Cour européenne des droits de l'homme
6 avril 2000
Requête n°35382/97
Comingersoll S.A. c. Portugal
AFFAIRE COMINGERSOLL S.A. c. PORTUGAL
(Requête n° 35382/97)
ARRÊT
STRASBOURG
6 avril 2000
En l'affaire Comingersoll S.A. c. Portugal,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
M. C. Rozakis,
Sir Nicolas Bratza,
MM. M. Pellonpää,
L. Ferrari Bravo,
Gaukur Jörundsson,
G. Ress,
L. Caflisch,
L. Loucaides,
I. Cabral Barreto,
W. Fuhrmann,
B. Zupanèiè,
Mme N. Vajiæ,
Mme W. Thomassen,
MM. K. Traja,
A. Kovler,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 janvier et 22 mars 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête dirigée contre la République du Portugal et dont une société anonyme de droit portugais, la Comingersoll Comércio e Indústria de Equipamentos S.A., (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 7 février 1997, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requérante se plaignait de la durée d'une procédure civile. Elle agit par l'intermédiaire du président de son conseil d'administration, M. J.R. Marques da Costa, et est représentée par Me Cassiano Santos, avocat au barreau de Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. A. Henriques Gaspar, procureur général adjoint.
2. La Commission (deuxième chambre) ayant décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement, les parties ont soumis des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
3. Le 1er novembre 1998, la requête a été transférée à la Cour suite à l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
L'affaire a été attribuée à la quatrième section (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 8 décembre 1998, la requête a été déclarée recevable par une chambre constituée au sein de ladite section et composée des juges suivants : M. M. Pellonpää, M. G. Ress, M. A. Pastor Ridruejo, M. J. Makarczyk, M. I. Cabral Barreto, Mme N. Vajiæ et Mme S. Botoucharova, ainsi que de M. V. Berger, greffier de section.
La requérante a présenté ses observations sur le fond, ainsi que ses demandes au titre de l'article 41 de la Convention. Le Gouvernement a présenté ses commentaires à cet égard.
Le 28 septembre 1999, la chambre, estimant qu'une question de principe concernant l'application de l'article 41 de la Convention était soulevée en l'espèce, a décidé de se dessaisir au profit de la Grande Chambre, aucune des parties n'ayant élevé d'objections à un tel dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement). La Grande Chambre a été constituée selon les dispositions de l'article 24 du règlement.
4. La Grande Chambre ayant décidé qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience, le président a invité les parties à déposer des mémoires complémentaires sur le bien-fondé de l'affaire et sur la question de l'octroi d'une satisfaction équitable. Les parties ont répondu à cette invitation puis ont présenté des observations complémentaires à la lumière des mémoires ainsi soumis.
EN FAIT
5. La requérante est une société anonyme ayant son siège à Carnaxide (Portugal).
6. La requérante avait en sa possession huit lettres de change, qui lui avaient été données par une société, « A. Lda. », et dont le montant s'élevait à 6 812 106 escudos portugais (PTE). Ces lettres n'ayant pas été payées dans le délai prévu, la requérante introduisit, le 11 octobre 1982, devant le tribunal de Lisbonne une procédure d'exécution en vue du recouvrement des sommes en cause contre « A. Lda. ».
A. L'opposition à l'exécution
7. Citée à comparaître par une ordonnance du 22 octobre 1982, la société défenderesse forma, le 6 décembre 1982, opposition à l'exécution (embargos de executado).
8. Le 7 mars 1983, le juge rendit une décision préparatoire (despacho saneador) spécifiant les faits déjà établis et ceux restant à établir. Après que plusieurs commissions rogatoires, en vue de l'audition des témoins, eurent été envoyées aux tribunaux de Porto, Vila Real et Bragance, l'audience fut fixée au 16 octobre 1984, mais elle n'eut pas lieu en raison de l'absence de l'avocat de la requérante. Elle fut finalement tenue le 13 novembre 1984.
