Jurisprudence : CEDH, 23-02-1995, Req. 43/1993/438/517, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas

CEDH, 23-02-1995, Req. 43/1993/438/517, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas

A6648AW7

Référence

CEDH, 23-02-1995, Req. 43/1993/438/517, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063567-cedh-23021995-req-431993438517-gasus-dosier-und-fordertechnik-gmbh-c-paysbas
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Cour européenne des droits de l'homme

23 février 1995

Requête n°43/1993/438/517

Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas



En l'affaire Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
R. Macdonald,
C. Russo,
S.K. Martens,
I. Foighel,
G. Mifsud Bonnici,
P. Jambrek,
K. Jungwiert,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 22 septembre 1994 et 24 janvier 1995,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 43/1993/438/517. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 9 décembre 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 15375/89) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une société à responsabilité limitée (Gesellschaft mit beschränkter Haftung) de droit allemand, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH, avait saisi la Commission le 6 juillet 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48), ainsi qu'à la déclaration néerlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, la société requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30 du règlement A), mais a précisé qu'elle ne comparaîtrait pas à l'audience devant la Cour. Informé par le greffier de son droit d'intervenir (articles 48 b) de la Convention et 33 par. 3 b) du règlement A) (art. 48-b), le gouvernement allemand a fait savoir, par une lettre du 27 décembre 1993, qu'il ne souhaitait pas en user.

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. S.K. Martens, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 janvier 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Macdonald, M. C. Russo, M. N. Valticos, M. I. Foighel, M. G. Mifsud Bonnici, M. P. Jambrek et M. K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. F. Gölcüklü, juge suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement néerlandais ("le Gouvernement") et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la société requérante le 16 mai 1994, puis celui du Gouvernement le 15 juin. Des documents complémentaires envoyés par la société requérante et par le Gouvernement sont parvenus au greffe les 19 et 24 août respectivement. La déléguée ne s'est pas exprimée par écrit.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 19 septembre 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. K. de Vey Mestdagh, ministère des Affaires étrangères,
agent, M. H.D.O. Blauw, Rijksadvocaat,
conseil, M. A. van Vliet, ministère des Finances, M. A. van Eijsden, ministère des Finances,
conseillers;

- pour la Commission

Mme G.H. Thune,
déléguée.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à des questions posées par elle et par plusieurs de ses membres, Mme Thune et M. Blauw.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

6. La société requérante, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH (ci-après "Gasus"), est une société à responsabilité limitée de droit allemand ayant son siège social à Wurtzbourg, en Allemagne.

A. La genèse de l'affaire

7. Le 17 juin 1980, son agent aux Pays-Bas reçut de la part d'une société néerlandaise établie à Leiderdorp, Atlas Junior Beton B.V. ("Atlas"), une commande pour une bétonnière et des accessoires. Gasus confirma elle-même la commande par écrit le 18 juin 1980. Elle annexa à sa lettre ses conditions générales de vente, qui comportaient les passages suivants:

"La marchandise livrée demeure notre propriété jusqu'au règlement intégral de toutes les créances, y compris les créances futures et accessoires, résultant du contrat."

et

"Les contrats conclus avec des partenaires étrangers (Auslandsgeschäfte) sont régis exclusivement par le droit de la République fédérale allemande."

Gasus reçut par la suite une commande concernant des accessoires, qu'elle confirma par une lettre du 21 juillet 1980 à laquelle elle annexa derechef ses conditions générales de vente.

Il fut convenu, notamment, qu'Atlas fournirait le matériel de levage et une partie du personnel nécessaires pour assembler la machine, dont la partie principale pesait cinq tonnes.

Entre le 25 juillet et le 28 août 1980, Gasus envoya à Atlas, qui ne les contesta pas, des factures pour un montant total de 125 401,24 marks allemands (DEM). Gasus ne reçut que 21 672 DEM en paiement avant les événements incriminés.

B. La saisie de la bétonnière et la faillite d'Atlas

8. La machine fut installée par Gasus chez Atlas; les travaux durèrent du 28 juillet au 2 août 1980.

9. Le 31 juillet 1980, l'huissier du fisc (belastingdeurwaarder) saisit l'ensemble des biens meubles se trouvant sur le fonds d'Atlas en vue de leur vente forcée en exécution de trois contraintes (dwangbevelen) délivrées par le receveur des impôts directs (Ontvanger der directe belastingen - "le receveur") pour un montant total de 67 741,59 florins néerlandais (NLG). Le procès-verbal (proces-verbaal) comporte une mention de la bétonnière. La saisie fut notifiée à Atlas, mais non à Gasus.

