Jurisprudence : CEDH, 05-01-2000, Req. 33202/96, BEYELER c/ Italie

CEDH, 05-01-2000, Req. 33202/96, BEYELER c/ Italie

A6718AWQ

Référence

CEDH, 05-01-2000, Req. 33202/96, BEYELER c/ Italie. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063637-cedh-05012000-req-3320296-beyeler-c-italie
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AFFAIRE BEYELER c. Italie

(Requête n° 33202/96)

ARRÊT

STRASBOURG

5 janvier 2000





En l'affaire Beyeler c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. A. Pastor Ridruejo,
L. Ferrari Bravo,
G. Bonello,
P. Kûris,
R. Türmen,
J.-P. Costa,
Mmes F. Tulkens,
V. Strážnická,
MM. M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
Mme H.S. Greve,
MM. A.B. Baka,
R. Maruste,
Mme S. Botoucharova,

ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 et 9 septembre et le 1er décembre 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 2 novembre 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 33202/96) dirigée contre la République italienne et dont M. Ernst Beyeler, un ressortissant suisse, avait saisi la Commission le 5 septembre 1996 en vertu de l'ancien article 25.

2. La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 1 du Protocole n° 1 et 14 et 18 de la Convention.

3. Avisé par le greffier, en date du 25 mai 1999, de la possibilité d'intervenir dans la procédure en application des articles 36 de la Convention et 61 du règlement, le gouvernement suisse a fait savoir, le 2 juillet 1999, qu'il ne souhaitait pas participer à la procédure.

4. Conformément à l'article 5 § 4 du Protocole n° 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 14 janvier 1999, que l'affaire serait examinée par la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. B. Conforti, juge élu au titre de l'Italie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. P. Kûris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A.B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (article 24 § 3 du règlement).

Ultérieurement, M. Conforti, qui avait participé à l'examen de l'affaire par la Commission, s'est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a désigné M. L. Ferrari Bravo, juge élu au titre de la République de Saint-Marin, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5. Le requérant a désigné ses conseils, au sens de l'article 36 § 3 du règlement.

6. Le 11 mai 1999, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement, après une prorogation du délai imparti, et le 21 mai 1999 celui du requérant.

7. Ainsi qu'en avait décidé la Grande Chambre, une audience s'est déroulée en public le 8 septembre 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM. V. Esposito, magistrat détaché au service
du contentieux diplomatique
du ministère des Affaires étrangères, coagent,
G. Raimondi, magistrat près la Cour de cassation,
A. Saccucci, avocat stagiaire attaché
à la Représentation permanente de l'Italie
auprès du Conseil de l'Europe, conseils ;




– pour le requérant
Mes P. Lalive,
T. Giovannini, avocats au barreau de Genève, conseils,
H. Peter, conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Lalive, puis M. Esposito et M. Raimondi, ainsi que Me Giovannini en ses réponses aux questions de l'un des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Période de 1954 à 1978

8. Par un décret du 8 janvier 1954, le ministère de l'Education nationale (Ministero per la pubblica istruzione, qui à l'époque était compétent en matière de biens présentant un intérêt culturel ou artistique) déclara que le tableau du peintre Vincent van Gogh intitulé le Jardinier, réalisé à Saint-Rémy-de-Provence (France) en 1889, était un bien présentant un intérêt historique et artistique, au sens de l'article 3 de la loi n° 1089 du 1er juin 1939. Le 20 janvier 1954, ce décret fut notifié au propriétaire de l'œuvre, M. Verusio, collectionneur d'art résidant à Rome.

9. Au début de l'année 1977, le requérant décida d'acquérir ce tableau par l'intermédiaire de M. Pierangeli, antiquaire romain.

10. Le 28 juillet 1977, M. Verusio vendit donc l'œuvre à M. Pierangeli pour le prix convenu de 600 millions de lires italiennes (ITL).

11. Le 29 juillet 1977, le requérant ordonna le transfert de cette somme à M. Pierangeli, augmentée de 5 millions ITL à titre de rémunération conforme aux usages, en échange du document confirmant l'acquisition de l'œuvre. Cette somme fut virée sur le compte de M. Pierangeli le 12 août 1977.

12. Entre-temps, le 1er août 1977, M. Verusio avait déclaré la vente du tableau au ministère du Patrimoine culturel (ci-après « le ministère »), conformément à l'article 30 de la loi n° 1089 de 1939 susmentionnée. Cette déclaration avait été signée uniquement par M. Verusio mais elle mentionnait le nom de M. Pierangeli en tant qu'autre partie au contrat. Elle n'indiquait ni l'acheteur final, qui était le requérant, ni le lieu de livraison.

13. Le délai de deux mois prévu par l'article 32 de la loi n° 1089 de 1939 s'écoula sans que le ministère eût exercé son droit de préemption.

14. Le 21 novembre 1977, M. Pierangeli demanda au bureau d'exportation de Palerme l'autorisation d'expédier le tableau à Londres. Dans l'attente de la décision du ministère quant à l'exercice du droit de préemption qui était prévu par l'article 39 de la loi n° 1089 de 1939 en cas d'exportation, l'œuvre fut temporairement confiée à la Galerie d'art régionale de Sicile.

15. Par une note du 3 décembre 1977, le ministère indiqua qu'il renonçait à acquérir l'œuvre, affirmant que celle-ci ne présentait pas d'intérêt suffisant pour justifier son acquisition par l'Etat. Cependant, le 5 janvier 1978, les autorités compétentes refusèrent à M. Pierangeli l'autorisation d'exporter le tableau, au motif que son exportation aurait porté un préjudice grave au patrimoine culturel national.

16. Les 22 mars et 8 avril 1978, le ministère autorisa la restitution de l'œuvre à M. Pierangeli.

B. Période de 1983 à 1986

17. Le 1er décembre 1983, M. Pierangeli déclara au ministère qu'il avait acheté le tableau pour le compte du requérant. Le 2 décembre 1983, le requérant et M. Pierangeli communiquèrent au ministère l'intention de la Peggy Guggenheim Collection de Venise d'acquérir le tableau au prix de 2 100 000 dollars américains (USD), en précisant à nouveau qu'en 1977 le deuxième avait acheté le tableau pour le compte du premier. Par cette même communication, ils invitèrent le ministère à se déterminer quant à l'exercice du droit de préemption prévu par la loi n° 1089 de 1939.

18. Par une note du 9 janvier 1984, le ministère informa les parties qu'il n'était pas en mesure d'exercer valablement son droit de préemption car, en l'absence de contrat, une simple déclaration unilatérale de l'intention de vendre n'était pas suffisante. Dans cette note, qui était adressée à la fois au requérant et à M. Pierangeli, le ministère ne se référait ni à la qualité de propriétaire du requérant ni à la déclaration du 1er décembre 1983.

19. Le 28 février 1984, Me Petretti, agissant au nom et pour le compte du requérant et de M. Pierangeli, demanda à la direction des Beaux-Arts à Rome ainsi qu'au ministère l'autorisation de transférer le tableau à Venise, pour permettre à la Peggy Guggenheim Collection de l'examiner en vue de son acquisition. Le 7 mars 1984, le ministère refusa le transfert au motif que le tableau pourrait subir des dommages irréparables.

20. Au début de l'année 1985, M. Pierangeli, agissant en sa qualité de « détenteur du tableau au nom et pour le compte de M. Ernst Beyeler », sollicita à son tour l'autorisation de transférer le tableau à Venise, la Peggy Guggenheim Collection ayant demandé à examiner l'œuvre. Le 30 janvier 1985, le ministre du Patrimoine culturel demanda à Me Petretti, représentant du requérant, à certains services du ministère ainsi qu'à l'avocat général de l'Etat, à être informé de la décision du propriétaire du tableau quant à son transfert à Venise. Le 21 février 1985, Me Petretti, agissant au nom et pour le compte du seul requérant, confirma que son client consentait au transfert du tableau. A cette occasion, et à la suite d'une demande informelle du ministère, il produisit également une copie de la déclaration du 1er décembre 1983. Le 26 février 1985, le requérant écrivit au ministre à propos des modalités techniques du transfert. Le 9 avril 1985, le ministère communiqua à Me Petretti qu'il autorisait le transfert du tableau à Venise.

21. Par une note du 4 octobre 1985 adressée à M. Pierangeli, le ministère se référa à la communication du 2 décembre 1983 et demanda les documents attestant l'acquisition du tableau par M. Pierangeli pour le compte du requérant.

22. Par un décret du 23 avril 1986, le ministre ordonna que le tableau fût transféré à Rome pour être conservé provisoirement dans la Galerie d'art moderne et contemporain. Ce décret, qui se référait expressément à la communication du 2 décembre 1983, faisait suite à des notes des administrations compétentes qui avaient manifesté des craintes quant aux conditions dans lesquelles le tableau était conservé, compte tenu notamment de l'incertitude quant à l'identité du propriétaire réel et de l'inobservation des engagements pris par la Peggy Guggenheim Collection de Venise.

23. Le requérant introduisit alors un premier recours contre le décret du 23 avril 1986 auprès du tribunal administratif régional (ci-après « le TAR ») du Latium.

24. Par une lettre du 30 avril 1987, Me Peter, qui avait succédé à Me Petretti en tant qu'avocat du requérant, assura le directeur des Beaux-Arts à Rome que le requérant n'avait aucune intention d'enfreindre la loi italienne (l'avocat invoqua notamment la crainte des autorités que le tableau puisse être exporté illégalement).

25. Le 12 juin 1987, Me Peter demanda à la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome l'autorisation de vérifier, sur place, l'état de conservation du tableau afin d'en informer son client (l'avocat qualifia ce dernier de « propriétaire du tableau »). Le 19 octobre 1987, avec l'agrément de l'avocat général de l'Etat, une réunion eut donc lieu à la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome, à laquelle participèrent notamment le requérant et son nouvel avocat, la directrice de ce musée ainsi qu'un expert de la Peggy Guggenheim Collection (un procès-verbal en fait état). A cette occasion, la directrice évoqua l'incertitude liée, comme elle l'expliqua à l'avocat du requérant dans une lettre du 20 novembre 1987, à la présentation du recours susmentionné au TAR. Dans une missive du 23 décembre 1987, le requérant communiqua alors à la directrice son intention de renoncer à poursuivre ce recours, considérant notamment qu'entre-temps la direction du musée l'avait autorisé, en sa qualité de propriétaire, à accéder au tableau sur sa simple demande ; copie de cette dernière lettre fut envoyée également à la direction des Beaux-Arts à Rome.