9. Par un jugement du 19 juin 1986, le tribunal fit droit à l'opposition. Le 8 juillet 1986, la requérante interjeta appel de cette décision devant la cour d'appel (Tribunal da Relação) de Lisbonne. Le 27 mai 1987, le dossier fut transmis à cette dernière juridiction.
10. Par un arrêt du 28 février 1989, la cour d'appel infirma la décision attaquée et décida d'écarter l'opposition.
11. Le 18 mai 1989, alors que le dossier se trouvait toujours à la cour d'appel de Lisbonne, « A. Lda. » demanda l'assistance judiciaire pour les frais de justice. Par une ordonnance du 19 septembre 1989, le juge rapporteur repoussa la demande. Une deuxième demande formulée par « A. Lda. » le 23 octobre 1989 fut également rejetée, le 3 novembre 1989. Saisi par « A. Lda. », le comité de trois juges de la cour d'appel confirma, par un arrêt du 3 avril 1990, les ordonnances en cause. « A. Lda. » se pourvut alors en cassation, le 7 mai 1990, devant la Cour suprême (Supremo Tribunal de Justiça). Le 5 novembre 1990, le dossier fut transmis à cette dernière juridiction.
12. Par un arrêt du 20 décembre 1990, la Cour suprême rejeta le pourvoi. Le 21 janvier 1991, « A. Lda. » demanda que la question fût soumise à la cour plénière (tribunal pleno), mais le conseiller rapporteur écarta cette demande. La Cour suprême confirma le rejet par un arrêt du 26 septembre 1991. « A. Lda. » présenta encore un nouveau recours que, le conseiller rapporteur déclara irrecevable le 6 janvier 1992. Cette dernière décision fut par la suite confirmée par un arrêt de la Cour suprême du 11 mars 1992. « A. Lda. » contesta ultérieurement, le 22 juin 1992, la note de frais de justice, mais le conseiller rapporteur, par une décision du 12 octobre 1992, ordonna la transmission du dossier au tribunal de première instance, considérant que par sa demande « A. Lda. » tentait seulement de retarder l'exécution de la dette en cause.
B. Tierce opposition à l'exécution
13. Le 2 février 1984, une société « F. & F. Lda. » forma tierce opposition (embargos de terceiro) à l'exécution. Par une ordonnance du 9 novembre 1984, le juge décida qu'il y avait lieu de suspendre la procédure d'exécution jusqu'à la décision sur cette opposition. Cependant, par une ordonnance du 8 avril 1987, le juge sursit à statuer jusqu'à l'issue de l'opposition qui avait été formée par « A. Lda. ». Le 24 mars 1993, le juge, au vu de la décision prise dans la procédure d'opposition à l'exécution, décida qu'il y avait lieu de poursuivre l'examen de l'affaire.
14. Le 19 novembre 1997, le juge rendit une décision préparatoire spécifiant les faits déjà établis et ceux restant à établir.
15. La procédure est toujours pendante devant le tribunal de Lisbonne.
EN DROIT
i. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
16. La société requérante dénonce la durée de la procédure civile en cause. Elle allègue la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (
) dans un délai raisonnable, par un tribunal (
) qui décidera (
) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (
) »
17. Le Gouvernement conteste cette thèse. La procédure en question revêtirait une grande complexité, et il y aurait eu surcharge du rôle du tribunal de Lisbonne.
18. La période à considérer a débuté le 11 octobre 1982, avec la saisine du tribunal de Lisbonne par la requérante. Elle demeure inachevée à ce jour. Partant, à la date du présent arrêt, la durée de la procédure à apprécier sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention est de dix-sept ans et six mois environ.
19. Pour rechercher s'il y a eu dépassement du délai raisonnable, il faut avoir égard aux circonstances de la cause et aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Silva Pontes c. Portugal du 23 mars 1994, série A n° 286-A, p. 15, § 39).
20. La Cour constate tout d'abord que l'affaire revêtait une certaine complexité. Cette dernière ne saurait toutefois expliquer une durée comme celle querellée en l'espèce.
