Cour européenne des droits de l'homme23 octobre 1997
Requête n°117/1996/736/933
National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni
AFFAIRE NATIONAL & PROVINCIAL BULDING SOCIETY,
LEEDS PERMANENT BUILDING SOCIETY
ET YORKSHIRE BUILDING SOCIETY c. ROYAUME-UNI
(117/1996/736/933935)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 1997
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Royaume-Uni actions en restitution des sommes versées en application de dispositions fiscales invalidées, éteintes par le jeu d'une législation rétroactive (articles 53 de la loi de finances de 1991 et 64 de la loi de finances (n° 2) de 1992)
I. ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1
A. Y a-t-il eu expropriation illégale des avoirs des requérantes ?
Les intérêts versés pendant la période de décalage auraient inévitablement été imposés si les conventions passées entre les building societies et le fisc étaient demeurées en vigueur ils se trouvaient dans les réserves des requérantes en attendant d'entrer dans l'assiette de l'impôt n'était le règlement transitoire, les requérantes auraient reçu une manne lors du passage au nouveau régime fiscal aucun élément dans la procédure interne à l'appui de l'argument que les intérêts ont été soumis à une double imposition intérêts n'ont de fait jamais été imposés le Parlement entendait manifestement les taxer impossible de dire qu'il a été induit en erreur à cet égard ni expropriation illégale des avoirs ni double imposition des intérêts par le jeu du règlement de 1986.
B. S'agissait-il de « biens » au sens de l'article 1 ?
La Cour ne se prononce pas catégoriquement sur le point de savoir si les créances des requérantes pouvaient à juste titre passer pour des « biens » la Leeds et la National & Provincial n'avaient pas obtenu de jugement définitif et exécutoire en leur faveur quand elles engagèrent la première série d'actions en restitution nonobstant l'issue favorable de la procédure Woolwich 1 instance en contrôle juridictionnel et seconde série d'actions en restitution introduites par les trois requérantes ne pouvant passer pour suffisamment établies en particulier les requérantes ne peuvent prétendre avoir eu une espérance légitime que le gouvernement ne solliciterait pas l'aval du Parlement à une législation rétroactive validant les circulaires du ministère des Finances attaquées.
Cour néanmoins prête à prendre pour hypothèse que les créances des requérantes constituaient des « biens » et à traiter l'article 1 comme applicable vu les liens entre les arguments des requérantes sur cette question et la substance de leurs griefs selon lesquels elles ont été privées de manière injustifiable de leurs « biens ».
C. Existence d'une ingérence
Non contestée la Cour recherchera si cette ingérence se justifiait en partant de l'hypothèse de travail que les actions des requérantes constituaient des « biens ».
D. Justification de l'ingérence
Rappel de la jurisprudence de la Cour sur la manière d'interpréter l'article 1 la Cour appliquera la règle du second alinéa de l'article 1 aux faits pour déterminer si les mesures dénoncées constituaient une réglementation de l'usage des biens dans l'intérêt général pour assurer le paiement des impôts démarche la plus naturelle en l'occurrence.
D'évidentes considérations d'intérêt général en jeu justifiant l'adoption par le Parlement des articles 53 de la loi de 1991 et 64 de la loi de 1992 article 53 cherchait à réaffirmer l'intention initiale du Parlement d'imposer les intérêts versés pendant la période de décalage intention contrecarrée par la décision dans Woolwich 1 d'après laquelle le règlement de 1986 était nul pour des motifs d'ordre technique la Leeds et la National & Provincial doivent raisonnablement passer pour avoir saisi que le Parlement adopterait une législation rétroactive pour corriger les vices d'ordre technique du règlement de 1986 l'article 64 tendait à protéger des recettes substantielles que compromettait la contestation, par les requérantes, de la validité des circulaires du ministère on ne saurait dire dans ces conditions que les articles 53 et 64 aient porté atteinte à l'équilibre entre la protection des droits des requérantes à la restitution et l'intérêt général au versement des impôts dus.
Conclusion : non-violation (unanimité).
II. ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 COMBINé AVEC L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
Requérantes non placées dans une situation comparable en la matière à celle de la Woolwich seule cette dernière a encouru des frais de justice et des risques et remporté des victoires devant la Chambre des lords et la Cour d'appel avant le dépôt par la Leeds et la National & Provincial d'actes d'assignation engageant leurs actions en restitution même si les requérantes peuvent passer pour s'être trouvées dans la même situation, existence d'une justification objective et raisonnable pour faire échapper la Woolwich au champ d'application de l'article 53 compréhensible que le Parlement n'ait pas souhaité s'immiscer dans la décision de la Chambre des lords dans Woolwich 1 impossible de soutenir que l'article 64 ait opéré une discrimination entre les requérantes et la Woolwich mesure d'application générale.
Conclusion : non-violation (huit voix contre une).
III. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
A. Applicabilité
Applicable les deux actions en restitution étaient des actions de droit privé indépendamment de la dimension fiscale procédure en contrôle juridictionnel manifestement subordonnée à l'issue de la seconde série d'actions en restitution, donc déterminante pour des droits privés.
B. Observation
Articles 53 et 64 ont eu pour effet de rendre les actions judiciaires des requérantes ingagnables la question de savoir si ce résultat constituait une ingérence dans le droit d'accès des requérantes à un tribunal doit se trancher à la lumière de toutes les circonstances de la cause la Cour examinera en particulier de près les raisons avancées par les autorités vu le caractère rétroactif des mesures dénoncées.
