Cour européenne des droits de l'homme22 septembre 1994
Requête n°17/1993/412/491
Debled c. Belgique
En l'affaire Debled c. Belgique*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo,
J. De Meyer,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
Sir John Freeland,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 février et 23 août 1994,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
* Note du greffier: l'affaire porte le no 17/1993/412/491. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 avril 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13839/88) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Georges Debled, avait saisi la Commission le 17 novembre 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 (art. 6) de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Bernhardt, M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Matscher, M. C. Russo, M. N. Valticos, M. F. Bigi et Sir John Freeland, en présence du greffier (article 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, Mme E. Palm, suppléante, a remplacé M. Bigi, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 15 novembre 1993 et celui du Gouvernement le 16 novembre. Le 24 novembre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est déroulée en public le 21 février 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La chambre avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, conseiller adjoint, chef du service délégué de des droits de l'homme du ministère de la Justice, l'agent, Me J.-M. Nelissen-Grade, avocat à la Cour de cassation,
conseil;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,
délégué;
- pour le requérant
Me M. Spandre, avocat, Me M. Graindorge, avocat,
conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Nelissen-Grade, M. Trechsel, Me Spandre et Me Graindorge.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. La procédure devant le conseil de l'Ordre des médecins de la province du Brabant
6. Médecin urologue de nationalité belge, le docteur Georges Debled réside et exerce à Paris.
7. Les 10 septembre et 5 novembre 1982, 17 mars 1983 et 13 août 1984, à une époque où il pratiquait son art en Belgique, certains de ses patients se plaignirent auprès de l'Ordre des médecins de la province du Brabant du montant exagéré d'honoraires réclamés par l'intéressé. Après avoir examiné ces plaintes, le conseil invita ce dernier à comparaître devant lui le 5 mars 1985. Sa lettre recommandée du 11 février 1985 lui notifiait en même temps les charges suivantes:
"1° avoir à des multiples reprises au cours des dernières années, malgré les avertissements,
recommandations et mises en garde du conseil de l'Ordre,
réclamé et persisté à réclamer à ses patients des honoraires excessifs au mépris des principes de modération et de discrétion qui s'imposent aux médecins (...)
2° avoir refusé, suite à diverses plaintes du chef d'honoraires excessifs, déposées par des patients, de soumettre leur cas à la Commission des litiges d'honoraires du conseil de l'Ordre ainsi que celui-ci le lui proposait;
3° avoir marqué par son attitude, un mépris total des avertissements du conseil de l'Ordre, en faisant preuve par ses explications, d'un véritable esprit de lucre,
dans sa pratique médicale;
4° avoir omis, sans motifs valables, de participer aux élections [du conseil de l'Ordre] de mars 1982."
8. L'avocat de l'intéressé obtint le renvoi de l'audience au 2 avril 1985.
9. Dans ses conclusions déposées le jour de l'audience, le Dr Debled, se référant notamment à certaines dispositions du code judiciaire et de l'arrêté royal du 29 mai 1970, récusa à titre principal "le conseil de l'Ordre dans son entier" et à titre subsidiaire cinq médecins membres du conseil pour avoir, avant même les débats contradictoires, "exprimé individuellement leur opinion à propos du comportement du concluant et avoir qualifié celui-ci d'une façon négative"; il se réservait en outre le droit de contester tant la recevabilité que le bien-fondé des poursuites. Par des conclusions additionnelles prises en cours d'audience, il demanda que la "cause [fût] suspendue (...) jusqu'à ce que [fût] vidé l'appel qu'[il] se propos[ait] d'interjeter contre la décision du conseil de l'Ordre". Enfin, il refusa de plaider sur le fond malgré l'invitation du conseil et quitta la salle d'audience.