21. Le comportement de la société requérante ne peut pas davantage, selon la Cour, justifier la durée de la période à considérer.
22. Quant au comportement des autorités judiciaires, la Cour note d'abord qu'un intervalle d'un an et sept mois s'est écoulé entre l'audience du 13 novembre 1984 et le jugement du tribunal de Lisbonne du 19 juin 1986. Elle relève également un délai de quatre ans et huit mois entre la date à laquelle le juge a décidé qu'il y avait lieu de poursuivre l'examen de la tierce opposition, le 24 mars 1993, et la décision préparatoire, le 19 novembre 1997. Ces délais suffisent, à eux seuls, pour conclure au dépassement du délai raisonnable.
23. Enfin et surtout, au vu des circonstances de la cause, qui commandent une évaluation globale, la Cour estime qu'un laps de temps de dix-sept ans et six mois pour obtenir une décision définitive, qui de surcroît n'est pas encore intervenue, au sujet d'une demande fondée sur un titre exécutoire appelant de par sa nature une décision rapide, ne peut passer pour raisonnable (arrêt Estima Jorge c. Portugal du 21 avril 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 773, § 45).
24. La Cour réaffirme qu'il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable.
25. Eu égard aux circonstances de la cause, la Cour conclut qu'il y a eu dépassement du « délai raisonnable » et, partant, violation de l'article 6 § 1.
ii. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
26. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
27. La société requérante affirme que le préjudice matériel résultant de la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention s'élève à 20 000 000 PTE, montant selon elle de sa créance à l'heure actuelle. Elle allègue que, vu le laps de temps déjà écoulé, il lui sera impossible d'obtenir le recouvrement de la dette en cause.
Comingersoll S.A. réclame également 5 000 000 PTE au titre du préjudice moral. Elle allègue que le droit à un procès dans un délai raisonnable est de nature universelle et qu'il n'y a pas de raison de distinguer en la matière entre personnes physiques et personnes morales. La requérante affirme qu'il faut en tirer les conséquences, s'agissant de la réparation des dommages causés par la violation d'un tel droit, et assurer la même protection aux personnes physiques et morales.
28. Selon le Gouvernement, la requérante ne saurait prétendre être dédommagée par le paiement du montant de sa créance. Il s'agit là, pour leGouvernement, d'une question qui ne relève que de la procédure interne, de sorte que la Cour ne devrait allouer aucune somme au titre du préjudice matériel.
Quant au dommage moral allégué, le Gouvernement souligne que la réparation du dommage moral découlant d'une éventuelle violation du droit à un procès dans un délai raisonnable vise à compenser l'angoisse, l'attente psychologique quant au sort de la cause ou l'incertitude. Il soutient que de tels sentiments sont propres aux seuls individus et ne peuvent aucunement faire l'objet d'une réparation, s'agissant d'une personne morale.
29. La Cour rappelle d'emblée qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences (arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) du 31 octobre 1995, série A n° 330-B, pp. 58-59, § 34).
Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l'exercice de ce pouvoir, elle dispose d'une certaine latitude ; l'adjectif « équitable » et le membre de phrase « s'il y a lieu » en témoignent (arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A n° 39, p. 42, § 114).
Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'état d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels.
En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (arrêt B. c. Royaume-Uni (article 50) du 9 juin 1988, série A n° 136-D, pp. 32-33, §§ 10-12 ; arrêt Dombo Beheer B.V.
c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, série A n° 274, p. 20, § 40).
30. En l'espèce, la Cour doit relever que la société requérante ne saurait prétendre obtenir la valeur de sa créance à titre de dédommagement du préjudice matériel, d'autant que la procédure demeure pendante sans que l'on puisse spéculer à ce stade sur son issue.
31. Reste à savoir si la requérante peut prétendre obtenir réparation au titre d'un quelconque préjudice moral.
32. La Cour rappelle à cet égard que dans l'affaire Immobiliare Saffi c. Italie, elle n'a pas jugé nécessaire, au vu des circonstances de la cause, de se pencher sur la question de savoir si une société commerciale pouvait alléguer avoir subi un préjudice moral résultant d'un quelconque sentiment d'angoisse (arrêt du 28 juillet 1999, à paraître dans le Recueil officiel de la Cour, § 79).
Elle observe cependant qu'une telle position n'implique nullement que l'on doive écarter de manière générale la possibilité d'octroyer une réparation pour le préjudice moral allégué par les personnes morales ; cela dépend des circonstances de chaque espèce. Ainsi, dans l'affaire Vereinigung Demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, la Cour a reconnu que la première requérante, une association, a pu avoir éprouvé un tort moral en raison de la violation des articles 10 et 13 de la Convention (arrêt du 19 décembre 1994, série A n° 302, p. 21, § 62).
En outre, dans l'affaire Parti de la liberté et de la démocratie (Özdep) c. Turquie, la Cour a dédommagé le parti requérant, au titre du dommage moral, pour le sentiment de frustration éprouvé par ses membres et fondateurs en raison de la violation de l'article 11 de la Convention (arrêt du 8 décembre 1999, à paraître dans le Recueil officiel de la Cour, § 57).
33. Dans le cadre de l'ancien système de la Convention, le Comité des Ministres a déjà octroyé, sur proposition de la Commission européenne des Droits de l'Homme, des indemnités à titre de réparation du dommage moral subi par des sociétés commerciales en raison de la durée excessive de la procédure dans plusieurs affaires. Il n'est pas sans intérêt de rappeler que le gouvernement défendeur lui-même n'a jamais contesté cette possibilité dans d'autres affaires portugaises dans lesquelles le Comité des Ministres a pris de telles décisions (Résolution DH(96)604 du 15 novembre 1996 dans l'affaire Dias & Costa, Lda. ; Résolution DH(99)708 du 3 décembre 1999 dans l'affaire Biscoiteria, Lda.).
34. La Cour a également eu égard à la pratique des Etats membres du Conseil de l'Europe en la matière. Même s'il est difficile de déceler une norme commune précise, la pratique juridictionnelle dans plusieurs de ces Etats démontre que la possibilité de réparer l'éventuel dommage autre que matériel subi par une personne morale ne peut pas être écartée.
35. La Cour ne peut donc exclure, au vu de sa propre jurisprudence et à la lumière de cette pratique, qu'il puisse y avoir, pour une société commerciale, un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire.
Il faut également réaffirmer que la Convention doit être interprétée et appliquée de manière à garantir des droits concrets et effectifs. Puisque la forme principale de réparation que la Cour peut octroyer est de nature pécuniaire, on doit constater que l'efficacité du droit garanti par l'article 6 de la Convention exige qu'une réparation pécuniaire aussi pour dommage moral puisse être octroyée, y compris à une société commerciale.
Le préjudice autre que matériel peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Parmi ces éléments, il faut reconnaître la réputation de l'entreprise, mais également l'incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l'entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l'angoisse et les désagréments soufferts par les membres des organes de direction de la société.
36. Dans la présente affaire, le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du délai raisonnable a dû causer, dans le chef de Comingersoll S.A. et de ses administrateurs et associés, des désagréments considérables et une incertitude prolongée, ne serait-ce que sur la conduite des affaires courantes de la société. Celle-ci s'est vue notamment privée de la possibilité de bénéficier plus rapidement du recouvrement de sa créance, laquelle était, il convient de le rappeler, déjà déterminée par les lettres de change en cause, situation qui subsiste à l'heure actuelle. A cet égard, on peut donc estimer que la société requérante a été laissée dans une situation d'incertitude qui justifie l'octroi d'une indemnité.
