Cour européenne des droits de l'homme30 novembre 1999
Requête n°34374/97
Baghli c. France
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BAGHLI c. FRANCE
(Requête n° 34374/97)
ARRÊT
STRASBOURG
30 novembre 1999
En l'affaire Baghli c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. L. Loucaides, président,
J.-P. Costa,
P. Kûris,
Mmes F. Tulkens,
H.S. Greve,
MM. K.Traja,
M. Ugrekhelidze, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 5 octobre 1999 et 16 novembre 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») et par le Gouvernement de la France (« le Gouvernement »). A son origine se trouve une requête (n° 34374/97) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, M. Mohamed Baghli, avait saisi la Commission le 26 décembre 1996 en vertu de l'ancien article 25. La requête a été enregistrée le 8 janvier 1997 sous le numéro de dossier 34374/97.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46) et la requête du gouvernement français aux anciens articles 47 et 48 de la Convention. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 de la Convention.
2. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 4 dudit Protocole, pris avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement de la Cour (« le règlement »), un collège de la Grande Chambre a décidé le 14 janvier 1999, que l'affaire serait examinée par une chambre constituée au sein de l'une des sections de la Cour.
3. Conformément à l'article 52 § 1 du règlement, le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a ensuite attribué l'affaire à la troisième section.
4. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et Sir Nicolas Bratza, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient MM. L. Loucaides, W. Fuhrmann, K. Jungwiert, Mme H.S. Greve et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement). Par la suite, Sir Nicolas Bratza et MM. Fuhrmann et K. Jungwiert, empêchés, ont été remplacés par M. Loucaides, en tant que président, et par M. P. Kûris et Mme F. Tulkens, juges suppléants.
5. Par décision du 4 mai 1999, la chambre a décidé, conformément à l'article 59 § 2 du règlement, de faire droit à la demande du gouvernement défendeur de tenir une audience dans l'affaire.
6. L'audience s'est déroulée en public, le 5 octobre 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. D. Douveneau, secrétaire adjoint des Affaires étrangères, agent,
M. B. Dalles, magistrat à la Direction des affaires criminelles
et des grâces, ministère de la Justice conseil ;
pour le requérant
Me J. Debray, avocat au barreau de Lyon, conseil.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses aux questions de l'un des juges, Mme Greve.
7. Le requérant a produit divers documents de sa propre initiative.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Le requérant est un ressortissant algérien, né en 1964 en Algérie. Il est domicilié à Tlemcen (Algérie).
9. Le requérant est entré en France en 1967, à l'âge de deux ans. Il y a depuis lors toujours résidé, comme tous les membres de sa famille. Il a sept frères et surs, qui sont de nationalité française. Le requérant a suivi toute sa scolarité en France, où il obtint en 1982 un diplôme professionnel (C.A.P.) de mécanicien ajusteur. Par ailleurs, entre 1982 et 1992, il a occupé plusieurs emplois et effectué divers stages de formation professionnelle. Il a rencontré en 1987 une ressortissante française, Mlle L., avec laquelle il a entretenu des relations régulières.
10. De janvier 1984 à décembre 1985, le requérant effectua son service militaire en Algérie.
11. Au mois de juillet 1990, les gendarmes de la brigade de recherches de Belley furent informés de la situation d'une fillette âgée de onze ans dont le père venait de décéder du sida et dont la mère, Mme C., elle aussi atteinte de cette maladie, s'adonnait régulièrement à la consommation de stupéfiants et fréquentait de nombreux toxicomanes. Après l'ouverture d'une information contre X pour infraction à la législation sur les stupéfiants, l'enquête effectuée par les services de gendarmerie permit de mettre à jour, à l'automne 1990, l'existence d'un trafic de stupéfiants impliquant à des degrés de responsabilité divers plus d'une vingtaine de personnes. Le requérant était interpellé et inculpé dans le cadre de cette instruction. Il était mis en cause comme revendeur de drogue par de nombreux coïnculpés. Les résultats de l'information établissaient qu'il vivait en concubinage depuis juillet avec Mme C. qu'il approvisionnait en haschich et en héroïne, et avec laquelle il s'était livré à un commerce illicite d'héroïne.
12. Par un jugement du tribunal correctionnel de Belley en date du 10 septembre 1991, le requérant fut condamné pour trafic de stupéfiants à la peine de quinze mois d'emprisonnement, dont douze assortis d'un sursis simple, et à une interdiction du territoire français pour une période de dix ans.
13. Sur appel du requérant, la cour d'appel de Lyon, par un arrêt du 23 janvier 1992, augmenta la peine d'emprisonnement à trois ans dont deux ans avec sursis, et confirma la mesure d'interdiction du territoire français.
