Jurisprudence : CEDH, 20-09-1994, Req. 11/1993/406/485, Otto-Preminger-Institut c. Autriche

CEDH, 20-09-1994, Req. 11/1993/406/485, Otto-Preminger-Institut c. Autriche

A6618AWZ

Référence

CEDH, 20-09-1994, Req. 11/1993/406/485, Otto-Preminger-Institut c. Autriche. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063537-cedh-20091994-req-111993406485-ottopremingerinstitut-c-autriche
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Cour européenne des droits de l'homme

20 septembre 1994

Requête n°11/1993/406/485

Otto-Preminger-Institut c. Autriche



En l'affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
B. Walsh,
R. Macdonald,
Mme E. Palm,
MM. R. Pekkanen,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 novembre 1993 et les 20 avril et 23 août 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

* Note du greffier: l'affaire porte le n° 11/1993/406/485. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 avril 1993, puis par le gouvernement de la République d'Autriche ("le Gouvernement") le 14 mai 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13470/87) dirigée contre l'Autriche et dont une association privée de droit autrichien, Otto-Preminger-Institut für audiovisuelle Mediengestaltung (OPI), avait saisi la Commission le 6 octobre 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46); la requête du Gouvernement se réfère aux seuls articles 44 et 48 (art. 44, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, l'association requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Gölcüklü, M. B. Walsh, M. R. Macdonald, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. J. Makarczyk et M. D. Gotchev (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le représentant de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 24 septembre 1993 et celui de la requérante le 1er octobre. Le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.

5. Le 2 septembre 1993, le président a autorisé deux organisations non gouvernementales, "Article 19" et Interights, à soumettre des observations écrites sur divers aspects de la cause (article 37 par. 1). Celles-ci sont parvenues au greffe le 15 octobre.

6. Le 14 octobre 1993, la Commission avait produit certains documents, demandés par le greffier sur les instructions du président.

7. Le 27 octobre 1993, la chambre a décidé, en vertu de l'article 41 par. 1, de visionner le film Das Liebeskonzil, ainsi que l'y avait invitée la requérante. Une projection a eu lieu à huis clos le 23 novembre.

8. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats ont eu lieu en public le 24 novembre 1993, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. W. Okresek, chef de la division des affaires internationales, service constitutionnel,
chancellerie fédérale,
agent, C. Mayerhofer, ministère fédéral de la Justice, M. Schmidt, ministère fédéral des Affaires étrangères,
conseillers;

- pour la Commission

M. M.P. Pellonpää,
délégué;

- pour l'association requérante

M. F. Höpfel, professeur de droit à l'université d'Innsbruck, Verteidiger in Strafsachen,
conseil.

La Cour les a entendus en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à ses questions.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

9. La requérante, Otto-Preminger-Institut für audiovisuelle Mediengestaltung (OPI), est une association de droit privé autrichien établie à Innsbruck. Ses statuts la désignent comme un organisme à but non lucratif dont l'objectif général est de promouvoir la créativité, la communication et le divertissement par les médias audiovisuels. Elle gère notamment un cinéma appelé "Cinematograph" à Innsbruck.

10. Elle annonça une série de six projections, accessibles au grand public, du film Das Liebeskonzil ("Le Concile d'amour"), de Werner Schroeter (paragraphe 22 ci-dessous). La première était programmée pour le 13 mai 1985. Toutes devaient avoir lieu à 22 heures, sauf une fixée au 19 mai à 16 heures.

Cet avis parut dans un périodique distribué par OPI à ses 2 700 membres et fut affiché dans diverses vitrines à Innsbruck, dont celle du Cinematograph lui-même. Il était ainsi libellé:

"La tragédie satirique d'Oskar Panizza, qui se déroule au paradis, a été filmée par Werner Schroeter dans la représentation qu'en a donnée le Teatro Belli de Rome et replacée dans le cadre d'un récit retraçant le procès intenté pour blasphème contre l'écrivain, en 1895, et sa condamnation. Panizza part de l'idée que la syphilis est le châtiment de Dieu pour la fornication et le péché auxquels se laissait aller l'humanité sous la Renaissance, surtout à la cour du pape Borgia Alexandre VI. Dans le film de Schroeter, les représentants de Dieu sur terre, parés des insignes du pouvoir temporel, ressemblent à s'y méprendre aux protagonistes du paradis.