37. Statuant en équité, comme le veut l'article 41, la Cour alloue à la requérante 1 500 000 PTE pour le dommage subi.
B. Intérêts moratoires
38. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable au Portugal à la date d'adoption du présent arrêt était de 7 % l'an.
par ces motifs, la cour, À l'unanimitÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 1 500 000 (un million cinq cent mille) escudos portugais pour dommage ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 7 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 6 avril 2000.
Luzius Wildhaber
Président
Michele de Salvia
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement de la Cour, l'exposé de l'opinion séparée de M. Rozakis, à laquelle Sir Nicolas Bratza, M. Caflisch et Mme Vajiæ déclarent se rallier.
L. W.
M. de S.
OPINION SÉPARÉE DE M. ROZAKIS, À LAQUELLE SIR NICOLAS BRATZA, M. CAFLISCH et Mme VAJIÆ DÉCLARENT SE RALLIER
(Traduction)
J'ai voté pour le constat d'une violation de l'article 6 en l'espèce et pour l'octroi à la société requérante d'une réparation au titre du dommage moral parce que, dans les circonstances de la cause, la société peut valablement prétendre que la durée de la procédure a nui à sa réputation et a engendré une incertitude dans la planification des décisions à prendre ainsi que des troubles dans le fonctionnement et la gestion de l'entreprise.
La Cour s'appuie sur ces considérations lorsqu'elle décide d'octroyer une réparation pour dommage moral. Elle étend aussi son raisonnement quant à l'octroi d'une réparation pour dommage moral en prenant en compte, « quoique dans une moindre mesure, l'angoisse et les désagréments soufferts par les membres des organes de direction de la société ». Ce faisant, la Cour s'appuie à l'évidence sur le précédent de l'arrêt Parti de la liberté et de la démocratie (Özdep) c. Turquie pour répondre à l'argument du gouvernement portugais selon lequel l'octroi d'une réparation pour dommage moral dans des affaires de durée de procédure « vise à compenser l'angoisse, l'attente psychologique quant au sort de la cause ou l'incertitude (...) sentiments (...) propres aux seuls individus et ne [pouvant] aucunement faire l'objet d'une réparation, s'agissant d'une personne morale ».
Je ne puis souscrire à l'idée qu'en octroyant une réparation pour préjudice moral, la Cour entend notamment dédommager la société de l'angoisse et des désagréments soufferts par les membres de ses organes de direction. A mon sens, il ne convient pas d'appliquer par analogie le critère de l'affaire Özdep à la présente cause. Dans cette affaire-là, la personne morale était un parti politique (qui, par nature, constitue une organisation plus lâche) et le droit protégé qui se trouvait en cause était la liberté d'association des membres et fondateurs de ce parti. Dans le cas présent, la situation est différente : la société est un organisme à l'existence indépendante ; en tant que telle, elle est protégée par l'ordre juridique de l'Etat concerné et ses droits bénéficient à leur tour, de manière autonome, de la protection de la Convention européenne des Droits de l'Homme. Il ne faut pas oublier que l'article 34 de la Convention évoque spécifiquement le droit des organisations non gouvernementales à se prétendre victimes de violations de la Convention et à réclamer protection, avec toutes les conséquences juridiques que ce droit implique, y compris le droit à une satisfaction équitable. Même si j'admets que plusieurs dispositions de la Convention ne sont peut-être pas applicables aux sociétés ou autres personnes morales (par exemple les articles 2 et 3), la grande majorité d'entre elles s'appliquent directement à de telles personnes en tant
qu'entités juridiques autonomes méritant la protection de la Convention. Je ne vois pas pourquoi, en matière de réparation, la Cour devrait s'écarter, fût-ce partiellement, de cette démarche et pourquoi elle ne pourrait pas admettre, sans aucune réserve, implicite ou non, qu'une société peut subir un tort moral, non en raison de l'angoisse et de l'incertitude éprouvées par les éléments humains qui la composent, mais parce que, en tant que personne morale, dans le milieu dans lequel elle fonctionne, elle a des attributs sa réputation par exemple auxquels des actes ou omissions de l'Etat peuvent porter atteinte.