C. Année 1988

26. En janvier 1988, le ministère demanda à Me Peter des éclaircissements sur le prétendu droit de propriété du requérant sur l'œuvre. Le requérant répondit à cette demande par l'envoi d'une copie des communications des 1er et 2 décembre 1983. Il fit valoir également qu'aucun transfert de propriété n'avait eu lieu ultérieurement entre M. Pierangeli et lui-même puisqu'il avait acquis directement la propriété du tableau.

27. Il ressort de deux lettres en date des 5 et 26 février 1988, qui furent envoyées par l'avocat du requérant au directeur général compétent du ministère et dont le contenu n'a pas été contesté par le Gouvernement, que le ministère déclara au seul requérant à deux occasions au moins (dont l'une est une réunion avec l'un des avocats de M. Beyeler tenue le 28 janvier 1988 dans le bureau du directeur général) que l'Etat italien était intéressé par l'acquisition du tableau, soulignant toutefois qu'il ne disposait à cette fin que d'un budget limité.

28. Selon une lettre du 22 février 1988 envoyée par Me Peter au directeur général du ministère, ce dernier téléphona le 19 février à Me Peter et lui demanda l'autorisation du requérant, en sa qualité de propriétaire du tableau, d'exposer celui-ci à la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome. Le contenu de cette conversation téléphonique, pas plus que la teneur de la lettre qui s'y réfère, n'a été contesté par le Gouvernement, bien qu'aucune transcription intégrale de la conversation n'ait été portée à la connaissance de la Cour.

29. Dans un courrier du 26 février 1988, le requérant, invoquant les contacts qu'il avait précédemment eus avec le ministère à ce sujet, indiqua à celui-ci qu'il était prêt à vendre le tableau à l'Etat italien au prix de 11 millions USD. Il fit valoir que ce prix était nettement inférieur à celui qui était avancé dans le cadre des pourparlers en cours avec des particuliers intéressés par l'acquisition de l'œuvre. Le 14 avril 1988, le requérant attira l'attention du ministère sur le fait que ce dernier n'avait pas fait connaître sa réponse dans le délai indiqué par le requérant dans sa lettre du 26 février.

30. Le 2 mai 1988, le requérant vendit le tableau à la Peggy Guggenheim Collection, au prix de 8 500 000 USD.

31. Le lendemain, les parties notifièrent le contrat de vente au ministère, conformément à l'article 30 de la loi n° 1089 de 1939 ainsi qu'à l'article 57 du décret royal n° 363 du 30 janvier 1913.

32. Par une note du 1er juillet 1988, le ministère informa les parties qu'il ne pouvait pas reconnaître à cette déclaration les effets prévus par les dispositions légales, en raison du fait que le requérant n'avait pas de titre de propriété valable sur le tableau. En particulier, le ministère considéra que la déclaration de la vente intervenue en 1977 entre M. Verusio et M. Pierangeli, ainsi que la communication du 2 décembre 1983, étaient contraires au but de l'article 30 de la loi n° 1089 de 1939 et ne satisfaisaient pas aux conditions de l'article 57 du décret royal n° 363 de 1913.

33. Le 5 juillet 1988, le requérant présenta au ministère une demande de restitution du tableau, qui était toujours conservé dans la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome. Cette demande se fondait sur l'article 37 du décret royal n° 363 de 1913, selon lequel une œuvre conservée conformément aux dispositions de ce décret royal peut être restituée au propriétaire si celui-ci démontre qu'il est en mesure de garantir sa conservation à l'avenir. Toutefois, le ministère ne répondit pas.

34. Le 4 août 1988, Me Peter réagit à la note du 1er juillet en affirmant notamment que, dès 1984, l'Etat italien avait traité le requérant comme le propriétaire légitime du tableau, en particulier lorsqu'il l'avait autorisé à le transférer de Rome à Venise et lui avait manifesté son intention de l'acheter.

35. Le 16 septembre 1988, sur demande informelle des autorités italiennes, le requérant leur fit parvenir les relevés bancaires attestant l'acquisition du tableau par M. Pierangeli pour son compte.

36. Par un décret du 24 novembre 1988, le ministère exerça son droit de préemption à l'égard du contrat de vente conclu en 1977. Il soutenait l'irrégularité de la notification du 28 juillet 1977 au motif que les communications des 3 août 1977 et 2 décembre 1983 ne contenaient pas les éléments requis, à peine de nullité, par l'article 57 du décret royal n° 363 de 1913. En effet, le ministère considéra qu'à ces dates il n'avait pu avoir connaissance de l'identité réelle des parties contractantes, le requérant n'ayant pas signé la notification du contrat, ce qui l'avait empêché de se déterminer en toute connaissance de cause quant à l'exercice du droit de préemption. En outre, il estima que l'intérêt public à acquérir le tableau était justifié par le nombre restreint d'œuvres de Vincent van Gogh exposées dans les musées italiens et par la nécessité de rétablir le respect de la loi qui avait été enfreinte. Il observa de surcroît que la nationalité étrangère de l'acheteur réel du tableau, à savoir M. Beyeler, revêtait une importance particulière aux fins de la protection du tableau.

Par conséquent, le ministère conclut :

a) qu'à la lumière des documents relatifs au paiement du prix du tableau effectué par M. Beyeler en faveur de M. Verusio, par l'intermédiaire de M. Pierangeli, il était prouvé que le tableau avait été vendu directement par M. Verusio à M. Beyeler ;

b) qu'aux termes de l'article 61 de la loi n° 1089 de 1939, le droit de préemption prévu par les articles 31 et 32 existait toujours ;

c) qu'il devait exercer son droit de préemption ;

d) qu'il y avait lieu de verser à l'ayant droit le montant du prix établi par le contrat conclu en 1977, soit 600 millions ITL.

37. Ce décret fut notifié le 30 novembre 1988 à M. Verusio et le 22 décembre 1988 au requérant.

D. Procédure relative aux différents recours introduits par le requérant auprès du TAR du Latium

38. Entre-temps, respectivement les 18, 19 et 20, 29 octobre 1988, le requérant et la société Solomon Guggenheim Corporation avaient saisi le TAR d'une demande en annulation de la note du 1er juillet 1988. En particulier, le requérant soutenait que le ministère s'était rendu responsable d'un abus de pouvoir, que les dispositions pertinentes de la loi n° 1089 de 1939 avaient été enfreintes et qu'en l'espèce l'intérêt public n'avait pas été correctement apprécié. Le requérant excipait également de l'inconstitutionnalité de l'article 61 de cette loi.

39. Les 16 et 17 janvier 1989, le requérant forma un autre recours pour protester contre l'absence de réponse à sa demande de restitution du tableau du 5 juillet 1988.

40. Le 30 janvier 1989, le requérant présenta au même tribunal un dernier recours visant à faire annuler le décret ministériel du 24 novembre 1988. Il se plaignit notamment d'un abus de pouvoir, de la motivation insuffisante et contradictoire de la décision incriminée, de l'instruction insuffisante menée par le ministère, d'une violation des dispositions pertinentes de la loi n° 1089 de 1939 et des articles 1705 et 1706 du code civil italien en matière de mandat, ainsi que de l'absence d'intérêt public, au motif qu'on ne pouvait comprendre la raison pour laquelle il existait un intérêt public en 1988 et pas en 1977. Il prétendit qu'entre-temps il avait de toute façon acquis la propriété du tableau par usucapion. Il se plaignit également de ce que le décret litigieux avait été pris en raison de sa nationalité étrangère. Il allégua, en outre, la violation de l'article 1224 du code civil italien qui régit les dommages en matière d'obligations patrimoniales, en ce que le prix payé n'avait pas été réévalué.

41. Enfin, le requérant demanda au TAR de soulever devant la Cour constitutionnelle la question de l'inconstitutionnalité des dispositions pertinentes de la loi n° 1089 de 1939 au regard des articles 3, 24, 42 et 97 de la Constitution italienne.

42. Le TAR prononça la jonction des différents recours et les rejeta tous par jugement du 16 novembre 1989, notifié au requérant le 26 janvier 1990.

43. Le tribunal considéra que la déclaration du 3 août 1977 ne contenait pas tous les éléments essentiels requis par l'article 57 du décret royal n° 363 de 1913 et devait dès lors être considérée comme « nulle et non avenue ». En effet, la signature de l'acheteur réel n'y avait pas été apposée et le lieu de livraison en Italie n'était pas indiqué. En outre, le TAR affirma que le délai de deux mois pour l'exercice du droit de préemption n'aurait pu courir à partir des communications des 1er et 2 décembre 1983, ces déclarations ne provenant pas du vendeur et ne remplissant pas les conditions prévues par l'article 57 ci-dessus. Le délai de deux mois ne pouvait donc commencer à courir, vu l'incertitude sur l'identité du propriétaire du tableau et compte tenu de la nécessité pour l'administration d'effectuer des recherches visant à l'identifier, et du fait qu'il incombait à celui qui déclare l'acte d'aliénation de prouver la propriété. Selon le TAR, les parties avaient l'obligation de procéder à la déclaration de l'acte d'aliénation, l'absence de cette formalité étant sanctionnée par l'inapplicabilité du délai de deux mois. Le droit de préemption de l'administration, n'étant alors plus soumis à délai, devenait « permanent ».

44. Le TAR estima également que l'administration concernée avait dûment motivé l'existence d'un intérêt public légitime à l'acquisition de l'œuvre (en particulier, l'absence d'œuvres importantes de Vincent van Gogh dans les collections de l'Etat et la nécessité de protéger les intérêts publics contre un comportement déloyal des parties). En outre, il considéra que le fait qu'en 1977 l'Etat s'était abstenu à deux reprises d'exercer son droit de préemption n'était pas pertinent, car l'existence d'un intérêt public devait être justifiée par rapport à la situation et aux exigences actuelles. A cet égard, il souligna que le ministère n'avait pu disposer de tous les éléments nécessaires pour identifier le propriétaire du tableau et se déterminer en toute connaissance de cause quant à l'exercice du droit de préemption qu'en septembre 1988.

45. Le TAR releva encore que la nationalité du requérant n'avait pas constitué le fondement principal de la décision du ministère, bien que ce fût l'un des facteurs dont ce dernier avait tenu compte au moment de la décision sur l'opportunité d'exercer son droit de préemption.

