Cour européenne des droits de l'homme27 octobre 1994
Requête n°29/1993/424/503
Kroon et autres c. Pays-Bas
En l'affaire Kroon et autres c. Pays-Bas*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
S.K. Martens,
I. Foighel,
A.N. Loizou J.M. Morenilla,
A.B. Baka,
G. Mifsud Bonnici,
D. Gotchev,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 avril et 20 septembre 1994,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 29/1993/424/503. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 3 juillet 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 18535/91) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont trois de ses ressortissants, Catharina Kroon, Ali Zerrouk et Samir M'Hallem-Driss, avaient saisi la Commission le 15 mai 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration néerlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+8).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leur conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. S.K. Martens, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 25 août 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, I. Foighel, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, A.B. Baka, G. Mifsud Bonnici et D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement néerlandais ("le Gouvernement"), le conseil des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 26 novembre 1993 et celui des requérants le 30. Le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.
5. Le 6 décembre 1993, la Commission a fourni certaines pièces de son dossier dont le greffier avait sollicité la production sur les instructions du président.
6. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, qui avait autorisé les requérants à s'exprimer en néerlandais (article 27 par. 3), les débats se sont déroulés en public le 19 avril 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. K. de Vey Mestdagh, ministère des Affaires étrangères,
agent, M. E. Lukács, ministère de la Justice,
conseiller;
- pour la Commission
M. C.L. Rozakis,
délégué;
- pour les requérants
Me A.W.M. Willems, avocat et avoué,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à ses questions M. Rozakis, Me Willems et M. de Vey Mestdagh.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. La première requérante, Catharina Kroon, est une ressortissante néerlandaise née en 1954. Le second requérant, Ali Zerrouk, né en 1961, était citoyen marocain à l'époque des faits incriminés; il a obtenu par la suite la nationalité néerlandaise. Bien qu'ils ne vécussent pas ensemble à l'époque, ils entretenaient une relation stable, dont naquit en 1987 le troisième requérant, Samir M'Hallem-Driss; celui-ci a les nationalités marocaine et néerlandaise. Tous trois résident à Amsterdam.
8. En 1979, Mme Kroon avait épousé M. Omar M'Hallem-Driss, citoyen marocain.
Le mariage se brisa vers la fin de 1980. Après quoi Mme Kroon vécut séparée de son mari et perdit le contact avec lui. Il ressort des registres officiels que celui-ci quitta Amsterdam en janvier 1986. On ignore depuis lors où il se trouve.
9. Samir est né le 18 octobre 1987. Il fut inscrit au registre des naissances comme fils de Mme Kroon et de M. M'Hallem-Driss.
Mme Kroon intenta une action en divorce devant le tribunal d'arrondissement (arrondissementsrechtbank) d'Amsterdam, un mois après la naissance de Samir. Il n'y eut pas de défendeur à l'action et le divorce devint définitif le 4 juillet 1988, date à laquelle le jugement du tribunal fut inscrit au registre des mariages.
10. Le 13 octobre 1988, s'appuyant sur l'article 1:198 par. 1 du code civil (Burgerlijk Wetboek - "CC"; paragraphe 19 ci-dessous), Mme Kroon et M. Zerrouk demandèrent à l'officier de l'état civil (ambtenaar van de burgerlijke stand) d'Amsterdam d'inviter Mme Kroon à déclarer devant lui que M. M'Hallem-Driss n'était pas le père de Samir et de permettre à M. Zerrouk de reconnaître l'enfant.
L'officier de l'état civil les débouta le 21 octobre 1988. Tout en exprimant sa sympathie, il releva que Samir était né à une époque où Mme Kroon était toujours mariée à M. M'Hallem-Driss, de sorte que, en application du droit néerlandais tel qu'il se présentait alors, un autre homme ne pouvait agir en reconnaissance tant que M. M'Hallem-Driss n'agissait pas en désaveu de paternité (paragraphes 18 et 21 ci-dessous).
