CE 5/6 ch.-r., 13-02-2024, n° 463770, mentionné aux tables du recueil Lebon
A29152MW
Identifiant européen : ECLI:FR:CECHR:2024:463770.20240213
Référence
60-04-03-02-01-01 Victime d’un accident de la circulation à l’âge de seize ans ayant été hospitalisé pendant une très longue période et subi notamment une amputation. Dommage ayant eu une incidence sur le déroulement de sa scolarité et sur les emplois qu’il est susceptible d’occuper à l’avenir, tant en termes de pénibilité que de niveau de rémunération. Dommage ayant causé des séquelles qui l’empêchent notamment de rester de manière prolongée en position debout ou assise et de conduire de façon prolongée et dont il conserve une phobie sociale sévère....Cour ayant rejeté la demande d’indemnisation au titre de la perte de gains professionnels futurs, en se fondant sur ce que l’intéressé ne se trouvait pas dans l’incapacité d’occuper un emploi....En statuant ainsi, alors qu’il lui appartenait d’apprécier si l’intéressé avait été privé de toute possibilité d’accéder dans les conditions usuelles à une activité professionnelle, et alors qu’elle retenait par ailleurs que les séquelles dont il souffre avaient une incidence sur les emplois qu’il est susceptible d’occuper, notamment en termes de niveau de rémunération, la cour a commis une erreur de droit.
M. A B a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de condamner l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) à lui verser la somme de 1 212 656,12 euros en réparation de ses préjudices, assortie des intérêts au taux légal. Par un jugement n° 1608383 du 12 février 2020, le tribunal administratif a condamné l'AP-HP à verser à M. B une somme de 404 830,04 euros majorée des intérêts à compter du 3 mai 2016.
Par un arrêt n° 20VE02074 du 8 mars 2022, la cour administrative d'appel de Versailles⚖️ a porté la somme que l'AP-HP a été condamnée à verser à M. B à 425 830, 04 euros, majorée des intérêts à compter du 3 mai 2016.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un autre mémoire, enregistrés les 5 mai et 13 juillet 2022 et le 27 juin 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il rejette le surplus de ses conclusions ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d'appel ;
3°) de mettre à la charge de l'AP-HP la somme de 4 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Hortense Naudascher, auditrice,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. B et au Cabinet François Pinet, avocat de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris ;
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. B a été victime, le 1er février 2000, à l'âge de seize ans, d'un grave accident de la circulation. Après plusieurs interventions chirurgicales, il a été pris en charge à l'hôpital Antoine Béclère, relevant de l'AP-HP, où il a subi diverses interventions de réfection de ses pansements et, du fait de la progression d'une nécrose, une amputation du tiers inférieur de sa jambe droite le 21 février 2000. À la suite d'une infection polymicrobienne, il a été transféré à l'hôpital Avicenne, relevant de l'AP-HP, où il a subi treize interventions chirurgicales. Par un jugement du 6 novembre 2018, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a jugé que l'AP-HP avait commis une faute lors de la prise en charge de M. B à l'hôpital Avicenne, en tardant à identifier l'infection dont il souffrait, et ordonné une expertise complémentaire portant sur les délais et conditions de prise en charge de la revascularisation et l'évaluation des préjudices. Par un jugement du 12 février 2020, ce même tribunal administratif a jugé que le retard mis par le service des urgences de l'hôpital Antoine Béclère dans le diagnostic et la prise en charge de l'ischémie sévère du membre inférieur droit a fait perdre à M. B 70% de chance d'éviter l'amputation de sa jambe et a en conséquence condamné l'AP-HP à verser à M. B une somme de 404 830,04 euros. M. B se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 8 mars 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a porté cette indemnité à la somme de 425 830,04 euros, en tant seulement qu'il rejette le surplus de ses conclusions.
Sur les frais d'appareillage futurs et les frais de santé futurs :
2. Le principe de réparation intégrale du préjudice n'implique pas de contrôle de l'utilisation des fonds alloués à la victime, qui en conserve la libre disposition. Il en résulte notamment que, s'il est loisible au juge, lorsqu'il décide d'accorder une rente pour l'indemnisation d'un besoin futur conduisant la victime à exposer des dépenses de santé, de demander à celle-ci de produire, à des intervalles réguliers, des éléments de nature à justifier de la persistance de ce besoin et à permettre d'évaluer l'évolution du montant de son reste à charge, le versement de la rente à la victime ne peut être subordonné à la production de justificatifs d'engagement de dépenses.
3. Il ressort des constatations souveraines de la cour que l'état de santé de M. B requiert l'achat de divers appareillages prothétiques et le déboursement de frais de santé insusceptibles d'être pris en charge par l'assurance maladie. En prévoyant, pour l'avenir, le remboursement sur justificatifs des frais de renouvellement de divers appareillages prothétiques ainsi que des frais de santé futurs restés à la charge de M. B, contrairement à ce qui a été dit au point précédent, la cour a commis une erreur de droit.