46. Quant à la demande du requérant visant à être indemnisé en raison de l'absence de réévaluation du tableau, le TAR considéra que l'article 31 de la loi n° 1089 de 1939 ne laissait aucune marge d'appréciation à l'administration, puisqu'il disposait notamment que cette dernière était tenue de verser au propriétaire du bien seulement le prix convenu dans l'acte d'aliénation, et cela même en cas de préemption en application de l'article 61 (qui renvoie à l'article 31). Cependant, d'après le TAR, le requérant aurait pu demander pareille réévaluation dans le cadre d'une action en dommages-intérêts devant les juridictions civiles ordinaires.

47. En ce qui concerne les recours relatifs à la demande du requérant du 5 juillet 1988, le TAR estima qu'ils n'étaient plus pertinents compte tenu du décret de préemption du 24 novembre 1988.

48. Enfin, le TAR conclut que les exceptions d'inconstitutionnalité soulevées par le requérant étaient manifestement mal fondées, le caractère permanent du droit de préemption en l'espèce, qui venait limiter le droit de propriété, se justifiant non seulement par le caractère exceptionnel du bien, mais également par le comportement fautif des parties.

E. Procédure devant le Conseil d'Etat

49. Le requérant interjeta appel devant le Conseil d'Etat. Il fit valoir, entre autres, que la compétence du juge administratif ne saurait être retenue dans le cas d'espèce, considérant que l'administration publique s'était arrogé des pouvoirs qu'elle n'avait pas et n'avait pas exercé les prérogatives dont elle disposait.

50. Par un arrêt du 19 octobre 1990, le Conseil d'Etat rejeta le recours et confirma dans son intégralité le jugement du TAR. Il considéra qu'en l'espèce il s'agissait d'une déclaration irrégulière et non pas d'une absence de déclaration, et décida que l'affaire relevait de la compétence des juridictions administratives car il était question de l'exercice de pouvoirs existants. Il confirma ensuite, étant donné que la déclaration faite en 1977 ne contenait pas les éléments essentiels requis par le décret royal n° 363 de 1913, en particulier l'identité de toutes les parties contractantes, que l'article 61 de la loi n° 1089 de 1939 donnait à l'administration la possibilité d'exercer son droit de préemption à tout moment, ce droit ne pouvant se prescrire qu'à partir d'une nouvelle déclaration conforme à la loi. Par ailleurs, le Conseil d'Etat exclut la possibilité que le requérant ait pu acquérir définitivement le bien par usucapion.

51. Le Conseil d'Etat estima que l'administration n'avait commis aucune erreur en considérant le requérant comme le destinataire de la mesure de préemption et qu'en l'espèce le droit de préemption de l'administration était différent du droit de préemption prévu en droit commun. En effet, la préemption litigieuse avait constitué une véritable mesure d'expropriation, l'aliénation du bien n'étant que la condition permettant à l'administration de procéder légalement à une telle expropriation. Le Conseil d'Etat s'exprima en ces termes :

« Partant, même si l'on admet que, comme l'affirment les auteurs du recours, M. Pierangeli a acheté le tableau à M. Verusio en qualité de mandataire, dans le cadre d'une représentation indirecte pour le compte de M. Beyeler, il reste que c'est la situation de ce dernier qui se trouve affectée en dernière analyse par l'accord conclu.

(...)

Les autorités administratives n'ont donc commis aucune erreur de fait sur l'identification de l'acquéreur effectif auquel le décret annonçant l'intention de préempter devait être signifié, comme à M. Verusio (...)

D'autre part, le fait que la préemption envisagée à l'article 30 de la loi n° 1089/1939 doive s'opérer à l'encontre du propriétaire effectif, et en tout cas de la personne qui est l'acquéreur final au terme de transactions que complique l'intervention d'un mandataire, est aussi étroitement lié au caractère particulier de la préemption (...)

La préemption, telle que la prévoient les articles 31 et suivants de la loi n° 1089 (...), ne fonctionne pas de la même manière que la transaction de droit civil du même nom (...), de sorte que la mesure concrète par laquelle s'exerce la préemption doit être considérée comme relevant de la catégorie plus générale des actes de dépossession (par rapport à laquelle l'aliénation du bien constitue une simple condition d'activation du pouvoir), ce qui entraîne que la validité de l'acte d'aliénation n'a pas une valeur décisive, puisque la substitution de l'administration au vendeur n'a pas lieu dans le cadre de la négociation entre particuliers par le biais de l'exercice de la préemption, dont il découle, au contraire, un effet d'annulation de l'aliénation en sus de l'effet constitutif d'une acquisition (...)

(...) il s'agit (...) plutôt d'un véritable acte d'expropriation, qui ne peut concerner que le propriétaire effectif du bien, la seule personne à l'égard de laquelle l'acte de dépossession peut être efficacement exercé (...) »

« Anche, quindi, a voler ritenere, come pretendono gli appellanti, che il Pierangeli abbia acquistato il dipinto dal Verusio quale mandatario senza rappresentanza del Beyeler, è pur sempre a quest'ultimo che devono ricondursi gli effetti finali del concluso contratto.

(...)

E' da escludere, pertanto, che vi sia stato errore di fatto da parte dell'Amministrazione relativamente alla individuazione del soggetto effettivo acquirente e nei cui confronti andava esercitata la prelazione ed al quale andava notificato il relativo decreto, oltre che al Verusio (...)

D'altra parte, che la prelazione di cui all'art. 30 della legge n. 1089/1939 debba esercitarsi nei confronti del proprietario effettivo e comunque del destinatario finale di una fattispecie acquisitiva complessa quale è il mandato, si ricollega anche alla (...) particolare natura dell'istituto.

La prelazione, di cui all'art. 31 e segg. della legge indicata (...) non opera alla stregua dell'omonimo istituto civilistico (...), sicché il provvedimento, con cui, in concreto, si esercita la prelazione deve essere ricondotto alla più generale categoria degli atti ablatori (rispetto al quale il negozio di alienazione costituisce mera condizione legittimante del potere), con la conseguenza che non assume valore determinante la validità dell'atto di alienazione presupposto, dal momento che nessuna sostituzione dell'amministrazione al soggetto alienante nel negozio posto in essere da privati avviene col provvedimento della prelazione dal quale, anzi, oltre che un effetto propriamente costitutivo (acquisitivo) discende un (ulteriore) effetto caducatorio del negozio di alienazione medesima (...)

(...) trattasi (...) piuttosto di un vero e proprio atto espropriativo, che non puó non riguardare se non il proprietario effettivo del bene stesso, unico a poter essere utilmente inciso dall'atto ablativo (...) »

52. Le Conseil d'Etat observa par ailleurs que le comportement de l'administration ne pouvait pas être considéré comme contradictoire : en effet, comme le TAR l'avait déjà souligné, celle-ci avait adopté une approche prudente et ne s'était finalement décidée à exercer le droit de préemption que lorsqu'elle avait eu la certitude, sur la base des documents dont elle disposait, que le tableau avait été acheté pour le compte de M. Beyeler et payé par ce dernier. Il releva également que la nationalité du requérant avait conforté le ministère dans sa détermination à exercer le droit de préemption.

53. Le Conseil d'Etat estima en outre que les exceptions d'inconstitutionnalité des articles 31, 32 et 61 de la loi n° 1089 de 1939 soulevées par le requérant étaient manifestement mal fondées. Ces questions se référaient en particulier à l'article 3 de la Constitution italienne qui consacre notamment le principe de non-discrimination, à l'article 42 qui garantit le droit de propriété et, enfin, à l'article 97 qui prévoit le principe d'une bonne administration publique. Quant à la question relative à l'article 3, le Conseil d'Etat observa qu'en l'espèce la spécificité de la situation résultant d'une déclaration irrégulière d'aliénation de propriété justifiait un traitement différent ; quant à l'article 42, il considéra que s'agissant du transfert de la propriété de biens protégés il existait des obligations de loyauté et de transparence à la charge des particuliers ; enfin, quant à l'article 97, il estima que le retard dans l'exercice du droit de préemption de la part de l'Etat devait être imputé au comportement irrégulier des parties.

F. Pourvoi en cassation

54. Le requérant se pourvut alors en cassation, en soutenant que son affaire relevait de la compétence des juridictions civiles ordinaires et non pas administratives. Il excipa encore une fois de l'inconstitutionnalité des articles 31, 32 et 61 de la loi n° 1089 de 1939 au regard des articles 3 et 42 de la Constitution italienne.

55. Par une ordonnance du 11 novembre 1993, la Cour de cassation jugea que ces exceptions d'inconstitutionnalité ne semblaient pas manifestement mal fondées.

56. La Cour de cassation motiva sa décision en considérant, tout d'abord, que le caractère permanent du droit de préemption de l'administration soumettait le droit du vendeur à une limitation constante et entraînait une incertitude permanente sur la situation juridique du bien. La Cour observa à cet égard que, même si la première déclaration avait été effectuée irrégulièrement, le droit de préemption aurait pu néanmoins être exercé à partir du moment où l'administration avait eu connaissance de tous les éléments prescrits par la loi. A cet égard, la Cour de cassation releva, comme l'avait déjà noté le Conseil d'Etat, que le ministère n'avait préempté que lorqu'il avait eu l'assurance que le tableau avait été acheté pour le compte de M. Beyeler et moyennant une somme d'argent versée par ce dernier. Cette certitude n'avait été acquise que lorsque les relevés bancaires concernant la vente intervenue en 1977 étaient parvenus au ministère. La Cour constata que le décret de préemption avait été adopté et notifié aux parties concernées plus de deux mois après.

57. Ensuite, la Cour de cassation fit valoir qu'à supposer que l'acte de préemption constituât une véritable mesure d'expropriation, comme le Conseil d'Etat l'avait affirmé, le requérant avait été traité différemment de toute autre personne expropriée. En effet, le propriétaire du bien sur lequel l'Etat exerce son droit de préemption a droit à une indemnisation qui est calculée de façon différente par rapport à celle versée à la personne expropriée dans d'autres cas et, en outre, sans possibilité de révision judiciaire. En effet, si le prix convenu par l'acte d'aliénation peut constituer une indemnisation adéquate au cas où la préemption est exercée dans le délai de deux mois prévu par la loi, il ne le serait plus lorsque le droit de préemption est exercé après plusieurs années, comme dans le cas d'espèce. En outre, le requérant avait été traité différemment d'un particulier qui se serait abstenu de déclarer l'acte d'aliénation. La Cour estima, eu égard au contenu de l'article 31 § 3 de la loi n° 1089 de 1939, que dans ce dernier cas, s'il était impossible de déterminer le prix convenu, l'Etat devait alors verser au propriétaire une indemnisation équivalente à la valeur marchande du bien.