10. Incapable d'honorer ses obligations financières, Atlas sollicita un moratoire (surséance van betaling), qui lui fut accordé par le tribunal d'arrondissement (arrondissementsrechtbank) de La Haye le 16 octobre 1980.

11. Conscient qu'il n'était pas possible à Atlas de poursuivre ses activités de manière indépendante, l'administrateur judiciaire (bewindvoerder), un avocat nommé par le tribunal d'arrondissement, réussit à intéresser une autre société, Van Baarsen Wandplaten B.V. ("Van Baarsen"), à une reprise de celles-ci.

Sous la pression des clients d'Atlas, qui insistaient pour qu'un arrangement satisfaisant permettant de poursuivre la production fût conclu avant le 23 octobre 1980, Atlas, l'administrateur judiciaire et Van Baarsen passèrent à cette date un accord prévoyant une reprise par Van Baarsen. Cette convention ne put intervenir qu'avec la coopération des créanciers hypothécaires d'Atlas - deux banques qui avaient financé Atlas et avaient stipulé que la propriété de certains de ses biens meubles ferait l'objet, à son profit, d'un transfert fiduciaire à titre de sûreté - et du receveur, qui avait saisi tous les biens meubles se trouvant sur le fonds d'Atlas. L'accord était subordonné à la condition qu'aucun tiers ne pût revendiquer un droit prioritaire sur les biens couverts par lui.

Van Baarsen paierait une somme forfaitaire de 500 000 NLG pour la reprise des machines et des marchandises composant l'inventaire d'Atlas. La moitié de cette somme serait versée au fisc, l'autre moitié à une banque, NIB, propriétaire fiduciaire de certains biens non soumis au droit de saisie du fisc.

Van Baarsen poursuivit les activités d'Atlas dans les installations de cette dernière à partir du 27 octobre, utilisant ce qui avait été le personnel et les machines d'Atlas.

12. Le 21 octobre 1980, Gasus envoya à l'administrateur judiciaire d'Atlas une lettre qui parvint à ce dernier le 24. Elle y déclarait n'avoir reçu que 21 672 DEM de la somme qu'Atlas lui devait, et réclamait le paiement du reliquat. Elle y annonçait aussi qu'elle reprendrait la bétonnière le 30 octobre si elle n'avait pas reçu le 28 des garanties suffisantes de paiement.

Aucun paiement ne fut effectué, mais il n'apparaît pas que Gasus ait réagi.

13. A la requête de son administrateur judiciaire et avec l'accord de sa direction, Atlas fut déclarée en faillite le 30 octobre 1980, et l'administrateur judiciaire fut nommé curateur (curator).

La procédure de faillite se clôtura le 20 juin 1990 pour manque d'actif. Aucun des créanciers chirographaires d'Atlas ne put recouvrer la moindre partie de ses créances.

14. Le 4 mars 1981, le directeur des impôts directs (directeur der directe belastingen) reçut de Gasus une lettre dans laquelle cette dernière, qui avait appris la saisie de la machine, déposait réclamation (bezwaarschrift) contre cette mesure. Par une lettre du 15 mai 1981, le directeur déclara la réclamation irrecevable, au motif qu'elle n'avait pas été déposée dans les sept jours de la saisie comme l'imposait l'article 16 par. 1 de la loi de 1845 sur le recouvrement des impôts directs (Invorderingswet 1845 - "la loi de 1845"; paragraphe 29 ci-dessous); il ajouta qu'en tout état de cause il n'apercevait aucun motif d'annuler l'ordonnance de saisie et que pour statuer ainsi il n'avait pas été influencé par le caractère tardif de la réclamation.

C. La procédure devant le tribunal d'arrondissement d'Utrecht

15. Le 22 mai 1981, Gasus assigna le curateur d'Atlas et Van Baarsen devant le tribunal d'arrondissement d'Utrecht, afin que celui-ci ordonnât la restitution de la machine. Gasus a déclaré dans la procédure devant la Commission que tant le curateur que Van Baarsen avaient reconnu sa qualité de propriétaire mais avaient refusé de rendre la machine, au motif que celle-ci était toujours aux mains du fisc. Cette procédure ne semble pas avoir été menée à son terme.