Sur la perte de gains professionnels futurs et l'incidence professionnelle :
4. Lorsque la victime se trouve, du fait d'un accident corporel survenu dans son jeune âge, privée de toute possibilité d'accéder dans les conditions usuelles à la scolarité et à une activité professionnelle, la circonstance qu'il n'est pas possible, eu égard à la précocité de l'accident, de déterminer le parcours scolaire et professionnel qui aurait été le sien ne fait pas obstacle à ce que soit réparé le préjudice, qui doit être regardé comme certain, résultant pour elle de la perte des revenus qu'une activité professionnelle lui aurait procurés et de la pension de retraite consécutive, ainsi que ses préjudices d'incidence scolaire et professionnelle. Dans un tel cas, il y a lieu de réparer tant le préjudice professionnel que la part patrimoniale des préjudices d'incidence scolaire et professionnelle par l'octroi à la victime d'une rente de nature à lui procurer, à compter de sa majorité et sa vie durant, un revenu équivalent au salaire médian. Cette rente mensuelle doit être fixée sur la base du salaire médian net mensuel de l'année de la majorité de la victime, revalorisé chaque année par application du coefficient mentionné à l'article L. 161-25 du code de la sécurité sociale🏛. Doivent en être déduits les éventuels revenus d'activité ainsi que, le cas échéant, les sommes perçues au titre de l'allocation aux adultes handicapés, ou au titre de pensions ou de prestations ayant pour objet de compenser la perte de revenus professionnels. Cette rente n'a, en revanche, pas pour objet de couvrir la part personnelle des préjudices d'incidence scolaire et d'incidence professionnelle, qui doit faire l'objet d'une indemnisation distincte.
5. En l'espèce, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel de Versailles, en statuant sur la demande présentée par M. B au titre de la perte de gains professionnels futurs, a relevé que l'intéressé faisait valoir que le dommage qu'il avait subi, du fait notamment de la très longue période d'hospitalisation et de soins consécutive à l'accident de la circulation dont il avait été victime à l'âge de seize ans, a eu des incidences sur le déroulement de sa scolarité et que les séquelles dont il souffre l'empêchent notamment de rester de manière prolongée en position debout ou assise et de conduire de façon prolongée et qu'il conserve une phobie sociale sévère. La cour a en outre retenu, en statuant sur le préjudice d'incidence professionnelle, que la très longue période d'hospitalisation et les séquelles, notamment physiques, que l'intéressé conserve de son amputation ont eu une incidence sur sa scolarité et sur les emplois qu'il est susceptible d'occuper à l'avenir, tant en termes de pénibilité que de niveau de rémunération.
6. La cour s'est néanmoins fondée, pour rejeter la demande de M. B au titre de la perte de gains professionnels futurs, sur ce que l'intéressé ne se trouvait pas dans l'incapacité d'occuper un emploi. En statuant ainsi, alors qu'il lui appartenait d'apprécier si l'intéressé avait été privé de toute possibilité d'accéder dans les conditions usuelles à une activité professionnelle, et alors qu'elle retenait par ailleurs que les séquelles dont il souffre avaient une incidence sur les emplois qu'il est susceptible d'occuper, notamment en termes de niveau de rémunération, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. Cette erreur de droit emporte cassation de l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur les pertes de gains professionnels futurs et, par voie de conséquence, compte tenu du lien que présentent en l'espèce ces deux parties de l'arrêt, en tant qu'il statue sur le préjudice d'incidence professionnelle.
Sur les autres préjudices :
7. En premier lieu, en estimant que les premiers juges avaient fait une juste appréciation du préjudice de M. B en lui accordant une somme de 25 000 euros au titre des souffrances endurées, la cour, qui a suffisamment motivé sa décision sur ce point, s'est livrée à une appréciation souveraine des pièces qui lui étaient soumises, exempte de dénaturation, et n'a pas commis d'erreur de droit.
8. En second lieu, en jugeant qu'il ne résulte pas des éléments invoqués par M. B qu'il soit fondé à demander que l'indemnisation de son préjudice sexuel soit portée à 35 000 euros, la cour s'est, de même, sans erreur de droit, livrée à une appréciation souveraine des pièces qui lui étaient soumises, sans les dénaturer, a et suffisamment motivé sa décision.
9. Il résulte de tout ce qu'il précède que M. B est fondé à demander l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles qu'il attaque en tant qu'il se prononce, d'une part, sur l'indemnisation des frais d'appareillages futurs et des frais de santé futurs et, d'autre part, en tant qu'il statue sur l'indemnisation des pertes de gains professionnels futurs et de l'incidence professionnelle.
10. Il y a lieu de mettre à la charge de l'AP-HP la somme de 3 000 euros à verser à M. B, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de M. B qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
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Article 1er : L'arrêt du 8 mars 2022 de la cour administrative d'appel de Versailles est annulé en tant qu'il se prononce sur l'indemnisation des frais d'appareillages futurs et des frais de santé futurs ainsi que sur l'indemnisation des pertes de gains professionnels futurs et de l'incidence professionnelle.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Versailles dans la mesure de la cassation prononcée.
Article 3 : L'AP-HP versera à M. B la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de M. B est rejeté.
Article 5 : Les conclusions présentées par l'AP-HP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. A B et à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris.
Copie en sera adressée à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne.
Délibéré à l'issue de la séance du 19 janvier 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; M. Alain Seban, conseiller d'Etat ; Mme Fabienne Lambolez, conseillère d'Etat ; M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Hortense Naudascher, auditrice-rapporteure.
Rendu le 13 février 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Hortense Naudascher
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras