TA Caen, du 26-01-2024, n° 2102488
A10852IZ
Référence
Par une requête et des mémoires, enregistrés les 15 novembre 2021, 11 juillet 2022 et 21 décembre 2023, M. A B, représenté par la SELARL CGC Avocats, demande au tribunal :
1°) de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux auxquelles il a été assujetti au titre de l'année 2019 ;
2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 4 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Il soutient que :
- les gains ponctuels et exceptionnels qu'il a réalisés en jouant au poker ne constituent pas des revenus imposables à l'impôt sur le revenu ;
- les revenus issus de la pratique du poker ne sont pas soumis aux prélèvements sociaux dès lors qu'ils relèvent de la catégorie des revenus d'activité et non des revenus du patrimoine ;
- l'application de la majoration de 25% prévue par les dispositions du 1° du 7 de l'article 158 du code général des impôts🏛 est intervenue en méconnaissance de l'article 1er du protocole additionnel de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire enregistré le 3 mai 2022, le directeur départemental des finances publiques du Calvados conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens soulevés par M. B ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code général des impôts ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Silvani,
- et les conclusions de M. Blondel, rapporteur public.
1. Le 17 octobre 2019, M. B a remporté un gain d'un montant de 107 827 euros en jouant au poker. Le 5 novembre 2019, il a adressé à l'administration fiscale une demande de rescrit tendant à ce qu'elle le renseigne sur le caractère imposable de ce gain. Le 28 janvier 2020, l'administration fiscale lui a indiqué qu'il était imposable à l'impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices non commerciaux sur le fondement de l'article 92 du code général des impôts🏛. Cet avis a été confirmé par le collège territorial de Lille, saisi par M. B d'une demande de second examen en application de l'article L. 80 du livre des procédures fiscales🏛. Le 7 décembre 2020, M. B a adressé à l'administration fiscale des déclarations rectificatives de ses revenus au titre de l'année 2019. Par un avis émis le 23 avril 2021, l'administration a mis à sa charge la somme complémentaire de 56 885 euros au titre des impôts et prélèvements sociaux sur les revenus de 2019. M. B a formé une réclamation le 3 juin 2021 qui a été rejetée par une décision du 19 octobre 2021 du directeur départemental des finances publiques du Calvados. Par sa requête, M. B demande la décharge de ces impositions.
Sur le bien-fondé de l'imposition :
2. En premier lieu, aux termes du 1° de l'article 92 du code général des impôts : " Sont considérés comme provenant de l'exercice d'une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices des professions libérales, des charges et offices dont les titulaires n'ont pas la qualité de commerçants et de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus ". Si la pratique, même habituelle, de jeux de hasard ne constitue pas une occupation lucrative ou une source de profits, au sens des dispositions précitées de l'article 92 du code général des impôts, en raison de l'aléa qui pèse sur les perspectives de gains du joueur, il en va différemment de la pratique habituelle d'un jeu d'argent opposant un joueur à des adversaires lorsqu'elle permet à ce dernier de maîtriser de façon significative l'aléa inhérent à ce jeu, par les qualités et le savoir-faire qu'il développe, et lui procure des revenus significatifs. Les gains qui en résultent sont alors imposables, en application de l'article 92, dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, alors même que le contribuable exercerait aussi par ailleurs une activité professionnelle.
3. Il résulte de l'instruction que M. B pratique le poker en ligne depuis 2010, à raison de dix à quinze heures hebdomadaires, ce qui caractérise une pratique habituelle de ce jeu. En 2019, il a gagné la somme de 107 827 euros à un tournoi de poker en ligne. Si le requérant soutient qu'il s'agit de l'unique gain qu'il a perçu depuis qu'il joue au poker, tandis qu'il n'a jamais réalisé depuis 2010 d'autre gain notable et s'est trouvé globalement déficitaire, il n'indique pas le nombre de tournois en ligne auxquels il a participé, ni le montant des sommes qu'il a gagnées et perdues. En outre, il ne peut être déduit de la circonstance que M. B aurait globalement perdu de l'argent en pratiquant le poker qu'il ne disposerait pas d'une maîtrise significative de l'aléa inhérent à ce jeu, ce qui ferait obstacle au caractère imposable des sommes en litige, alors que l'intéressé a gagné cette somme à un tournoi d'envergure, ce qui traduit en toute hypothèse une maîtrise du poker par celui-ci. Par ailleurs, eu égard à l'importance du gain perçu au regard de la somme qu'il indique avoir perdue en 2019, d'un montant de 1 155 euros, et du montant cumulé des pertes alléguées au cours de ces douze années de pratique, soit 17 821 euros, le requérant n'est pas fondé à soutenir que les revenus qu'il a perçus en 2019 ne présenteraient pas un caractère significatif, en dépit de leur éventuel caractère irrégulier. Enfin, le requérant ne peut utilement se prévaloir de la circonstance qu'il pratique le poker uniquement sur des sites en ligne, à titre de loisir en misant des sommes modérées, dès lors que le caractère professionnel de l'activité en cause est inopérant pour la détermination du caractère imposable des gains.
4. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 136-1 du code de la sécurité sociale🏛 : " Il est institué une contribution sociale sur les revenus d'activité et sur les revenus de remplacement à laquelle sont assujettis : 1° Les personnes physiques qui sont à la fois considérées comme domiciliées en France pour l'établissement de l'impôt sur le revenu et à la charge, à quelque titre que ce soit, d'un régime obligatoire français d'assurance maladie ; () Cette contribution est due pour les périodes au titre desquelles les revenus mentionnés au premier alinéa sont attribués. ". Aux termes de l'article L. 136-1-1 du même code : " I.- La contribution prévue à l'article L. 136-1 est due sur toutes les sommes, ainsi que les avantages et accessoires en nature ou en argent qui y sont associés, dus en contrepartie ou à l'occasion d'un travail, d'une activité ou de l'exercice d'un mandat ou d'une fonction élective, quelles qu'en soient la dénomination ainsi que la qualité de celui qui les attribue, que cette attribution soit directe ou indirecte () ".
5. Il résulte de ces dispositions que la contribution sociale sur les revenus d'activité et sur les revenus de remplacement est due sur toutes les sommes, avantages et accessoires en nature ou en argent qui sont perçus en contrepartie d'une activité. Dans ces conditions, les revenus d'une activité de poker, qui n'entrent dans aucun des cas d'exclusion visés à l'article L. 136-1-1 du code de la sécurité sociale🏛, sont soumis à la contribution sociale sur les revenus d'activité et sur les revenus de remplacement. Par suite, le moyen tiré de ce que les revenus déclarés par M. B au titre de son activité de poker ne pouvaient être assujettis aux prélèvements sociaux doit être écarté.
6. Mais, d'une part, aux termes des dispositions du 1° du 7 de l'article 158 du code général des impôts applicables à l'imposition en litige : " 7. Le montant des revenus et charges énumérés ci-après, retenu pour le calcul de l'impôt selon les modalités prévues à l'article 197, est multiplié par un coefficient de 1,25. Ces dispositions s'appliquent : / 1° Aux titulaires de revenus passibles de l'impôt sur le revenu, dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux ou des bénéfices non commerciaux ou des bénéfices agricoles, réalisés par des contribuables soumis à un régime réel d'imposition : / a) Qui ne sont pas adhérents d'un centre de gestion, association ou organisme mixte de gestion agréés définis aux articles 1649 quater C à 1649 quater K ter, à l'exclusion des membres d'un groupement ou d'une société mentionnés aux articles 8 à 8 quinquies et des conjoints exploitants agricoles de fonds séparés ou associés d'une même société ou groupement adhérant à l'un de ces organismes ; () ". Ces dispositions s'inscrivent dans le cadre d'une réforme de l'impôt sur le revenu issue du 4° du I de l'article 76 de la loi de finances pour 2006 du 30 décembre 2005, destinée à supprimer l'abattement de 20 % dont bénéficiaient les traitements, salaires, pensions et rentes viagères, ainsi que les revenus professionnels des adhérents d'un centre de gestion ou d'une association agréés, cette suppression étant compensée par une réduction équivalente des taux du barème de l'impôt sur le revenu. Cette modification du barème ayant concerné tous les contribuables, le législateur a décidé, afin de tenir compte de ce que certains revenus étaient auparavant exclus du bénéfice de l'abattement de 20 %, de majorer ces revenus de 25 %.
7. D'autre part, aux termes de l'article 1er du protocole additionnel à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour () assurer le paiement des impôts () ".