16. Le 17 septembre 1981, Gasus actionna le receveur, le curateur et Van Baarsen devant le tribunal d'arrondissement de La Haye, formant opposition à la saisie et cherchant à faire prononcer deux ordonnances: l'une adressée au receveur et prévoyant la mainlevée de la saisie, l'autre adressée au curateur et à Van Baarsen et leur interdisant d'entraver l'exercice par Gasus de ses droits.

La position de Gasus peut se résumer comme suit. Son opposition (verzet) à la saisie se fondait sur l'argument selon lequel la machine n'était pas en état de marche le 31 juillet 1980, de sorte qu'elle ne pouvait servir à "garnir une maison ou une ferme", au sens de l'article 16 par. 3 de la loi de 1845 (paragraphe 29 ci-dessous). A titre subsidiaire, la saisie était, pour divers motifs, illégitime (onrechtmatig) en droit civil. Enfin, le fait que l'article 16 par. 3 empêchait les tiers de contester une saisie frappant leurs propres biens s'analysait en un refus d'accès à un tribunal, au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

17. Le receveur déposa de longues observations en réponse. Ni le curateur ni Van Baarsen n'en formulèrent eux-mêmes sur le fond, mais ils demandèrent que les conclusions en réponse (conclusie van antwoord) et les conclusions en duplique (conclusie van dupliek) du receveur fussent traitées comme les leurs propres.

18. Le tribunal d'arrondissement rendit son jugement le 21 décembre 1983. Accueillant la thèse du receveur, il considéra que le fait que la machine n'était pas opérationnelle à l'époque de la saisie ne viciait pas cette dernière. Dès lors que la procédure concernait une opposition à une saisie au titre de l'article 16 par. 3 de la loi de 1845, le tribunal ne pouvait se pencher sur le grief de Gasus selon lequel la saisie était illégale; le seul but admissible de pareille procédure était de rechercher s'il avait été satisfait aux conditions de l'article 16 par. 3. En outre, l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention était inapplicable - et n'avait donc pas été violé - dès lors que l'article 16 se rapportait à la levée et au recouvrement d'impôts, habilitant les autorités de l'Etat à prendre des décisions dans l'accomplissement normal de leur mission de droit public, et ne concernait donc pas des "droits et obligations de caractère civil".

D. La procédure devant la cour d'appel de La Haye

19. Gasus saisit la cour d'appel de La Haye, assignant le curateur d'Atlas le 19 mars 1984, puis le receveur et Van Baarsen le 20.

Son premier grief (grief) était que le tribunal d'arrondissement s'était trompé en jugeant la saisie valide bien que la machine n'eût pas été opérationnelle à l'époque. Ses deuxième et troisième griefs concernaient le refus par le tribunal d'arrondissement de connaître les allégations d'illégalités formulées par Gasus et d'accueillir les arguments de celle-ci fondés sur l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

Le receveur répliqua que les plaintes énoncées par Gasus sur le terrain de l'article 16 par. 3 de la loi de 1845 s'analysaient en une allégation de privation de propriété contraire à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Il nia toutefois l'existence de semblable violation.

20. Après un échange de mémoires entre les parties à la procédure, une audience se tint le 16 septembre 1986.

Lors de celle-ci, le conseil de Gasus continua à se prévaloir de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. D'après lui, ce qui était décisif pour l'applicabilité de cette disposition (art. 6-1) était la question de savoir si le demandeur réclamait la protection d'un droit devant être qualifié "de caractère civil" au sens de ce texte (art. 6-1). Dès lors que Gasus cherchait à se prémunir contre une atteinte par le receveur à son droit de propriété sur la bétonnière, droit de caractère indubitablement "civil" au sens de cette disposition (art. 6-1), l'article 6 par. 1 (art. 6-1) trouvait à s'appliquer; il avait de surcroît été violé, puisque l'article 16 par. 3 de la loi de 1845 s'analysait en une restriction du droit d'accès à un tribunal pour les biens du genre qu'il mentionnait.

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