent être grillés pour en enlever le sang. Certaines parties, comme le nerf sciatique et les vaisseaux sanguins ou la graisse entourant les organes vitaux doivent impérativement être enlevés.
19. En outre, immédiatement après l'abattage, l'animal doit être examiné afin d'y déceler toute maladie ou toute anomalie dont il pourrait être affecté et, en cas de moindre doute à cet égard, la bête est déclarée impropre à la consommation. L'abattage rituel - la chehitah - ne peut être pratiqué que par un sacrificateur - le chohet - qui doit être un homme pieux d'une moralité parfaite et d'une honnêteté scrupuleuse. Enfin, jusqu'à son débit, la viande doit faire l'objet d'un contrôle par un surveillant rituel. La capacité comme la vertu des sacrificateurs et des surveillants rituels font l'objet de l'appréciation permanente d'une autorité religieuse. Pour garantir aux consommateurs une viande abattue selon les prescriptions de la loi juive, l'autorité religieuse la certifie « cachère ». Cette certification donne lieu à la perception d'une taxe dite taxe d'abattage ou taxe rabbinique.
20. En France, comme dans beaucoup de pays européens, l'abattage rituel exigé par la religion juive, et aussi par la religion musulmane, va à l'encontre du principe selon lequel l'animal à abattre doit, après immobilisation, être préalablement étourdi, c'est-à-dire plongé dans un état d'inconscience où il est maintenu jusqu'à intervention de la mort, pour lui éviter toute souffrance. L'abattage rituel est néanmoins autorisé par la loi française comme par la Convention européenne du Conseil de l'Europe sur la protection des animaux d'abattage de 1979 et la directive européenne du 22 décembre 1993 (voir infra, Droit et pratique pertinents).
21. L'abattage rituel d'animaux est réglementé, en droit français, par le décret n° 80-791 du 1er octobre 1980 pris pour l'application de l'article 276 du code rural, modifié par le décret n° 81-606 du 18 mai 1981. Aux termes de l'article 10 du décret :
« Il est interdit de procéder à un abattage en dehors d'un abattoir. (...), l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l'intérieur, par le ministre de l'agriculture. Les sacrificateurs doivent être en mesure de justifier de cette habilitation.
Les organismes agréés mentionnés à l'alinéa précédent doivent faire connaître au ministre de l'agriculture le nom des personnes habilitées et de celles auxquelles l'habilitation a été retirée. Si aucun organisme religieux n'a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l'abattoir utilisé pour l'abattage rituel peut accorder des autorisations individuelles. »
2. L'association consistoriale israélite de Paris
22. Le 1er juillet 1982, l'agrément nécessaire pour pouvoir habiliter des sacrificateurs fut donné à la seule commission rabbinique intercommunautaire, qui dépend de l'association consistoriale israélite de Paris (ACIP). Celle-ci est une émanation du Consistoire Central, l'institution créée par décret impérial du 17 mars 1808 par Napoléon 1er pour administrer le culte israélite en France. A la suite de la séparation des Eglises et de l'Etat en 1905, les communautés juives de France, qui totalisent environ 700 000 fidèles, se sont constituées en associations cultuelles israélites (voir, infra, Droit pertinent) et se sont regroupées au sein de l'Union des Communautés juives de France en gardant la dénomination de Consistoire central.
23. Aux termes de l'article 1er de ses statuts, le Consistoire central a pour objet de pourvoir aux intérêts généraux du culte israélite, de veiller à la liberté nécessaire à son exercice, de défendre les droits des communautés et d'assurer la fondation, le maintien et le développement des institutions et services communs aux organismes adhérents. Il a également pour objet de sauvegarder l'indépendance et la dignité des ministres du culte, d'assurer la permanence de la fonction de grand rabbin de France, de favoriser le recrutement des ministres du culte en assurant le fonctionnement du séminaire israélite de France et de veiller, par des règlements généraux applicables à tous les organismes adhérents, au maintien de l'union, de la discipline, du bon ordre dans l'exercice du culte. Il représente les intérêts généraux du judaïsme français, et a pour mission de maintenir et préserver ses liens spirituels avec Israël et les communautés juives du monde.