58. Elle observa, enfin, qu'une éventuelle décision de la Cour constitutionnelle déclarant inconstitutionnelles les dispositions en cause entraînerait, entre autres, la compétence de l'autorité judiciaire ordinaire en la matière, devant laquelle le requérant pourrait en conséquence attaquer à nouveau la décision incriminée et faire valoir la tardiveté de l'exercice du droit de préemption par les autorités italiennes.

59. La Cour de cassation suspendit la procédure devant elle et ordonna le renvoi de l'affaire à la Cour constitutionnelle.

G. Procédure devant la Cour constitutionnelle

60. Par un arrêt du 14 juin 1995, la Cour constitutionnelle déclara non fondée l'exception d'inconstitutionnalité soulevée par la Cour de cassation. Elle souligna d'abord le caractère spécial des dispositions contenues dans la loi n° 1089 de 1939, visant à « sauvegarder des biens liés aux intérêts essentiels de la vie culturelle du pays ». La spécificité de ces biens justifiait dès lors, selon la Cour constitutionnelle, l'attribution à l'administration de pouvoirs différents et plus contraignants par rapport à ceux dont celle-ci disposait à l'égard des autres biens. Par conséquent, aucune discrimination ne pouvait être constatée par rapport aux procédures d'expropriation ordinaires concernant des catégories de biens différentes. De même, il n'y avait aucune différence de traitement entre le cas d'une déclaration irrégulière et l'hypothèse d'une absence de déclaration de la vente, car même dans ce dernier cas le prix devant être versé serait celui convenu au moment de la vente. Si, dans cette dernière hypothèse, le prix n'était pas connu, il devait être déterminé en ayant recours à tout moyen de preuve utile.

61. Par ailleurs, quant à la question du caractère adéquat du prix payé par l'Etat lorsque la préemption était tardive, la Cour constitutionnelle fit valoir encore une fois que l'on ne pouvait, dans ce cas, procéder à une appréciation en se fondant sur les critères relatifs aux indemnités d'expropriation ordinaires, puisqu'il s'agissait de procédures ayant une nature différente, et que le montant versé dans des situations analogues au cas d'espèce était de toute manière lié à un élément contractuel librement décidé par les parties. Il découlait de cette dernière considération que normalement, lorsque le droit de préemption était exercé dans un délai limité, le prix payé, bien que réduit par rapport à la valeur du bien sur le marché, ne constituerait de toute façon pas un montant dérisoire ou symbolique. Enfin, la Cour nota que l'article 61 de la loi n° 1089 de 1939 se trouvait dans la section de cette loi consacrée aux « sanctions ». Il fallait donc considérer comme un facteur crucial le fait que le préjudice économique pour le propriétaire était la conséquence d'une irrégularité ou d'une omission de sa part quant à la déclaration de la vente du bien, entraînant la nullité de celle-ci et le caractère permanent du droit de préemption de l'Etat. Il ne s'agissait cependant pas d'une véritable sanction pénale ou administrative, ce qui justifiait le pouvoir discrétionnaire de l'administration d'exercer le droit de préemption à tout moment. Au demeurant, le particulier pourrait remédier à tout moment à la situation d'irrégularité par la présentation d'une déclaration tardive.

H. Renvoi à la Cour de cassation

62. A la suite de l'arrêt de la Cour constitutionnelle, la Cour de cassation, par un arrêt du 16 novembre 1995 déposé au greffe le 11 mars 1996, rejeta le pourvoi du requérant, estimant que les juridictions administratives étaient compétentes en l'espèce puisque, quant à l'exercice par l'Etat du droit de préemption à tout moment et aux prétendues irrégularités des notifications du décret de préemption, les questions soulevées par l'affaire portaient sur les modalités d'exercice du pouvoir de l'administration et non sur l'exercice d'un pouvoir inexistant.

63. Entre autres, la Cour de cassation considéra qu'en l'absence de toute disposition légale à cet égard, il aurait été arbitraire de faire courir le délai de rigueur de deux mois à partir du moment où des organes (non précisés) de l'administration auraient eu connaissance de la vente par des éléments ou dans des circonstances indéterminés. En revanche, selon la Cour de cassation, il était correct de conclure que la préemption pouvait être exercée à tout moment et envers tout détenteur du bien. La Cour de cassation souligna de nouveau que l'administration n'avait exercé son droit de préemption que lorsqu'elle avait eu la certitude que le tableau avait été acheté pour le compte du requérant. Par ailleurs, elle souligna que l'argument fondé sur le renvoi de l'article 61 à l'article 32, qui prévoit notamment le délai de deux mois, n'était pas pertinent, puisque cette dernière disposition contenait des clauses procédurales s'appliquant également aux cas de préemption par l'Etat opérée sans limites dans le temps, telles que la règle selon laquelle l'Etat devient titulaire de la propriété du bien à la date du décret de préemption ou la règle disposant que les clauses du contrat de vente ne sont pas contraignantes pour l'Etat.

I. Le vol du tableau et sa récupération

64. Dans la nuit du 19 au 20 mai 1998, le tableau, qui se trouvait toujours dans la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome, fut dérobé, en même temps que deux autres peintures, lors d'un vol à main armée. Il fut retrouvé par les carabiniers et la police italienne le 6 juillet 1998.

II. le droit interne pertinent

65. Selon l'article 1706 du code civil italien, la vente de biens meubles par le biais d'un mandataire agissant en son propre nom mais pour le compte du mandant (représentation indirecte) entraîne le transfert automatique de la propriété au bénéfice du mandant, lequel a ensuite la possibilité de revendiquer le bien auprès du mandataire.

66. Lorsqu'il s'agit d'œuvres d'art qui ont un intérêt pour le patrimoine artistique de la nation, les aliénations et autres actes juridiques sont soumis à certaines conditions. En effet, l'article 30 de la loi n° 1089 du 1er juin 1939 prévoit l'obligation pour le propriétaire ou le détenteur, à quelque titre que ce soit, d'un bien considéré comme présentant un intérêt culturel ou artistique au sens de l'article 3, de déclarer au ministère compétent en matière de biens culturels (à savoir, à partir de 1974, le ministère du Patrimoine culturel – Ministero per i beni culturali e ambientali) tout acte, effectué à titre onéreux ou gratuit ayant pour but de transmettre, en tout ou en partie, la propriété ou la détention du bien (« Il proprietario e chiunque a qualsiasi titolo detenga una delle cose che abbiano formato oggetto di notifica a norma degli articoli precedenti è tenuto a denunziare al Ministro per l'educazione nazionale ogni atto, a titolo oneroso o gratuito, che ne trasmetta, in tutto o in parte, la proprietà o la detenzione »).

67. Les articles 31 § 1 et 32 § 1 de la loi n° 1089 de 1939 accordent ensuite au ministère un droit de préemption sur l'œuvre, qui peut être exercé dans un délai de deux mois à compter de la date de la déclaration susmentionnée, et cela au prix convenu dans l'acte d'aliénation lorsqu'il s'agit d'une aliénation à titre onéreux (article 31 § 1 : « Nel caso di alienazione a titolo oneroso, il Ministro per l'educazione nazionale ha facoltà di acquistare la cosa al medesimo prezzo stabilito nell'atto di alienazione » ; article 32 § 1 : « Il diritto di prelazione deve essere esercitato nel termine di mesi due dalla data della denuncia »). Au cas où l'œuvre serait vendue en même temps que d'autres biens pour un prix global, le prix est fixé d'office par le ministre ou, en cas de contestation du vendeur, par une commission composée de trois membres, dont l'un est désigné par le vendeur (article 31 § 3).

68. L'article 36 de la loi prévoit l'obligation, pour le propriétaire ou le détenteur, de déclarer son intention d'exporter l'œuvre. Dans ce dernier cas, le ministère peut exercer le droit de préemption sur l'œuvre dans un délai de quatre-vingt-dix jours à partir de la date de la déclaration. Le ministère indemnise alors le propriétaire ou le détenteur en lui versant un prix qu'il fixe lui-même s'il s'agit d'un pays de l'Union européenne, ou une somme égale à la valeur indiquée dans la déclaration dans les autres cas (article 39).

69. L'article 61 de la loi prévoit, en outre, la nullité de plein droit « des aliénations, conventions et autres actes juridiques effectués en violation des interdictions établies par la présente loi ou sans observer les conditions et les modalités qu'elle prescrit », et ajoute que le ministère conserve toujours la faculté d'exercer le droit de préemption en application des articles 31 et 32 (article 61 : « Le alienazioni, le convenzioni e gli atti giuridici in genere, compiuti contro i divieti stabiliti dalla presente legge o senza l'osservanza delle condizioni e modalità da esse prescritte, sono nulli di pieno diritto. Resta sempre salva la facoltà del Ministro per l'educazione nazionale di esercitare il diritto di prelazione a norma degli artt. 31 e 32 »).

70. La loi dispose également que jusqu'à l'adoption d'un décret d'application, qui à ce jour n'a pas eu lieu, les dispositions du décret royal n° 363 du 30 janvier 1913 continuent de s'appliquer (article 73). L'article 57 de ce dernier décret royal prévoit notamment les conditions formelles que doivent respecter les déclarations susmentionnées. Celles-ci doivent contenir une description sommaire de l'objet du contrat et indiquer la nature et les conditions de l'aliénation, le nom et le domicile des parties contractantes, ainsi que leur signature, le lieu en Italie où le bien vendu sera remis à l'acheteur et la date de cette remise. Selon cette même disposition, une déclaration ne précisant pas l'ensemble de ces éléments est considérée comme nulle et non avenue.

71. L'article 63 de la loi n° 1089 de 1939 prévoit une peine d'emprisonnement d'un an et une amende de 75 millions ITL maximum, notamment en cas d'omission de la déclaration prescrite par l'article 30.