Sur le mode de la caricature, l'auteur prend pour cibles les représentations figuratives simplistes et les excès de la foi chrétienne, et il analyse la relation entre les croyances religieuses et les mécanismes d'oppression temporels."

En outre, le bulletin d'information indiquait qu'en vertu de la loi tyrolienne sur le cinéma (Tiroler Lichtspielgesetz), le film était interdit aux mineurs de dix-sept ans.

Un journal régional publia également le titre du film ainsi que les lieu et date de sa projection, sans en préciser le contenu.

11. Le 10 mai 1985, à la requête du diocèse d'Innsbruck de l'Eglise catholique romaine, le procureur intenta contre le gérant d'OPI, M. Dietmar Zingl, des poursuites du chef de "dénigrement de doctrines religieuses" (Herabwürdigung religiöser Lehren), infraction réprimée par l'article 188 du code pénal (Strafgesetzbuch; paragraphe 25 ci- dessous).

12. Le 12 mai 1985, après que le film eut fait l'objet d'une projection à huis clos en présence d'un juge de garde (Journalrichter), le procureur en requit la saisie en vertu de l'article 36 de la loi sur les médias (Mediengesetz; paragraphe 29 ci-dessous). Le tribunal régional (Landesgericht) d'Innsbruck fit droit à la requête le même jour. En conséquence, les projections publiques annoncées par OPI, dont la première avait été programmée pour le lendemain, ne purent avoir lieu.

En guise de remplacement, les gens qui se présentèrent à la séance prévue furent invités à entendre une lecture du scénario et à participer à une discussion.

Comme M. Zingl avait renvoyé le film au distributeur, la société "Czerny" de Vienne, la saisie s'effectua en réalité dans les locaux de cette dernière, le 11 juin 1985.

13. La cour d'appel (Oberlandesgericht) d'Innsbruck rejeta le 30 juillet 1985 un appel formé par M. Zingl contre l'ordonnance de saisie. Elle considéra que la liberté artistique était nécessairement limitée par les droits d'autrui à la liberté de religion et par le devoir de l'Etat de garantir une société fondée sur l'ordre et la tolérance. Elle précisa en outre qu'une indignation n'était "légitime", au sens de l'article 188 du code pénal, que si elle était de nature à blesser les sentiments religieux d'une personne moyenne dotée d'une sensibilité religieuse normale. Cette condition se trouvant remplie en l'espèce, la confiscation du film pouvait être ordonnée en principe, du moins dans le cadre d'une "procédure objective" (paragraphe 28 ci-dessous). Le persiflage massif de sentiments religieux pesait plus lourd que tout intérêt que le grand public pouvait avoir à être informé, ou que les intérêts financiers des personnes désireuses de projeter le film.

14. Le 24 octobre 1985, le parquet abandonna les poursuites pénales contre M. Zingl et l'affaire continua sous la forme d'une "procédure objective", au sens de l'article 33 par. 2 de la loi sur les médias, visant à la suppression du film.

15. Le 10 octobre 1986, un procès se déroula devant le tribunal régional d'Innsbruck. Le film fut derechef projeté à huis clos; son contenu fut décrit en détail dans le compte rendu officiel de l'audience.

M. Zingl apparaît dans le compte rendu officiel de l'audience en qualité de témoin. Il déclara avoir renvoyé le film au distributeur à la suite de l'ordonnance de saisie, au motif qu'il ne voulait plus rien avoir à faire avec cette histoire.

Du jugement rendu le même jour il ressort qu'il fut considéré comme "une partie dont la responsabilité pourrait être engagée" (Haftungsbeteiligter).

Le tribunal régional tint pour établi que le distributeur du film avait renoncé à son droit d'être entendu et avait consenti à la destruction de sa copie du film.

16. Dans son jugement, le tribunal régional ordonna la confiscation de celui-ci. Il déclara:

"La projection publique, prévue pour le 13 mai 1985, du film Das Liebeskonzil, où texte et images présentent Dieu le Père comme un idiot sénile et impotent, le Christ comme un crétin et Marie Mère de Dieu comme une dévergondée au langage correspondant, et où l'Eucharistie est tournée en ridicule,
répond à la définition du délit de dénigrement de doctrines religieuses au sens de l'article 188 du code pénal."