Requérantes ont manifestement compris que le Parlement entendait imposer les intérêts versés pendant la période de décalage et il faut raisonnablement les considérer comme ayant escompté que le ministère des Finances réagirait comme il l'a fait aux vices d'ordre technique du règlement de 1986 après la décision Woolwich 1 la Leeds et la National & Provincial ont en réalité tenté de court-circuiter l'adoption d'une législation correctrice en engageant des actions en restitution immédiatement avant l'annonce officielle que le Parlement serait invité à donner son aval aux mesures rétroactives l'article 53 ne visait pas en fait spécifiquement les actions en restitution de la Leeds et de la National & Provincial même s'il a eu pour effet d'y mettre un terme d'évidentes considérations d'intérêt général ont justifié l'adoption de l'article 53 avec effet rétroactif compte tenu de la nécessité et de la volonté du Parlement de réaffirmer son intention initiale.
En outre, raisons impérieuses d'intérêt général de mettre les circulaires du ministère des Finances à l'abri de la contestation judiciaire que toutes les requérantes ont élaborée en intentant une procédure en contrôle juridictionnel et l'action en restitution corollaire ces procédures pervertissaient en fait indirectement l'intention initiale du Parlement d'imposer les intérêts versés pendant la période de décalage même si le Parlement a adopté l'article 64 en sachant qu'une procédure en contrôle juridictionnel avait été intentée par les requérantes, celles-ci doivent à leur tour passer pour avoir compris que le Parlement interviendrait comme il l'a fait.
Conclusion : non-violation (unanimité).
IV. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION COMBINé AVEC L'ARTICLE 14
Motifs du constat de non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l'article 14 de la Convention valent également pour constat de non-violation de ce chef.
Conclusion : non-violation (huit voix contre une).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
26.3.1992, Editions Périscope c. France ; 9.12.1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce ; 23.2.1995, Gasus Dosier- et Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas ; 20.11.1995, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique ; 22.10.1996, Stubbings et autres c. Royaume-Uni
En l'affaire National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Macdonald,
N. Valticos,
Mme E. Palm
M. R. Pekkanen,
Sir John Freeland,
MM. P. Jambrek,
K. Jungwiert,
E. Levits,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 mai et 27 septembre 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 16 septembre 1996, puis par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (« le Gouvernement ») le 25 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouvent trois requêtes (nos 21319/93, 21449/93 et 21675/93) dirigées contre le Royaume-Uni et dont National & Provincial Building Society (« la National & Provincial »), Leeds Permanent Building Society (« la Leeds ») et Yorkshire Building Society (« la Yorkshire ») avaient saisi la Commission respectivement les 15 janvier 1993, 21 décembre 1992 et 11 janvier 1993, en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48, ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). La requête du Gouvernement se réfère à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 pris isolément ou combiné avec l'article 14 de la Convention et de l'article 6 § 1 de la Convention pris isolément ou combiné avec l'article 14.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérantes ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 17 septembre 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, N. Valticos, R. Pekkanen, P. Jambrek et E. Levits, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite, Mme E. Palm et M. K. Jungwiert, suppléants, ont remplacé respectivement M. Gölcüklü et M. Russo, empêchés.
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les représentants des requérantes et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérantes le 31 janvier 1997.
Le 10 mars 1997, la Commission a produit plusieurs pièces de la procédure devant elle, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé celui-ci, les débats ont eu lieu en public le 28 mai 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. M.R. Eaton, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
MM. S. Richards,
D. Anderson, conseils,
W.J. Durrans, administration fiscale,
P.H. Linford, administration fiscale, conseillers ;
pour la Commission
Mme J. Liddy, déléguée ;
pour les requérantes
Lord Lester of Herne Hill QC,
MM. J. Gardiner QC,
P. Duffy QC,
J. Peacock,
Mme M. Carss-Frisk, conseils,
MM. H. Ross, solicitor, Clifford Chance
(pour la Leeds),
N. Jordan, solicitor, Clifford Chance
(pour la Leeds),
Mmes S. garrett, solicitor, Addleshaw Booth & Co
(pour la Yorkshire),
F. Ferguson, solicitor, Slaughter and May
(pour la National & Provincial), solicitors.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Liddy, M. Gardiner, Lord Lester of Herne Hill et M. Richards.
EN FAIT
I. le contexte général
6. Durant toute la période à considérer, les requérantes étaient des building societies au sens de la loi de 1986 sur les building societies. Celles-ci ont, en droit anglais, le statut de « caisses mutuelles de dépôts » et non de sociétés. Les membres en sont les investisseurs qui déposent des fonds auprès d'elles et perçoivent en retour des intérêts ou des dividendes, ainsi que les emprunteurs qui en obtiennent des prêts moyennant intérêt, dans la grande majorité des cas pour acheter des logements.
A. L'assujettissement des investisseurs à l'impôt sur le revenu
7. Les investisseurs d'une building society sont assujettis à l'impôt sur le revenu au titre des intérêts que portent leurs dépôts. L'impôt sur le revenu à verser à l'administration fiscale au titre de l'exercice fiscal commençant le 6 avril d'une année pour se terminer le 5 avril de l'année suivante se calculait ou se mesurait en pratique par référence à une période d'égale longueur précédant l'exercice fiscal réel. Le « principe de la mesure » voulait que la période mesurée fût égale à la période de taxation. Le contribuable n'était en fait pas imposé sur le revenu de l'année précédente, mais sur le revenu perçu pendant l'exercice en cours, ce montant étant artificiellement calculé par référence au revenu de l'exercice antérieur. En conséquence, les différents investisseurs des building societies étaient d'ordinaire tenus de déclarer au titre de l'impôt sur le revenu pour l'exercice fiscal donné le montant des intérêts ou dividendes perçus à raison de leurs dépôts au cours d'une période de référence antérieure de même longueur que l'exercice fiscal ; l'administration fiscale devait calculer l'assiette de l'impôt sur la foi des informations fournies par eux.