8. Par une décision du 7 décembre 2023 (n°26604/16), la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que le dispositif de recouvrement de l'impôt introduit par les dispositions du 4° du I de l'article 76 de la loi de finances pour 2006 du 30 décembre 2005 a consisté à mettre à la charge des non-adhérents d'un centre de gestion ou d'une association agréés, qui conservaient pour autant leur liberté de ne pas adhérer, une majoration non pas de l'impôt calculé sur les revenus déclarés par le contribuable, mais de l'assiette de cet impôt. Cette mesure fiscale a donc eu pour effet d'imposer celui-ci sur des revenus qu'il n'avait pas perçus selon sa déclaration d'impôt, et ce de manière automatique, indépendamment d'une éventuelle mauvaise foi du contribuable dans l'établissement de sa déclaration. La Cour a jugé que, ce faisant, l'État a non seulement fait le choix d'opérer un arbitrage en rupture avec le principe de la présomption d'exactitude et de sincérité des déclarations fiscales qui est le préalable à tout contrôle fiscal selon le droit national, mais il a aussi, de fait, sanctionné plus sévèrement le contribuable concerné que tout autre contribuable dont la déclaration d'impôt est inexacte mais dont la bonne foi est présumée. Elle en a déduit que lorsque les circonstances de l'affaire mettent en évidence, d'une part, la bonne foi du contribuable, d'autre part, l'impact financier représenté par une majoration de l'assiette de l'impôt sur les revenus à hauteur d'un quart des montants déclarés, la méthode choisie par le législateur pour atteindre le but qu'il s'était fixé doit être regardée comme ne reposant pas suffisamment sur une " base raisonnable " car contraire à la philosophie générale du système basé sur les déclarations du contribuable présumées faites de bonne foi et correctes et, par suite, à rompre le juste équilibre qui doit exister entre les impératifs de l'intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu, en méconnaissance de l'article 1er du protocole additionnel à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
9. En l'espèce, il résulte de l'avis d'imposition établi le 23 avril 2021 que les revenus déclarés par M. B à hauteur de 103 101 euros ont été portés par l'administration fiscale à un montant de 128 876 euros après application du coefficient de 1,25 prévu par les dispositions du 1° du 7 de l'article 158 du code général des impôts. Il résulte des principes énoncés au point 8 que, eu égard à la bonne foi dont a fait preuve M. B dans le cadre de la procédure d'imposition dont il a fait l'objet et de l'importance de la majoration de l'assiette de l'impôt induite par l'application des dispositions en cause, celles-ci doivent être regardées, dans les circonstances de l'espèce, comme conduisant à rompre à l'égard de M. B le juste équilibre entre les impératifs de l'intérêt général et ceux de la sauvegarde de ses droits fondamentaux. Par suite, le requérant est fondé à soutenir que l'application par l'administration fiscale de la majoration de 25% est intervenue en méconnaissance de l'article 1er du protocole additionnel à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
10. Il résulte de tout ce qui précède que M. B est uniquement fondé, pour les motifs énoncés aux points 7 à 9, à demander la réduction des impositions contestées à concurrence de l'application aux revenus qu'il a déclarés de la majoration de 25% prévue par les dispositions du 1° du 7 de l'article 158 du code général des impôts.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
11. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de l'État la somme demandée par M. B en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 1er : Les bases de l'impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux auxquelles M. B a été assujetti au titre de l'année 2019 sont réduites à concurrence de la majoration de 25% appliquée aux revenus qu'il a déclarés.
Article 2 : M. B est déchargé de la différence entre les cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux auxquelles il a été assujetti au titre de l'année 2019 et celles qui résultent de l'article 1er.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de M. B est rejeté.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. A B et au directeur départemental des finances publiques du Calvados.
Délibéré après l'audience du 11 janvier 2024, à laquelle siégeaient :
M. Marchand, président,
Mme Pillais, première conseillère,
Mme Silvani, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 janvier 2024.
La rapporteure,
Signé
C. SILVANI
Le président,
Signé
A. MARCHAND Le greffier,
Signé
J. LOUNIS
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
le greffier,
J. Lounis
Article, L136-1-1, CSS Article, L136-1, CSS Article, 76, loi de finances, 2006 Prélèvement social Revenu imposable Revenus du patrimoine Majorations prévues Directeur Finances publiques Déclaration rectificative Déclaration des revenus Profession libérale Exploitations lucratives Source de profits Jeux d'hasard Jeux d'argent Contributions sociales Personne physique Établissement de l'impôt sur le revenu Régime obligatoire Avantage en nature Calcul de l'impôt Bénéfices industriels et commerciaux Organisme de gestion Loi de finances Revenu professionnel Suppression Respect des biens Assiette de l'impôt Mesures fiscales Mauvaise foi du contribuable Établissement des déclarations Principe de présomption Déclaration inexacte Bonne foi du contribuable Déclaration du contribuable Rupture d'équilibre Impératifs d'intérêt général Droits fondamentaux Avis d'imposition Sauvegarde des droits Majoration appliquée