11. Le 9 janvier 1989, Mme Kroon et M. Zerrouk saisirent le tribunal d'arrondissement d'Amsterdam d'une demande tendant à faire enjoindre à l'officier de l'état civil d'ajouter au registre des naissances la déclaration de Mme Kroon selon laquelle M. M'Hallem-Driss n'était pas le père de Samir, ainsi que la reconnaissance de ce dernier par M. Zerrouk. Invoquant l'article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l'article 14 (art. 14+8), ils faisaient observer que l'ex-mari de Mme Kroon eût pu contester la paternité de Samir, alors qu'elle-même ne disposait pas d'une possibilité équivalente.
Le tribunal rejeta la demande le 13 juin 1989. Il estima que nonobstant le souhait justifié de Mme Kroon et de M. Zerrouk de voir les réalités biologiques officiellement reconnues, ils devaient être déboutés de leur action dès lors qu'en vertu de la loi, dans sa rédaction de l'époque, Samir était l'enfant légitime de M. M'Hallem-Driss. La règle selon laquelle le père d'un enfant né pendant le mariage est le mari de la mère n'autorisait que des exceptions limitées. Ainsi le voulaient les intérêts de la sécurité juridique, très importants dans ce domaine, et la nécessité de protéger les droits et libertés d'autrui. La loi telle qu'elle se présentait n'était donc pas incompatible avec les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention.
12. Se prévalant derechef des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14), Mme Kroon et M. Zerrouk saisirent la cour d'appel (gerechtshof) d'Amsterdam.
Celle-ci écarta leur recours le 8 novembre 1989. Jugeant l'article 8 (art. 8) applicable, elle conclut à sa non-violation. Les restrictions imposées à la possibilité pour la mère de contester la paternité de son mari étaient conformes aux conditions de l'article 8 par. 2 (art. 8-2). En revanche, il y avait eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8), vu l'absence de toute justification raisonnable pour la différence que la loi établissait entre mari et femme en n'octroyant pas à celle-ci la possibilité reconnue à celui-là de contester la paternité du mari. Néanmoins, le recours ne pouvait être accueilli: il n'appartenait pas au pouvoir judiciaire de faire droit à la demande des requérants, dès lors que cela nécessitait une création de droit néerlandais, y compris de procédure administrative, allant au-delà des limites des pouvoirs créateurs des cours et tribunaux. Seul le pouvoir législatif pouvait décider de la meilleure manière de se conformer à l'article 14 (art. 14) de la Convention en ce qui concerne la possibilité de contester la paternité d'un enfant né pendant le mariage.
13. Mme Kroon et M. Zerrouk formèrent alors un pourvoi devant la Cour de cassation (Hoge Raad).
Ils faisaient valoir, premièrement, que la cour d'appel avait violé l'article 8 (art. 8) de la Convention en estimant que les limitations imposées par l'article 1:198 CC à la possibilité pour la mère de contester la paternité du mari - plus particulièrement le fait qu'elle ne pouvait le faire qu'à l'égard d'un enfant né après la dissolution du mariage - remplissaient les conditions de l'article 8 par. 2 (art. 8-2). La cour n'avait pas convenablement pesé les intérêts en cause. Elle aurait dû considérer le poids relatif, d'une part, des intérêts du père biologique et de son enfant, et, de l'autre, des intérêts protégés par la législation, et elle aurait dû donner la priorité aux premiers, qui, dans l'espèce dont elle avait à connaître, étaient mieux servis par une rupture des liens légaux entre Samir et M. M'Hallem-Driss et par l'établissement de semblables liens entre Samir et M. Zerrouk, auxquels l'article 8 (art. 8) de la Convention garantissait le droit de voir reconnue leur relation familiale.
De plus, il leur paraissait découler du constat de violation de l'article 14 (art. 14) de la cour d'appel que l'ingérence en cause ne pouvait en aucune circonstance être couverte par l'article 8 par. 2 (art. 8-2).
Deuxièmement, ils soutenaient que la cour d'appel avait méconnu les articles 14 et 8 (art. 14+8) combinés en s'estimant non habilitée à accueillir la demande des requérants au motif que cela eût impliqué une création de droit néerlandais. A leurs yeux, il n'y avait aucun motif de considérer que seul le pouvoir législatif pouvait éliminer la discrimination que la cour d'appel avait justement constatée; il suffisait d'ignorer la condition selon laquelle l'enfant doit être né après la dissolution du mariage de la mère.