14. Dans son arrêt, la cour d'appel déclara notamment :
« Attendu que Mohamed BAGHLI, devenu au cours de l'été 1990 le concubin de R.C. reconnaît être consommateur de haschich de longue date et s'être initié à l'héroïne depuis le mois de juin 1990 ;
Qu'il admet s'être rendu de fin juin à fin juillet à Lyon deux fois par semaine pour se fournir en drogue auprès d'un nommé A., (...) qui lui cédait la drogue et notamment des doses d'héroïne de un gramme ou demi gramme aux prix de 1 600 francs ou 800 francs ;
Qu'il partageait cette drogue avec sa concubine (...) mais également en revendait une partie (...) ;
(...) Attendu qu'en définitive le trafic d'héroïne reproché à BAGHLI, parfaitement caractérisé par les investigations du juge d'instruction, porte sur une dizaine de grammes d'héroïne consommée pour partie par lui-même ou sa concubine, soit pour une autre part revendue pour financer de nouveaux achats, après coupage dans des conditions particulièrement inquiétantes pour la santé des acquéreurs ; (
) »
15. Le requérant forma un pourvoi en cassation qui fut rejeté par décision de la Cour de cassation du 6 septembre 1993.
16. Entre-temps, Mme C. était décédée en octobre 1992.
17. En décembre 1992, le requérant noua une relation sentimentale avec Mlle I., de nationalité française, tous deux se connaissant depuis plusieurs années.
18. A l'issue de sa peine, le requérant fut reconduit en Algérie le 14 mai 1994. Il semble qu'il soit toujours dans ce pays au jour du présent arrêt.
19. Le 11 janvier 1994, alors qu'il était encore incarcéré à la maison d'arrêt de Villefranche-sur-Saône, le requérant sollicita auprès de la cour d'appel de Lyon le relèvement de la mesure d'interdiction du territoire en invoquant les dispositions de l'article 8 de la Convention.
20. Par un arrêt rendu le 30 juin 1994, la cour d'appel rejeta son recours. Contre cette décision, le requérant, par l'intermédiaire de son conseil, forma un pourvoi en cassation, en invoquant notamment l'article 8 de la Convention.
21. Par un arrêt en date du 19 décembre 1995, la Cour de cassation rejeta le recours en ces termes :
« (...) qu'après avoir rappelé que Mohamed Baghli avait été condamné à raison de sa participation à un trafic d'héroïne, la cour d'appel énonce que, s'il est exact que sa famille vit actuellement en France et que la majorité de ses membres a la nationalité française, il n'a pas lui-même perdu tout contact avec l'Algérie où il a fréquemment passé ses vacances et effectué le service militaire en 1984 et 1985 ; que le simple projet de vie commune avec une femme française n'est pas déterminant, alors qu'à l'époque des faits, il vivait avec une autre femme qu'il mêlait à son trafic ;
Qu'elle en conclut que la mesure d'éloignement prononcée n'a pas porté une atteinte disproportionnée au droit à la vie de famille, prévu à l'article 8 de la Convention (...) ;
Qu'elle ajoute que, si l'article 14 de ladite Convention interdit toute discrimination fondée sur l'origine nationale, l'article 2, alinéa 3, du Protocole n° 4, qui est additionnel, permet d'interdire l'accès du territoire à un étranger lorsque cette mesure est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la préservation de la santé ou de la morale, comme à la prévention des infractions pénales et que tel est bien le cas en l'espèce, s'agissant d'un trafic de stupéfiant et spécialement d'héroïne ; (...) »
22. Cet arrêt n'a pas été notifié au requérant. Son représentant dit avoir reçu la copie de cet arrêt au mois de septembre 1996.
II. le droit interne pertinent
23. L'article L. 630-1 alinéa 1 du code de la santé publique, tel que rédigé au moment des faits, prévoyait :
« Sans préjudice de l'application des articles 23 et suivants de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945, les tribunaux pourront prononcer l'interdiction du territoire français, pour une durée de deux à cinq ans, contre tout étranger condamné pour les délits prévus par les articles L. 626, L. 627-2, L. 628, L. 628-4 et L. 630. Ils pourront prononcer l'interdiction définitive du territoire français contre tout étranger condamné pour les délits prévus à l'article L. 627.
L'interdiction du territoire entraîne de plein droit la reconduite du condamné à la frontière à l'expiration de sa peine. (...) »
24. L'ancien article L. 627 du code de la santé publique prévoyait :
« Seront punis d'un emprisonnement de deux ans à dix ans et d'une amende de 5 000 F à 50 000 000 F, ou de l'une de ces deux peines seulement, ceux qui auront contrevenu aux dispositions des règlements d'administration publique prévus à l'article précédent et concernant les substances ou plantes vénéneuses classées comme stupéfiants par voie réglementaire. Lorsque le délit aura consisté dans l'importation, la production, la fabrication ou l'exportation illicite desdites substances ou plantes, la peine d'emprisonnement sera de dix à vingt ans (...).