72. Enfin, les articles 66 et suivants du décret royal régissent les cas d'expropriation de biens meubles et immeubles, en renvoyant à plusieurs reprises à la loi n° 2359 du 25 juin 1865 relative aux expropriations pour cause d'utilité publique. Dans ce contexte, l'article 67 du décret royal prévoit que la déclaration d'utilité publique est effectuée par le ministre de l'Education, sur avis conforme du Conseil supérieur pour les antiquités et les beaux-arts (Consiglio superiore per l'antichità e le belle arti) et après avoir entendu le Conseil d'Etat.

III. LA CONVENTION DE L'UNESCO DU 14 NOVEMBRE 1970

73. La Convention de l'Unesco concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, qui a été signée à Paris le 14 novembre 1970 et est entrée en vigueur le 24 avril 1972 (pour l'Italie le 2 janvier 1979), prévoit, à son article 4, ce qui suit :

« Les Etats parties à la présente Convention reconnaissent qu'aux fins de ladite convention, les biens culturels appartenant aux catégories ci-après font partie du patrimoine culturel de chaque Etat :

a. biens culturels nés du génie individuel ou collectif de ressortissants de l'Etat considéré et biens culturels importants pour l'Etat considéré, créés sur le territoire de cet Etat par des ressortissants étrangers ou par des apatrides résidant sur ce territoire ;

b. biens culturels trouvés sur le territoire national ;

c. biens culturels acquis par des missions archéologiques, ethnologiques ou de sciences naturelles, avec le consentement des autorités compétentes du pays d'origine de ces biens ;

d. biens culturels ayant fait l'objet d'échanges librement consentis ;

e. biens culturels reçus à titre gratuit ou achetés légalement avec le consentement des autorités compétentes du pays d'origine de ces biens. »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

74. M. Ernst Beyeler a saisi la Commission le 5 septembre 1996. Il alléguait une violation de l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi que des articles 14 et 18 de la Convention, du fait de l'exercice, par le ministère italien du Patrimoine culturel, de son droit de préemption sur un tableau de Van Gogh qu'il affirmait avoir régulièrement acheté.

75. La Commission a retenu la requête (n° 33202/96) le 9 mars 1998. Dans son rapport du 10 septembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut :

a) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (par vingt voix contre dix) ;

b) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention (par vingt-trois voix contre sept) ;

c) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 18 de la Convention (à l'unanimité).

Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt1.

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

76. A l'audience du 8 septembre 1999, le Gouvernement a invité la Cour à juger qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 et qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief du requérant tiré de l'article 14 de la Convention.

77. Le requérant a demandé à la Cour de constater une violation des articles 1 du Protocole n° 1 et 14 de la Convention, et de lui octroyer une satisfaction équitable au titre de l'article 41. Le requérant n'a en revanche pas réitéré son grief présenté sous l'angle de l'article 18 de la Convention.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1

78. Le requérant se plaint d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1 et notamment d'avoir été exproprié par les autorités italiennes du tableau dont il affirme être le propriétaire légitime, dans des conditions contraires aux exigences de cette disposition, ainsi libellée :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Arguments des comparants

1. Le requérant

79. Le requérant soutient que les faits prouvent qu'à partir de la déclaration du 2 décembre 1983, et à plusieurs occasions, il a été traité par les autorités italiennes comme étant en fait le propriétaire du tableau en question. Il ressort, en outre, des décisions des juridictions italiennes, notamment des arrêts du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, que le requérant a été considéré comme le seul destinataire, en droit et en fait, du décret de préemption en sa qualité de propriétaire de l'œuvre. L'intéressé en tire la conséquence qu'il est bien le titulaire de droits protégés par l'article 1 du Protocole n° 1, indépendamment des qualifications en droit interne.

80. Le requérant affirme aussi que la mesure incriminée constitue un acte d'expropriation, ce que les décisions des juridictions italiennes mettent en évidence.

81. Il fait valoir ainsi que la mesure en question a méconnu le principe de légalité. Il en veut pour preuve que la procédure de fixation de l'indemnité prévue par la loi n° 2359 du 25 juin 1865 sur les expropriations d'utilité publique n'a été aucunement appliquée, sans parler d'autres irrégularités concernant la déclaration d'intérêt public du tableau, celle-ci étant intervenue en l'absence de l'avis du Conseil supérieur pour les antiquités et les beaux-arts ainsi que du Conseil d'Etat, tous deux requis par l'article 67 du décret royal n° 363 de 1913.

82. En outre, selon le requérant, il y a lieu de tenir compte également de ce qu'aucune irrégularité ne saurait lui être reprochée, sa situation ayant été régularisée en bonne et due forme par la déclaration du 2 décembre 1983. Le reproche fait au requérant serait par ailleurs disproportionné de la part d'une administration ayant commis elle-même plusieurs irrégularités (par exemple, l'absence de notification du décret de préemption à M. Pierangeli). En fait, le formalisme excessif de l'administration serait contraire aux exigences du droit international rappelées par la Cour et rien, selon le requérant, ne peut justifier une dérogation à la protection du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1 pour manquement à des formalités administratives. Cependant, les dispositions pertinentes du droit interne seraient loin de présenter la clarté et la précision propres à garantir la sécurité du droit.

83. Le requérant conteste également l'utilité publique de la mesure de préemption. A cet égard, il observe que cette mesure semble avoir été motivée uniquement par l'intention de sanctionner son comportement prétendument incorrect, alors que l'intérêt public en tant que tel n'aurait jamais été mentionné. Quoi qu'il en soit, le requérant avait l'intention de vendre le tableau à un musée privé de grande renommée situé à Venise, donc sur le territoire italien. Dès lors, on voit mal en quoi il y aurait un intérêt public à ce que le tableau en cause soit exposé dans un musée public plutôt que dans un musée privé d'autant que, selon le requérant, la Peggy Guggenheim Collection de Venise serait en mesure de conserver des œuvres d'art autant, sinon davantage, que l'Etat italien : en effet, ce dernier a été victime de divers vols dont précisément celui du tableau litigieux, dérobé à la Galerie d'art moderne et contemporain à Rome. Au demeurant, depuis 1984, l'administration s'est adressée directement à M. Beyeler, lequel s'est conformé à toutes les prescriptions qui lui ont été données : cela démontre, selon le requérant, que la conservation du tableau, nullement menacée, n'exigeait pas qu'il fasse l'objet d'une préemption. De surcroît, le ministère avait déjà renoncé à exercer la préemption en 1977, faute de fonds suffisants, et il avait refusé en 1978 d'autoriser l'exportation du tableau. Ce refus l'aurait empêché de réaliser son projet de faire entrer le tableau dans le musée qu'il voulait créer depuis plusieurs années près de Bâle.

84. Le requérant estime que l'on ne saurait considérer d'intérêt public pour un Etat le fait de posséder l'œuvre d'un peintre étranger n'ayant aucun lien avec l'Etat et n'y ayant jamais vécu, ce qui est le cas de Van Gogh par rapport à l'Italie. Une conclusion différente à ce propos aurait des conséquences inacceptables pour de très nombreux musées et collections privés. Tout comme pour l'interdiction d'exportation des biens culturels, l'intérêt public ne saurait être considéré dans une perspective purement nationaliste et égoïste, au mépris d'un autre intérêt, non moins digne de respect, celui à la libre circulation internationale des œuvres d'art et aux échanges culturels internationaux, notamment sur le plan européen. En fait, les autorités italiennes se seraient approprié par des manipulations administratives une œuvre appartenant au patrimoine culturel d'un autre pays, ce qui serait contraire, dans une société démocratique, à la primauté du droit sur l'arbitraire de l'administration.

85. Le requérant soutient, enfin, que l'Etat italien s'est incontestablement enrichi à son détriment. En effet, l'indemnité qui lui a été versée n'était pas raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, comme le veut la jurisprudence de la Cour, et cette disproportion évidente est également contraire aux principes généraux du droit international, tels qu'ils ressortent notamment d'une jurisprudence internationale bien établie. Ainsi, toute expropriation de biens de non-nationaux doit, notamment, éviter toute discrimination et être suivie d'une indemnité adéquate. Le principe de l'interdiction de l'enrichissement illégitime, appliqué par la jurisprudence internationale à de nombreuses reprises, se trouverait également mis en cause.

2. Le Gouvernement

86. Comme devant la Commission, le Gouvernement soutient à titre principal que le requérant n'est jamais devenu propriétaire et ne saurait prétendre avoir acquis de manière légitime un droit réel quelconque sur le tableau, compte tenu de la nullité de plein droit du contrat sur lequel il fonde ses revendications. En effet, tant que le délai pour l'exercice du droit de préemption ne commence pas à courir, l'acte de vente concerné ne peut avoir pour effet de transférer la propriété. Donc, lorsque le droit de préemption est exercé, celui-ci n'affecte pas un droit que l'acheteur aurait acquis, mais il annule simplement son attente de voir la vente s'achever.

87. Le Gouvernement fait valoir, ensuite, qu'à l'origine des événements il y a l'incontestable irrégularité commise par le requérant, qui a omis de déclarer sa qualité d'acheteur final dans le cadre de la vente de 1977. Or l'obligation de présenter une déclaration complète poursuit un but d'intérêt public et l'on ne saurait admettre que le particulier puisse s'y soustraire pour des raisons personnelles liées aux modalités de l'acquisition du bien. A cet égard, le Gouvernement souligne l'intérêt public que revêt le contrôle par l'Etat des transferts d'œuvres d'art ayant une importance pour le patrimoine artistique national, contrôle qui exige une pleine connaissance de tous les éléments caractérisant de tels transferts. Le Gouvernement affirme également que le tableau en question, entré sur le territoire italien en 1910, fait partie de l'héritage artistique de l'Italie, au sens de l'article 4 de la Convention de l'Unesco concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels (paragraphe 73 ci-dessus).

88. Le Gouvernement observe que le requérant a eu au fil des années un comportement ambigu : à cet égard, il souligne qu'on comprend mal pour quelle raison il lui était nécessaire de dissimuler son identité au moment de l'acquisition du tableau en 1977, étant donné que M. Verusio, collectionneur d'art lui-même, était parfaitement à même d'évaluer objectivement le tableau. Il ne s'explique pas non plus pourquoi le requérant ne s'est pas manifesté immédiatement après la conclusion de la vente en 1977 et qu'il a attendu plusieurs années avant de le faire, de surcroît par des actes dépourvus de toute validité. Tel est également le cas de la déclaration du 2 décembre 1983, d'où il semble ressortir que M. Pierangeli, associé au projet de vente, se présentait comme étant toujours le titulaire de droits réels sur le tableau.