Les motifs du jugement comportaient le passage suivant:

"Les conditions de l'article 188 du code pénal sont objectivement remplies par le portrait ci-dessus établi des personnes divines - Dieu le Père, Marie Mère de Dieu et Jésus-Christ sont les personnages centraux de la doctrine et de la pratique catholiques et ils revêtent une importance essentielle, y compris pour la compréhension religieuse des croyants - ainsi que par les propos précités sur l'Eucharistie, qui est un des mystères les plus importants de la religion catholique, surtout si l'on tient compte du caractère général du film, qui est celui d'une attaque contre les religions chrétiennes (...)

(...) D'après l'article 17a de la Loi fondamentale (Staatgrundgesetz), la création artistique, la diffusion de l'art et son enseignement sont libres. L'insertion de cette disposition a ainsi élargi la liberté artistique: toute forme de création artistique se trouve protégée, et la restriction de la liberté artistique ne peut plus découler d'une disposition légale expresse, mais seulement des limites inhérentes à cette liberté (...). La liberté artistique ne saurait se comprendre sans ces limites. On les trouve d'abord dans d'autres droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution (par exemple la liberté de croyance et de conscience), ensuite dans la nécessité d'une vie en société fondée sur l'ordre et la tolérance, et enfin dans les violations flagrantes et massives d'autres biens protégés par la loi (Verletzung anderer rechtlich geschützter Güter), étant entendu qu'il y a toujours lieu, lorsqu'il s'agit de mettre en balance toutes les considérations pertinentes, de tenir compte des circonstances concrètes de l'espèce (...)

Le seul fait que l'infraction réprimée par l'article 188 du code pénal se trouve constituée ne signifie pas automatiquement que la limite de la liberté artistique garantie par l'article 17a de la Loi fondamentale soit atteinte. Toutefois, eu égard aux considérations ci-dessus et à l'intensité particulière en l'espèce - il s'agit d'un film essentiellement provocateur et anticlérical - des violations répétées et opiniâtres de biens légalement protégés, le droit fondamental à la liberté artistique doit ici céder le pas.

(...)"

17. M. Zingl interjeta appel du jugement du tribunal régional. Il produisit une déclaration signée par 350 personnes se plaignant de s'être vu refuser le libre accès à une oeuvre d'art et soutenant que l'interprétation qui avait été donnée de l'article 188 du code pénal ne cadrait pas avec la liberté artistique garantie par l'article 17a de la Loi fondamentale.

La cour d'appel d'Innsbruck jugea le recours irrecevable le 25 mars 1987. Elle estima que, non propriétaire du copyright du film, M. Zingl n'avait pas de locus standi. L'arrêt fut notifié à OPI le 7 avril 1987.

18. A l'instigation de l'avocat de l'association requérante, le ministre de l'Education, des Arts et des Sports de l'époque, Mme Hilde Hawlicek, adressa au procureur général (Generalprokurator) une lettre privée suggérant l'introduction d'un pourvoi dans l'intérêt de la loi (Nichtigkeitsbeschwerde zur Wahrung des Gesetzes) auprès de la Cour suprême (Oberster Gerichtshof). Datée du 18 mai 1987, la lettre mentionnait notamment l'article 10 (art. 10) de la Convention.

Le 26 juillet 1988, le procureur général estima qu'il n'y avait pas matière à former semblable recours. Il précisa notamment que le parquet général (Generalprokuratur) considérait depuis longtemps que la liberté artistique était limitée par d'autres droits fondamentaux, et se référa à la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire concernant le film Das Gespenst ("Le Fantôme" - paragraphe 26 ci-dessous); dans cette espèce, d'après lui, la Cour suprême "n'avait, à tout le moins, pas désapprouvé" cette façon de voir ("Diese Auffassung ... wurde vom Obersten Gerichtshof ... zumindest nicht mißbilligt").

19. Depuis lors, des représentations de la pièce originale ont eu lieu en Autriche: à Vienne en novembre 1991 et à Innsbruck en octobre 1992. A Vienne, les autorités judiciaires s'abstinrent de toute intervention. A Innsbruck, plusieurs particuliers déposèrent plainte (Strafanzeigen); une enquête préliminaire eut lieu, à l'issue de laquelle les autorités de poursuite résolurent de classer l'affaire.

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