10. Le conseil de l'Ordre rendit sa sentence le 2 avril 1985. Il estima d'abord que les dispositions législatives invoquées par le requérant étaient étrangères aux circonstances de la cause et ne pouvaient donc servir de fondement à sa demande de récusation. Il nota ensuite qu'aucun des membres de l'Ordre auxquels l'intéressé reprochait "un comportement négatif à son égard" ne faisait partie du conseil appelé à juger de l'action disciplinaire. Il releva enfin que quatre des membres récusés ne siégaient pas dans l'affaire litigieuse et que le cinquième n'avait qu'une voix consultative et n'intervenait pas dans les délibérations. Par conséquent, il rejeta la demande de récusation du conseil en son entier et déclara irrecevable et non fondée celle des cinq médecins.
Au sujet de la demande de suspension, le conseil de l'Ordre s'exprima en ces termes:
"(...) indépendamment des références inexactes à des textes législatifs sans rapport avec la cause (...),
[les] conclusions [additionnelles] mentionnent, de manière curieusement fantaisiste et contradictoire, que `refusant de statuer sur ces récusations, le conseil de l'Ordre a pris une décision qui rejette les récusations';
(...) à aucun moment, le Conseil n'a refusé de statuer sur les récusations; (...) il s'est borné à informer les concluants qu'il statuerait par une même décision, sur les récusations et sur le fond; (...) il n'a pris, en cours d'audience, aucune décision quelle qu'elle soit,
sur les récusations, et (...) c'est dès lors, de manière téméraire et en préjugeant d'une décision non intervenue,
que le docteur Debled déclare son intention de l'attaquer par la voie de l'appel et sollicite la suspension de la cause jusqu'à ce que cet appel hypothétique soit vidé;
(...) il n'y a pas lieu de faire droit à cette demande."
Sur le fond, statuant par défaut, il jugea établis la plupart des faits reprochés au Dr Debled et prononça "à [sa] charge, la sanction de la suspension du droit d'exercer l'art de guérir pendant un an".
B. La procédure devant le conseil d'appel de l'Ordre des médecins
1. L'appel
11. Le 11 avril 1985, le Dr Debled fit appel de la sentence du 2 avril 1985 devant le conseil d'appel d'expression française de l'Ordre des médecins.
12. Le 2 octobre 1986, il fut invité à comparaître à l'audience du 20 octobre. A cette date, il sollicita un renvoi de trois mois afin de permettre à ses nouveaux avocats de préparer sa défense. Après en avoir délibéré, le conseil d'appel lui accorda, semble-t-il, une remise jusqu'au 4 novembre 1986.
Le 21 octobre 1986, il porta plainte pour faux et usage de faux contre les membres du bureau du conseil de l'Ordre des médecins (les docteurs Remion, Govaerts, Roose, Farber et Brihaye); il contestait certaines mentions figurant aux procès-verbaux des séances des 14 juin 1983 et 9 octobre 1984 consacrées à l'examen des plaintes portées contre lui. Par la suite, il déposa aussi les plaintes suivantes:
- le 31 octobre 1986, contre les magistrats (Mme Beaupain et Mme Couturier) ayant siégé au bureau et au conseil de l'Ordre pendant les séances précitées;
- le 14 novembre 1986, contre le vice-président de l'Ordre des médecins, le Dr Farber, pour des déclarations faites à la presse le 5 novembre 1986;
- le 25 novembre 1986 contre cette même personne pour déclaration abusive et violation de secret professionnel.
Aucune indication n'a été fournie quant à la suite réservée à ces plaintes.
2. La requête en dessaisissement pour cause de suspicion légitime
13. Entre temps, le 3 novembre 1986, le Dr Debled avait introduit devant la Cour de cassation une requête en dessaisissement pour cause de suspicion légitime du conseil d'appel. Il mettait en cause deux des cinq membres effectifs, les docteurs Raickman et Vossen, ainsi que trois des cinq suppléants, les docteurs Beernaerts, Daxhelet et Gelin, administrateurs ou anciens administrateurs des chambres syndicales des médecins.