89. Par ailleurs, aucun des actes imputables aux autorités ne saurait être interprété comme attribuant de facto au requérant la qualité de propriétaire. Mis à part la teneur du décret du ministère du 23 avril 1986, les juridictions nationales n'ont eu aucun doute sur la nullité de la vente originaire en raison de l'omission reprochée au requérant. Rien dans le comportement des autorités italiennes ne permet non plus de conclure que l'intéressé était investi de la garde du tableau. Le Gouvernement en déduit également que, comme l'a soutenu la Commission, le requérant ne saurait être considéré comme étant le titulaire d'une espérance légitime.

90. Soulignant au passage que M. Verusio était l'une des parties au litige devant les juridictions nationales, le Gouvernement observe ensuite que l'exercice du droit de préemption de la part de l'Etat emporte le versement du prix de la vente originaire au vendeur, ce qui entraîne l'inapplicabilité des critères en matière d'indemnisation pour expropriation, prévus soit par la loi italienne soit par l'article 1 du Protocole n° 1 en cas d'expropriation pour utilité publique.

91. Le Gouvernement observe encore que le préjudice pour l'intéressé, résultant de l'exercice du droit de préemption longtemps après la vente, n'est que la conséquence de son comportement fautif. Cette situation, découlant de la nullité de la vente et de la non-application du délai de deux mois, constitue certes une sanction, mais c'est le seul moyen dont dispose l'Etat pour imposer aux particuliers la présentation d'une déclaration conforme aux prescriptions légales. Au demeurant, le maintien par l'Etat de la possibilité d'exercer son droit de préemption vise à éviter que les contrevenants tirent un avantage injuste par rapport aux personnes qui respectent la loi. Il n'est pas exact, selon le Gouvernement, que dans cette situation le particulier reste assujetti indéfiniment au pouvoir de préemption de l'Etat, car compte tenu des conclusions de la Cour constitutionnelle, une déclaration tardive de la part du vendeur et de l'acheteur peut mettre un terme à pareille situation d'incertitude et déclencher le délai de deux mois, ce qui toutefois ne se serait jamais produit dans le cas du requérant. Cela démontre de toute évidence que le requérant porte une responsabilité directe pour le préjudice économique qu'il allègue avoir subi.

92. Enfin, le Gouvernement soutient qu'en tout état de cause le requérant a omis de s'adresser aux juridictions civiles compétentes pour demander la réévaluation du prix payé en 1977, ce qu'il aurait pu légitimement demander, et n'a, de ce fait, pas épuisé les voies de recours internes.

3. La Commission

93. La Commission a pris acte des conclusions des juridictions italiennes, selon lesquelles le requérant n'a acquis aucun droit réel sur le tableau, et a estimé qu'on ne saurait les remettre en question. Aucun élément du dossier n'indique que pareilles conclusions soient entachées d'arbitraire ou manifestement contraires aux dispositions du droit interne pertinentes. Elle a conclu que le requérant ne peut pas être considéré comme le propriétaire du tableau.

94. La Commission a estimé, par ailleurs, que le requérant ne saurait davantage revendiquer une « espérance légitime » de voir concrétiser ses prétentions sur le tableau du seul fait de l'écoulement du temps et de ses contacts répétés avec les autorités compétentes, lesquelles n'ont jamais qualifié expressément le requérant de « propriétaire » et ont à plusieurs reprises fait état de leurs doutes à cet égard.

B. Sur l'exception préliminaire du Gouvernement

95. Le Gouvernement soulève, pour la première fois devant la Cour, une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes et fait valoir que le requérant aurait pu s'adresser aux juridictions civiles afin d'obtenir la réévaluation de la somme payée en 1977.

96. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « elle connaît d'une exception préliminaire pour autant que l'Etat en cause l'ait déjà soulevée devant la Commission, en principe au stade de l'examen initial de la recevabilité, dans la mesure où sa nature et les circonstances s'y prêtaient » (arrêt Akkuþ c. Turquie du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1307, § 23).

97. Or il ressort du dossier que cette condition ne se trouve pas remplie en l'espèce. Il y a donc forclusion.

C. Sur l'applicabilité de l'article 1 du Protocole n° 1

98. Comme elle l'a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l'article 1 du Protocole n° 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général (...). Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, l'arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A n° 98, pp. 29-30, § 37, lequel reprend en partie les termes de l'analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 24, § 61 ; voir aussi les arrêts Les saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, série A n° 301-A, p. 31, § 56, et Iatridis c. Grèce [GC], n° 31107/96, § 55, CEDH 1999-II).

99. La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le requérant était ou non le titulaire d'un bien susceptible d'être protégé par l'article 1 du Protocole n° 1. Par conséquent, la Cour est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle s'est trouvé M. Beyeler du fait de l'acquisition du tableau est de nature à relever du champ d'application de l'article 1.

100. Le Gouvernement et la Commission soutiennent que le requérant n'est jamais devenu propriétaire du tableau. A cet égard, la Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l'article 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (arrêt Iatridis précité, § 54). En fait, il importe d'examiner si les circonstances de l'affaire, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole n° 1. Dans cette optique, la Cour estime qu'il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.

101. Selon l'article 1706 du code civil italien, dans le cas de biens meubles, tel le tableau en cause, une vente effectuée par représentation indirecte transfère automatiquement la propriété du bien au mandant, lequel a ensuite la possibilité de le revendiquer auprès du mandataire (paragraphe 65 ci-dessus). Dans le cas d'un bien qui présente un intérêt culturel ou artistique, ces règles sont contrebalancées par le droit des autorités de préempter dans le délai prévu par la loi n° 1089 de 1939 (paragraphe 67 ci-dessus) ; en outre, l'article 61 de cette loi prévoit la nullité des aliénations, et autres actes juridiques, effectuées en violation des interdictions légales ou sans observer les formes prescrites (paragraphe 69 ci-dessus).

102. Or, dans son arrêt du 19 octobre 1990, le Conseil d'Etat a affirmé que l'exercice du droit de préemption par le ministère rentrait dans la catégorie des actes d'expropriation. Selon ce même arrêt, pareille forme d'expropriation vise le « propriétaire effectif » de l'objet et, en l'espèce, les autorités administratives n'ont commis aucune erreur en signifiant au requérant, en tant qu'acquéreur final, le décret de préemption (paragraphe 51 ci-dessus). La Cour de cassation a, quant à elle, réitéré, dans son ordonnance du 11 novembre 1993 ainsi que dans son arrêt du 16 novembre 1995, la constatation du Conseil d'Etat selon laquelle l'administration n'avait exercé son droit de préemption que lorsqu'elle avait eu la certitude que le tableau avait été acheté par le requérant (paragraphes 52, 56 et 63 ci-dessus).

103. La Cour note qu'en 1988 le décret de préemption visait le requérant en tant qu'ayant droit dans le cadre de la vente de 1977 et que le montant du prix payé à cette époque a été versé à celui-ci, ce qui contredit l'allégation du Gouvernement selon laquelle, en cas d'exercice de la préemption, le prix serait versé au vendeur (paragraphes 36 et 90 ci-dessus).

104. Entre l'achat de l'œuvre et l'exercice du droit de préemption par l'Etat, c'est-à-dire pendant la période au cours de laquelle la situation du requérant est restée implicitement soumise au régime de la préemption, celui-ci s'est trouvé dans une situation de possession du tableau qui s'est prolongée pendant plusieurs années. En outre, à diverses occasions, les autorités semblent avoir considéré de facto le requérant comme ayant un intérêt patrimonial dans cette peinture, voire comme en étant le véritable propriétaire. Ainsi :

– le 30 janvier 1985 le ministère demandait à Me Petretti, avocat de M. Pierangeli et du requérant, de lui communiquer la décision du propriétaire du tableau quant à un éventuel transfert de l'œuvre à Venise, et le 21 février 1985, après avoir été informé du consentement du propriétaire par Me Petretti, agissant au nom et pour le compte du seul requérant, le ministère indiquait à ce dernier qu'il autorisait le transfert du tableau à Venise (paragraphe 20 ci-dessus) ;

– le procès-verbal d'examen du tableau du 19 octobre 1987 a été établi en présence du requérant et de son avocat, mais en l'absence de M. Pierangeli (paragraphe 25 ci-dessus) ;

– en janvier et en février 1988, le ministère s'adressait au seul requérant en lui manifestant notamment l'intérêt de l'Etat italien à acquérir l'œuvre (paragraphes 27 et 28 ci-dessus).

105. Aux yeux de la Cour, ces éléments prouvent que le requérant était titulaire d'un intérêt patrimonial reconnu en droit italien, bien que révocable dans certaines conditions, depuis l'acquisition de l'œuvre jusqu'au moment où le droit de préemption a été exercé et où une compensation lui a été versée, ce que le Conseil d'Etat a qualifié de mesure rentrant dans la catégorie des actes d'expropriation (paragraphe 51 ci-dessus). L'intérêt du requérant constituait dès lors un « bien », au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 (voir aussi, mutatis mutandis, l'arrêt Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas du 23 février 1995, série A n° 306-B, p. 46, § 53). Cette disposition est donc applicable au cas d'espèce.

106. Au vu de ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire de trancher la question de savoir si la deuxième phrase du premier alinéa de l'article 1 trouve application en l'espèce. En effet, en raison de sa complexité, en fait comme en droit, la situation ne peut pas être classée dans une catégorie précise. Dès lors il n'y a pas lieu de se prononcer sur l'interprétation que les juridictions italiennes ont donnée des dispositions internes pertinentes, selon lesquelles la vente conclue en 1977 devait être considérée comme nulle. Il n'appartient pas davantage à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si le requérant devait être considéré ou non, au regard du droit italien, comme le propriétaire réel du tableau (voir, mutatis mutandis, arrêt Iatridis précité, § 54, et arrêt Matos e Silva, Lda., et autres c. Portugal du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1111, § 75). Au demeurant, la situation visée à la deuxième phrase du premier alinéa de l'article 1 ne constitue qu'un cas particulier d'atteinte au droit au respect des biens, garanti par la norme générale énoncée à la première phrase (voir, par exemple, l'arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A n° 102, p. 46, § 106). Dès lors, la Cour estime devoir examiner la situation dénoncée à la lumière de la norme générale.