La tentative de l'une des infractions réprimées par l'alinéa précédent sera punie comme le délit consommé. Il en sera de même de l'association ou de l'entente en vue de commettre ces infractions. (...)
Seront également punis d'un emprisonnement de deux à dix ans et d'une amende de 5 000 F à 50 000 000 F, ou de l'une de ces deux peines seulement :
1. Ceux qui auront facilité à autrui l'usage desdites substances ou plantes, à titre onéreux ou à titre gratuit, soit en se procurant dans ce but un local, soit par tout autre moyen. (...)
Lorsque l'usage desdites substances aura été facilité à un ou des mineurs de moins de vingt et un ans (...) la peine d'emprisonnement sera de cinq à dix ans. (...) »
25. L'article 55-1 du code pénal dispose :
« (...) toute personne frappée d'une interdiction (...) résultant de plein droit d'une condamnation pénale ou prononcée dans le jugement de condamnation, (...), peut demander à la juridiction qui a prononcé la condamnation (...) de le relever, en tout ou en partie, y compris en ce qui concerne la durée, de cette interdiction (...) »
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
26. M. Baghli a saisi la Commission le 26 décembre 1996. Il alléguait que la mesure d'interdiction prononcée à son encontre violait son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention.
27. Le 4 mars 1998, la Commission a déclaré la requête (n° 34374/97) recevable. Dans son rapport du 9 septembre 1998, établi conformément à l'ancien article 31 de la Convention, elle conclut, par onze voix contre trois, à la violation de l'article 8 de la Convention. Le texte intégral de son avis et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
28. Dans son mémoire, M. Baghli invite la Cour à dire que l'Etat défendeur a violé l'article 8 de la Convention et à lui accorder, au titre de l'article 41, une indemnité pour dommage matériel et moral ainsi que le remboursement de ses frais et dépens.
Le Gouvernement, pour sa part, invite principalement la Cour à dire que la requête du requérant est incompatible ratione temporis car introduite devant la Commission hors du délai de six mois prévu par l'ancien article 26 de la Convention et, à titre subsidiaire, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRéLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
29. Comme devant la Commission, le Gouvernement plaide le non-respect par le requérant du délai de six mois pour introduire sa requête devant la Commission, conformément à l'article 35 § 1 de la Convention (ancien article 26). Le Gouvernement fait observer que la requête du requérant a été introduite devant la Commission plus d'un an après la date de la décision interne définitive au sens de l'ancien article 26 de la Convention. En effet, la décision de la Cour de cassation rejetant sa demande en relèvement d'interdiction du territoire a été rendue le 19 décembre 1995, et ce n'est que le 26 décembre 1996 que le requérant a introduit sa requête. Le Gouvernement souligne que l'arrêt de la Cour de cassation a été ensuite adressé le 16 février 1996 au parquet général près la cour d'appel de Lyon en vue de sa notification, conformément au code de procédure pénale. Toutefois, le service de la cour d'appel n'a pas été en mesure de l'effectuer, en l'absence de tout renseignement communiqué par le requérant sur son nouveau lieu de résidence en Algérie. Le parquet général près la cour d'appel de Lyon tenta d'obtenir ses coordonnées mais dut se rendre à l'évidence qu'il était dans l'impossibilité matérielle de lui notifier la décision l'intéressant. Il en résulte que l'absence de notification de l'arrêt de la Cour de cassation n'est pas imputable aux services judiciaires compétents mais est, au contraire, liée au comportement du requérant. En outre, selon le gouvernement, un faisceau d'indices conduit à estimer que le requérant a eu effectivement connaissance de la décision interne définitive dans un délai compatible avec l'ancien article 26 de la Convention. Un simple appel téléphonique aux greffes de la Cour de cassation ou de la cour d'appel aurait suffi pour prendre connaissance du sens de l'arrêt du 19 décembre 1995. Par ailleurs, si le requérant n'était pas représenté par un avocat à l'audience de la Cour de cassation, il était assisté depuis 1994 par un avocat, Me J. Debray, qui avait établi en son nom la déclaration de pourvoi en cassation, et qui le représentait devant les organes de la Convention. En conclusion, il résulte de l'ensemble de ces considérations que l'absence de notification de l'arrêt de la Cour de cassation au requérant résulte de sa propre carence, et que, en outre, celui-ci a pu avoir connaissance de cette décision dès son prononcé. En conséquence, le Gouvernement estime que la requête est irrecevable, ratione temporis.