Il soutenait d'abord, "de façon générale", que les chambres syndicales avaient investi progressivement les différents organes de l'Ordre des médecins de sorte que la politique suivie par ce dernier ne constituait en réalité que le reflet de la politique desdites chambres tendant à la protection exclusive des intérêts des membres syndiqués; par conséquent, ceux qui s'opposaient par leur pratique et l'expression de leurs convictions à cette politique pouvaient légitimement craindre que, dans le jugement de leur cause, les membres des chambres syndicales ne témoignassent pas de l'impartialité à laquelle tout justiciable avait droit. Il alléguait en outre que les membres du conseil d'appel lui en voulaient personnellement en raison de ses prises de position: sa dénonciation en 1981 de la collusion entre l'Ordre des médecins et les chambres syndicales et son adhésion à "l'appel des 300" médecins indignés de l'appui que les autorités ordinales avaient accordé à une grève des soins organisée par les chambres syndicales. Enfin, il rappelait que l'aptitude des organes disciplinaires de l'Ordre des médecins à juger d'une manière objective et impartiale avait été mise en cause à de multiples reprises, entre autres par la presse, spécialement dans la mesure où il n'y avait pas incompatibilité entre l'appartenance aux organes disciplinaires de l'Ordre et aux organes des chambres syndicales.
14. Par un arrêt du 21 mai 1987, la Cour de cassation jugea irrecevable la requête en dessaisissement. Elle estima que l'article 12 par. 1 de l'arrêté royal du 10 novembre 1967 relatif à l'Ordre des médecins (paragraphe 22 ci-dessous) instituait un seul conseil d'appel d'expression française et qu'en conséquence le renvoi à un autre conseil d'appel d'expression française serait légalement impossible; le dessaisissement sans renvoi équivaudrait en outre à un déni de justice.
3. La décision du conseil d'appel, du 29 septembre 1987
15. Le 29 septembre 1987, le conseil d'appel statua par défaut, le Dr Debled n'ayant plus comparu devant lui après l'audience du 20 octobre 1986 (paragraphe 12 ci-dessus). Il annula la sentence du 2 avril 1985 - au motif que six médecins qui avaient conduit l'instruction préparatoire avaient pris part au délibéré - et infligea à l'intéressé une suspension de trois mois de l'exercice de l'art de guérir. Il rejeta en même temps les demandes de récusation et de suspension au motif que "dans sa requête d'appel, le docteur Debled [était] resté en défaut d'établir la justification, tant en fait qu'en droit, de [ses] demandes".
4. L'opposition contre la décision du conseil d'appel
16. Le 20 octobre 1987, le requérant fit opposition à la décision du conseil d'appel du 29 septembre 1987, en vertu de l'article 34 de l'arrêté royal du 6 février 1970 (paragraphe 25 ci-dessous). Il alléguait, entre autres, que les arrêtés royaux n° 79 relatif à l'Ordre des médecins (paragraphe 22 ci-dessous) et n° 78 relatif à l'art de guérir, à exercer des professions qui s'y rattachent et aux commissions médicales, se trouvaient entachés d'une illégalité flagrante pour non-respect, avant leur adoption, de certaines conditions de forme substantielles. Dans ses conclusions, il invitait le conseil d'appel à:
"En ordre principal,
Déclarer que le conseil d'appel n'a pas d'existence légale ou, à tout le moins, qu'il est composé illégalement, ainsi que celle du conseil provincial du Brabant de l'Ordre des médecins et dès lors constater l'illégalité de la sentence prononcée par ce dernier à l'égard de l'opposant; renvoyer l'opposant des poursuites à sa charge et, à tout le moins, surseoir à statuer jusqu'à ce qu'un nouveau conseil mixte d'appel d'expression française soit constitué conformément à la loi du 25 juillet 1938 et plus particulièrement conformément à l'article 11 de cette loi,
En ordre subsidiaire,
Surseoir à statuer en raison du fait que diverses plaintes, avec constitution de partie civile, ont été déposées par l'opposant et que ces plaintes doivent connaître leur aboutissement pénal; que le criminel tient en effet le civil en état,
En ordre plus subsidiaire,
Dire que le conseil d'appel, qui a déclaré la sentence dont appel nulle, ne peut en aucun cas s'appuyer sur aucune des pièces évoquées devant le conseil provincial puisque ces pièces sont frappées de nullité,