D. Sur l'observation de l'article 1 du Protocole n° 1

1. Sur l'existence d'une ingérence

107. Au vu des conclusions qui précèdent, la Cour considère que la mesure incriminée, à savoir l'exercice du droit de préemption par le ministère du Patrimoine culturel, a constitué sans nul doute une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens. Pour être compatible avec la norme générale énoncée à la première phrase de l'article 1, une telle ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (arrêt Sporrong et Lönnroth précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n'était pas arbitraire » (arrêt Iatridis précité, § 58).

2. Sur le respect du principe de légalité

108. La Cour rappelle que la légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité d'une mesure d'ingérence avec l'article 1 du Protocole n° 1. En effet, « l'article 1 du Protocole n° 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale » (arrêt Iatridis précité, § 58). La Cour jouit cependant d'une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (arrêt Håkansson et Sturesson c. Suède du 21 février 1990, série A n° 171-A, p. 16, § 47), surtout qu'en l'espèce aucun élément du dossier ne lui permet de conclure que les autorités italiennes aient fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires, des dispositions légales en cause (voir, mutatis mutandis, arrêt Tre Traktörer AB c. Suède du 7 juillet 1989, série A n° 159, pp. 22-23, § 58). A cet égard, la Cour observe également que les allégations du requérant concernant le non-respect de la procédure visée à l'article 67 du décret royal n° 363 de 1913 (paragraphe 81 ci-dessus) ne paraissent pas pertinentes, puisque cette disposition vise la déclaration d'utilité publique qui précède les expropriations suivant une procédure analogue à celle prévue par la loi n° 2359 de 1865, et non pas la déclaration d'intérêt de l'œuvre pour le patrimoine artistique de la nation, visée, elle, à l'article 3 de la loi n° 1089 de 1939.

109. Toutefois, le principe de légalité signifie également l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (arrêt Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A n° 296-A, pp. 19-20, § 42, et arrêt Lithgow et autres précité, p. 47, § 110). La Cour observe qu'à certains égards la loi manque de clarté, en particulier dans la mesure où elle prévoit que dans le cas d'une déclaration incomplète, le délai pour l'exercice du droit de préemption reste ouvert, sans toutefois indiquer par quels moyens pareil vice pourrait être ultérieurement redressé. Au demeurant, dans son arrêt du 16 novembre 1995, la Cour de cassation semble l'admettre implicitement (paragraphe 63 ci-dessus). Cet élément ne saurait toutefois conduire à lui seul à la conclusion que l'ingérence en cause était imprévisible ou arbitraire et par conséquent incompatible avec le principe de légalité.

110. Néanmoins, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué, même en cas de respect des exigences légales, produit des effets conformes aux principes de la Convention. Dans cette optique, l'élément d'incertitude présent dans la loi et l'ample marge de manœuvre que cette dernière confère aux autorités entrent en ligne de compte dans l'examen de la conformité de la mesure litigieuse aux exigences du juste équilibre.

3. Sur le but de l'ingérence

111. Toute ingérence dans la jouissance d'un droit ou d'une liberté reconnus par la Convention doit, comme cela découle de l'article 18 de la Convention (paragraphe 128 ci-dessous), poursuivre un but légitime. Le principe du « juste équilibre » inhérent à l'article 1 du Protocole n° 1 lui-même suppose l'existence d'un intérêt général de la communauté. De surcroît, il convient de rappeler que les différentes règles incorporées dans l'article 1 ne sont pas dépourvues de rapport entre elles et que la deuxième et la troisième ne sont que des cas particuliers (paragraphe 98 ci-dessus). Il en découle, notamment, que l'existence d'une « cause d'utilité publique » exigée en vertu de la deuxième phrase, ou encore « l'intérêt général » mentionné dans le deuxième alinéa, constituent en fait des corollaires du principe énoncé à la première phrase. En conséquence, une ingérence dans l'exercice du droit au respect des biens, au sens de la première phrase de l'article 1, doit également poursuivre un but d'utilité publique.

112. En l'espèce, la Cour considère que le contrôle du marché des œuvres d'art par l'Etat constitue un but légitime dans le cadre de la protection du patrimoine culturel et artistique d'un pays. La Cour rappelle, à ce propos, que les autorités nationales jouissent d'une certaine marge de discrétion dans l'appréciation de ce qui constitue l'intérêt général de la communauté (voir par exemple, mutatis mutandis, l'arrêt James et autres précité, p. 32, § 46).

113. Or, lorsqu'il s'agit d'une œuvre d'art réalisée par un artiste étranger, la Cour note que la Convention de l'Unesco de 1970 favorise, dans certaines conditions, le rattachement des œuvres d'art à leur pays d'origine (voir l'article 4 de cette convention ; paragraphe 73 ci-dessus). Elle constate cependant que n'est pas en cause, en l'espèce, le retour d'une œuvre d'art dans son pays d'origine. La Cour admet par ailleurs le caractère légitime de l'action d'un Etat qui accueille de façon licite sur son territoire des œuvres appartenant au patrimoine culturel de toutes les nations et qui vise à privilégier la solution la plus apte à garantir une large accessibilité au bénéfice du public, dans l'intérêt général de la culture universelle.

4. Sur l'existence d'un juste équilibre

114. Le souci d'assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu se reflète dans la structure de l'article 1 tout entier et se traduit par la nécessité d'un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, les arrêts Sporrong et Lönnroth précité, p. 26, § 69, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995, série A n° 332, p. 23, § 38, et en dernier lieu Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Dans le cadre de la norme générale énoncée à la première phrase du premier paragraphe de l'article 1, la vérification de l'existence d'un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause, ce qui peut appeler une analyse non seulement des conditions de dédommagement si la situation s'apparente à une privation de propriété (voir, par exemple, l'arrêt Lithgow et autres précité, pp. 50-51, §§ 120 et 121), mais aussi, comme en l'espèce, du comportement des parties au litige, y compris les moyens employés par l'Etat et leur mise en œuvre.

a) Comportement du requérant

115. La Cour note que, dans le cadre de la vente de 1977, le requérant n'a pas révélé au vendeur que le tableau était acheté pour son compte, ce qui lui a permis de l'acheter à un prix inférieur à celui que, selon toute vraisemblance, il aurait dû payer si son identité avait été révélée. D'après le requérant, la vente par un intermédiaire constitue une pratique courante dans le marché de l'art. Toutefois, après la vente, le requérant a omis de déclarer aux autorités que c'était lui l'acheteur final, c'est-à-dire qu'il n'a pas précisé

les conditions réelles du transfert du bien, aux fins de la loi n° 1089 de 1939. Le 21 novembre 1977, M. Pierangeli, qui avait déjà été entièrement remboursé par le requérant et qui avait confirmé à ce dernier l'acquisition du tableau pour son compte, a demandé en son propre nom une autorisation d'exportation sans informer les autorités italiennes de l'identité du véritable propriétaire (paragraphes 11 et 14 ci-dessus).

116. Le requérant a ensuite attendu six ans, de 1977 jusqu'en 1983, avant de déclarer son acquisition, situation irrégulière en vertu des dispositions pertinentes du droit italien qu'il était censé connaître. Il ne s'est manifesté aux autorités qu'en décembre 1983, lorsqu'il a eu l'intention de vendre le tableau à la Peggy Guggenheim Collection de Venise pour la somme de 2 100 000 dollars américains (paragraphe 17 ci-dessus). Pendant toute cette période, le requérant a délibérément évité le risque d'une préemption en omettant de se conformer aux prescriptions de la loi italienne. La Cour estime dès lors que l'argument du Gouvernement fondé sur le manque de transparence de la part du requérant a un certain poids, d'autant que rien n'empêchait ce dernier de régulariser sa situation avant le 2 décembre 1983 afin de se conformer aux prescriptions légales.

b) Comportement des autorités

117. La Cour ne met en cause ni le droit de préemption sur les œuvres d'art en tant que tel ni l'intérêt de l'Etat à être informé de toutes les données d'un contrat, y compris l'identité de l'acheteur final dans le cas d'une vente par un intermédiaire, ce qui a pour but de mettre les autorités en position de se déterminer en toute connaissance de cause quant à l'exercice éventuel du droit de préemption. A cet égard, la Cour note que les autorités italiennes ont fait valoir que la nationalité de l'acheteur constitue un élément pouvant revêtir une certaine importance, compte tenu des caractéristiques du marché de l'art ainsi que de l'intérêt de garder certaines œuvres d'art dans le pays.

118. Or, si l'on suit le raisonnement du Gouvernement, les autorités compétentes auraient pu, dès la déclaration du 1er décembre 1983 (paragraphe 17 ci-dessus), reprocher au requérant d'avoir omis de révéler plus tôt son identité. Elles auraient pu considérer le délai de deux mois prévu par la loi n° 1089 de 1939 comme toujours ouvert et exercer le droit de préemption par le versement des 600 millions de lires italiennes payés par le requérant. Il est à noter que le requérant invita le ministère à se déterminer quant à l'exercice du droit de préemption dès le 2 décembre 1983, date à laquelle M. Pierangeli ainsi que le requérant annoncèrent au ministère que la Peggy Guggenheim Collection de Venise avait l'intention d'acquérir le tableau (ibidem).

119. Cependant, après avoir été informées, en 1983, de l'élément manquant dans la déclaration faite en 1977, à savoir l'identité de l'acheteur final, les autorités italiennes ont attendu jusqu'en 1988 avant de s'intéresser sérieusement à la question de la propriété du tableau et de décider d'exercer le droit de préemption. Pendant ce laps de temps, les autorités ont eu une attitude tantôt ambiguë tantôt consentante à l'égard du requérant et elles l'ont souvent traité, de facto, comme l'ayant droit légitime de la vente de 1977. En outre, la large marge de manœuvre dont les autorités ont disposé dans le cadre des dispositions applicables, telles qu'interprétées par les juridictions internes, ainsi que le manque de clarté dans la loi, ci-dessus relevé, ont amplifié l'incertitude au préjudice du requérant. Pareille situation a permis aux autorités de justifier en 1988 l'exercice du droit de préemption, avec un décalage de temps très important par rapport, d'une part, à la vente – réputée irrégulière – de 1977 et, d'autre part, au moment où, à la fin de 1983, les autorités ont eu connaissance de ce que le requérant était le réel ayant droit de la vente originaire. Comme l'a noté la Cour de cassation dans son ordonnance du 11 novembre 1993, le caractère permanent du droit de préemption de l'administration soumettait le droit du vendeur à une limitation constante et entraînait une incertitude permanente sur la situation juridique du bien (paragraphe 56 ci-dessus).