14. Suivant les conclusions de l'avocat général, la Cour de cassation rejeta le pourvoi le 16 novembre 1990.
Elle ne se prononça pas sur la question de savoir si l'article 1:198 CC violait l'article 8 (art. 8) ou l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8). Elle n'en voyait pas la nécessité car elle admettait, avec la cour d'appel, que même à reconnaître l'existence de semblable violation, la résolution du problème de savoir ce qui devait remplacer l'article 1:198 CC dépassait les limites des pouvoirs de création du droit des cours et tribunaux. Ce constat se fondait sur le raisonnement suivant:
"A cet égard, il convient de ne pas perdre de vue que si l'on devait créer une possibilité pour la mère de contester la paternité [de son mari à l'égard d'un enfant né] pendant le mariage, la question se poserait immédiatement de savoir quelles autres limitations appliquer pour ne pas compromettre l'intérêt qu'a généralement l'enfant et qui fait partie de la base du système actuel, à voir préserver la sécurité de sa filiation légitime. Aussi pareilles limitations ont-elles été inscrites dans le projet de loi portant réforme du droit de la filiation (Wetsvoorstel Herziening Afstammingsrecht; Bijlage bij de Handelingen van de Tweede Kamer der Staten-Generaal - Annexe aux comptes rendus de la Chambre basse du Parlement -, 1987-1988, 20626, articles 201 et suivants) qui est en cours de discussion au Parlement (...) [O]n ne sait si [ces limitations] seront maintenues, amplifiées ou supprimées dans la suite des débats parlementaires, de nombreuses modifications étant envisageables, du point de vue notamment de l'égalité de traitement du père et de la mère, dans la mesure, en tout état de cause, où une inégalité de traitement n'est pas justifiée."
L'arrêt de la Cour suprême fut publié dans la Nederlandse Jurisprudentie (Recueil de la jurisprudence néerlandaise - "NJ") 1991, n° 475.
15. Trois enfants supplémentaires naquirent de l'union de Mme Kroon et de M. Zerrouk, après la naissance de Samir: une fille, Nadia, en 1989, et des jumeaux, Jamal et Jamila, en 1992. Tous furent reconnus par M. Zerrouk.
Mme Kroon et M. Zerrouk ne cohabitent pas. Les requérants soutiennent toutefois que M. Zerrouk contribue à la garde et à l'éducation de leurs enfants.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. Le registre des naissances
16. Chaque municipalité a un registre distinct pour les naissances (article 1:16 par. 1 CC), tenu par un ou plusieurs officiers de l'état civil (article 1:16 par. 2).
Une inscription au registre des naissances ou un certificat de naissance mentionne le mari de la mère comme étant le père si la mère était mariée à l'époque de la naissance ou dans la période de 306 jours précédant immédiatement celle-ci; dans tous les autres cas, le nom du père n'est mentionné que s'il a reconnu l'enfant avant la déclaration de naissance ou au moment où elle est intervenue (article 1:17 par. 1 c) CC).
17. Tout intéressé ou le ministère public (officier van justitie) peut saisir le tribunal d'arrondissement dans le ressort duquel le registre en cause est tenu afin d'obtenir une ordonnance portant injonction de corriger ou compléter celui-ci. La décision du tribunal est transmise à l'officier de l'état civil et la correction ou l'ajout s'opèrent sous la forme d'une note en marge ou au bas du certificat (article 1:29 paras. 1-3 CC).
B. Etablissement de la paternité et reconnaissance
18. L'article 1:197 CC est ainsi libellé:
"L'enfant né pendant le mariage a pour père le mari. L'enfant né avant le 307e jour suivant la dissolution du mariage a pour père l'ancien mari, à moins que la mère ne soit remariée."
L'article 1:197 CC crée donc deux présomptions légales. Premièrement, un enfant né pendant le mariage est présumé avoir été conçu par le mari de la mère; deuxièmement, un enfant né dans la période de 306 jours suivant la dissolution du mariage de la mère est présumé avoir été conçu par l'ancien mari de celle-ci. La première présomption peut être combattue par la preuve contraire fournie par le mari de la mère (articles 1:199-200 CC; paragraphe 21 ci-dessous). La seconde peut l'être soit par la mère, soit par son ex-mari; celui-ci devra toutefois prouver son allégation, tandis que la mère peut se contenter d'une déclaration (article 1:198 CC; voir le paragraphe suivant).