5. Conclusion

120. La Cour estime que le Gouvernement n'a pas expliqué de manière convaincante pourquoi les autorités italiennes n'ont pas agi au début de l'année 1984 comme elles l'ont fait en 1988. Elle tient compte, en particulier, de ce que les autorités auraient pu, en vertu du paragraphe 2 de l'article 61 de la loi n° 1089 de 1939 (paragraphe 69 ci-dessus), intervenir à tout moment à partir de la fin de 1983 et envers tout « détenteur » du bien, donc sans avoir besoin de connaître au préalable qui était le propriétaire du tableau. Cela ressort d'ailleurs de l'arrêt de la Cour de cassation du 16 novembre 1995 (paragraphe 63 ci-dessus). Dès lors, reprocher au requérant en 1988 une irrégularité dont les autorités avaient déjà eu connaissance presque cinq années auparavant ne paraît guère justifié. A cet égard, il convient de souligner que, face à une question d'intérêt général, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence.

121. Cette situation a permis au ministère du Patrimoine culturel d'acquérir le tableau, en 1988, pour un prix sensiblement inférieur à sa valeur marchande. Compte tenu du comportement des autorités entre décembre 1983 et novembre 1988, la Cour estime que celles-ci ont tiré un enrichissement injuste de l'incertitude qui a régné pendant cette période et à laquelle elles ont largement contribué. Indépendamment de la nationalité du requérant, pareil enrichissement n'est pas conforme à l'exigence du « juste équilibre ».

122. En raison de l'ensemble de ces éléments et des conditions dans lesquelles le droit de préemption a été exercé en 1988, la Cour conclut que le requérant a supporté une charge disproportionnée et excessive. Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

123. Le requérant soutient avoir fait l'objet d'un traitement discriminatoire dans la mesure où les autorités ont déclaré, expressément, que la mesure incriminée était d'autant plus justifiée que le requérant était citoyen suisse. Or la nationalité n'aurait dû avoir aucune incidence dans les circonstances de la cause.

124. Le Gouvernement estime que, le grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 étant dénué de fondement, il n'y a pas lieu d'examiner celui tiré d'une violation de l'article 14 de la Convention.

125. Aux termes de cette disposition,

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

126. Au vu de ses conclusions sur l'article 1 du Protocole n° 1, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément si le requérant a été victime, en raison de sa nationalité, d'une discrimination contraire à l'article 14.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

127. Dans sa requête à la Commission, le requérant alléguait également une violation de l'article 18 de la Convention, en ce que l'expropriation de son tableau aurait été le résultat d'un abus de droit et d'un détournement de pouvoir, mais il n'a pas repris ce grief devant la Cour.

128. L'article 18 de la Convention est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

129. La Cour considère qu'à la lumière de ses conclusions sur l'article 1 du Protocole n° 1, aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 18 de la Convention.

IV. SUR L'application de l'article 41 DE LA Convention

130. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

131. Le requérant réclame la réparation du dommage moral, qui s'élèverait à 1 000 000 dollars américains (USD), en raison du préjudice pour sa réputation de collectionneur d'art connu au plan mondial découlant du fait d'avoir été traité par les autorités italiennes comme un délinquant. Cette atteinte serait particulièrement grave dans un milieu sensible tel celui du commerce international de l'art, où les rapports de confiance et d'estime réciproques jouent un rôle très important. En effet, le requérant, sa galerie et sa fondation auraient par la suite été écartés du marché de l'art italien.

132. Pour ce qui est du dommage matériel, le requérant demande la restitution du tableau ou, à défaut, une indemnité égale à sa valeur au moment de l'expropriation alléguée, soit 8 500 000 USD, moins l'indemnité déjà versée en vertu du décret d'expropriation du 24 novembre 1988, plus les intérêts à partir de cette dernière date, à hauteur de 3 934 142,90 USD.

133. Le requérant demande enfin la somme de 912 025,60 francs suisses, comprenant les frais encourus devant les juridictions internes, la Commission puis la Cour.

134. La Cour considère que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de réserver cette question et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et le requérant (article 75 § 1 du règlement). A cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de six mois.

Par ces motifs, la Cour

1. Rejette, à l'unanimité, l'exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 ;

3. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu de statuer séparément sur la question de savoir si le requérant a subi un traitement discriminatoire contraire à l'article 14 de la Convention ;

4. Dit, à l'unanimité, qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 18 de la Convention ;

5. Dit, à l'unanimité, que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et le requérant à lui donner connaissance, dans les six mois, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Grande Chambre le soin de la fixer au besoin.




Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 5 janvier 2000.

Luzius Wildhaber
Président

Paul Mahoney
Greffier adjoint

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Ferrari Bravo.

L.W.
P.J.M.





Opinion dissidente
DE M. le juge Ferrari Bravo

Je regrette beaucoup de devoir écrire cette opinion dissidente, d'autant que j'ai de sérieux doutes quant au fondement moral des thèses soutenues par les deux parties au litige.

M. Beyeler, marchand d'art à l'époque (il est devenu collectionneur- mécène beaucoup plus tard), acquiert de M. Verusio un tableau de Van Gogh nommé le Jardinier qui était depuis 1954 une œuvre d'art « d'intérêt historique et artistique ». Pour ne pas le payer trop cher, il fait acheter l'œuvre d'art par un intermédiaire, M. Pierangeli, derrière qui il se cache lors de l'achat en 1977, et derrière qui il reste caché pendant de longues années, au moins jusqu'à la fin de 1983. Cela ne l'empêchera toutefois pas de tenter une exportation, tout à fait irrégulière, de l'œuvre d'art vers l'Angleterre ; le tableau, pour cette raison, est envoyé à Palerme.

Plus tard, vers la fin de 1983, M. Beyeler essaie de vendre le tableau à la Peggy Guggenheim Collection de Venise et c'est à ce moment-là qu'il commence partiellement à se dévoiler en demandant au ministère du Patrimoine culturel, mais avec M. Pierangeli ou par son intermédiaire, de se déterminer quant à l'exercice du droit de préemption prévu par la loi n° 1089 de 1939 ; une loi sévère sans doute, mais universellement connue sur le marché de l'art.

Et M. Beyeler continue d'agir sans entreprendre la démarche la plus simple qui consisterait à dire franchement que c'est lui qui a acheté le tableau, donc qu'il en est le propriétaire, et, par conséquent, à effectuer les notifications nécessaires.

Entre-temps le prix monte et atteint 8 500 000 dollars américains (USD) (mais M. Beyeler demande au ministère de lui payer 11 000 000 USD pour l'exercice de son droit de préemption).

En 1988, des pourparlers confus se succèdent et, finalement, le 24 octobre 1988, le ministère exerce son droit de préemption en payant, paraît-il à M. Beyeler, une somme dérisoire, à savoir le prix d'achat de 1977.

De l'autre côté, on trouve le ministère du Patrimoine culturel italien dont les thèses sont exposées par le Gouvernement. Et là aussi les résultats sont accablants, parce qu'il est vrai que, à partir de 1983, le ministère était fondé à suspecter que derrière les voiles de la vente du tableau se cachait M. Beyeler. Mais, pourtant, la position de celui-ci restait obscure du fait qu'il n'avait pas accompli les formalités prévues par la loi italienne. D'ailleurs, il faut noter que même en 1988 on ne peut pas avoir une totale certitude qu'il les ait accomplies.





Le ministère a donc profité de cette situation pour payer un prix ridicule.

De ce point de vue-là, on pourrait appliquer l'ancienne maxime latine : In pari causa turpitudinis, melior est condicio possidentis.

Je suis fort perplexe mais je dirai que, malgré tout, le gouvernement italien a raison, parce que la thèse du ministère s'appuie non seulement sur des circonstances de fait, mais aussi et surtout sur une jurisprudence constante et univoque, à propos du tableau en question. Jurisprudence qui, devant toutes les juridictions auxquelles M. Beyeler s'est adressé, lui a donné constamment tort. Juridictions ordinaires : tribunal, cour d'appel, Cour de cassation ; juridictions administratives : tribunal administratif, Conseil d'Etat ; juridiction constitutionnelle saisie de l'affaire par la Cour de cassation. A ce propos, il est vivement à regretter que l'arrêt de la Cour européenne s'appuie sur l'ordonnance de la Cour de cassation par laquelle celle-ci a saisi la Cour constitutionnelle de l'affaire, ordonnance qui, évidemment, exprime des doutes sur lesquels cette dernière est appelée à se prononcer. En effet, à la suite de l'arrêt de la Cour constitutionnelle, la Cour de cassation a donné tort à M. Beyeler.

Devant cette situation claire tant sur le plan de la jurisprudence que sur celui de la législation, que fait notre Cour ?

Elle part à la recherche d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1, ce qui signifie en d'autres termes qu'elle propose un élargissement important de la portée de cette disposition. Elargissement qu'on essaie en vain de fonder sur l'affaire Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas (arrêt du 23 février 1995, série A n° 306-B), qui traite d'ailleurs d'autre chose, à savoir de droits réels sur une machine très coûteuse et non pas d'un objet comme un tableau dont la valeur immatérielle est élevée.

Il est vain de dire, comme le fait l'arrêt, que les autorités italiennes avaient considéré le requérant comme propriétaire alors que la vérité est qu'elles avaient eu la « prudence » de demander si la personne qui se prétendait propriétaire était ou non d'accord quant à certains déplacements du tableau.

Tout cela m'amène à dire que les conclusions de la Cour sont très faibles et qu'il aurait fallu, malgré tout, accepter la thèse du gouvernement italien.

1-2. Note du greffe : entré en vigueur le 1er novembre 1998.



1. Note du greffe : pour des raisons d'ordre pratique, il n'y figurera que dans l'édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.




arrêt beyeler c. ITALIE



arrêt beyeler - OPINION DISSIDENTE DE m. LE JUGE FERRARI BRAVO



ARRÊT BEYELER c. ITALIE



ARRÊT BEYELER c. ITALIE – OPINION DISSIDENTE

DE M. LE JUGE FERRARI BRAVO

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