Cour européenne des droits de l'homme23 juin 1993
Requête n°15/1992/360/434
Hoffmann c. Autriche
En l'affaire Hoffmann c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
C. Russo,
N. Valticos,
I. Foighel,
M.A. Lopes Rocha,
G. Mifsud Bonnici,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 janvier et 26 mai 1993,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 15/1992/360/434. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 avril 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 12875/87) dirigée contre la République d'Autriche et dont une Autrichienne, Mme Ingrid Hoffmann, avait saisi la Commission le 20 février 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 8, 9 et 14 (art. 8, art. 9, art. 14) de la Convention et de l'article 2 du Protocole n° 1 (P1-2).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à s'exprimer en allemand pendant la procédure (article 27 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 avril 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, B. Walsh, R. Macdonald, C. Russo, N. Valticos, I. Foighel et G. Mifsud Bonnici, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. M.A. Lopes Rocha, suppléant, a remplacé M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), la déléguée de la Commission et l'avocat de la requérante au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances et instructions délivrées en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la requérante le 17 septembre 1992 puis, le 21, celui du Gouvernement. Le secrétaire de la Commission l'a informé que la éléguée s'exprimerait à l'audience.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 janvier 1993, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour, a remplacé M. Ryssdal, empêché (article 21 par. 5, second alinéa).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. W. Okresek, Chancellerie fédérale,
agent, F. Haug, ministère fédéral des Affaires étrangères,
conseiller;
- pour la Commission
Mme J. Liddy,
déléguée;
- pour la requérante
Me R. Kohlhofer, avocat,
conseil, Me A. Garay, avocat,
conseil, M. M. Renoldner,
conseiller.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses aux questions de certains de ses membres.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. Introduction
6. Citoyenne autrichienne résidant à Gaissau, Mme Ingrid Hoffmann est ménagère.
7. En 1980 - elle s'appelait alors Mlle Berger - elle épousa M. S., un technicien du téléphone. A l'époque, tous deux étaient catholiques.
Ils eurent deux enfants: un fils, Martin, en 1980, et une fille, Sandra, en 1982, qui reçurent le baptême catholique.
8. La requérante abandonna l'Eglise catholique pour devenir témoin de Jéhovah.
9. Le 17 octobre 1983, elle intenta une action en divorce contre M. S. Emmenant les enfants, elle le quitta en août ou septembre 1984, à un moment où la procédure demeurait pendante.
Le divorce fut prononcé le 12 juin 1986.
B. Procédure devant le tribunal de district d'Innsbruck
10. Après leur séparation, tant la requérante que M. S. saisirent le tribunal de district (Bezirksgericht) d'Innsbruck afin de se voir conférer l'autorité parentale (Elternrechte) sur les enfants.
M. S. alléguait que ces derniers, si on les laissait aux soins de leur mère, courraient le risque d'être élevés d'une manière qui leur porterait tort. Il estimait hostiles à la société les principes éducationnels de la confession à laquelle appartenait l'intéressée, en ce qu'ils décourageaient tout contact avec les non-membres, toute expression de patriotisme (tel le fait de chanter l'hymne national) et la tolérance religieuse. Tout cela conduirait à l'isolement social des enfants. En outre, l'opposition catégorique des témoins de Jéhovah aux transfusions sanguines pourrait donner lieu à des situations où les enfants se trouveraient menacés dans leur vie ou leur santé.
Au sujet de son fils, M. S. relevait que Martin devrait finalement refuser d'accomplir son service militaire, voire le service civil de remplacement.
La requérante se prétendait mieux en mesure de s'occuper des enfants, car elle pouvait se consacrer entièrement à eux et en tant que mère elle était plus apte à leur procurer l'environnement familial nécessaire. Elle affirmait que M. S. n'assurait même pas leur entretien comme l'y obligeaient la loi et la morale. Elle reconnaissait cependant qu'elle voulait les éduquer selon ses propres convictions.
Se référant notamment à l'avis d'un expert en psychologie infantile, le bureau de la jeunesse de l'administration du district d'Innsbruck (Bezirkshauptmannschaft, Abteilung Jugendfürsorge) se déclara favorable à l'octroi de l'autorité parentale à la requérante.
11. Le 8 janvier 1986, le tribunal de district en décida ainsi et débouta M. S.
D'après lui, seul entrait en ligne de compte l'intérêt des enfants. Les conditions matérielles d'existence des deux parents permettaient à chacun d'eux de bien prendre soin de Martin et Sandra; toutefois, le père aurait besoin de l'aide de sa mère. Vivant avec la requérante depuis un an et demi, c'est avec elle que les enfants avaient les liens affectifs les plus forts; les en séparer pourrait leur causer un préjudice psychologique. Dès lors, mieux valait les laisser auprès d'elle.
Le tribunal ajouta:
"Leur père a pourtant fait valoir là-contre - il s'agit en somme de son unique argument - que l'appartenance d'Ingrid S. à la confession des témoins de Jéhovah a de graves effets préjudiciables sur les deux enfants. A ce sujet, il faut préciser d'emblée que les convictions religieuses des parents ne constituent nullement, en soi, un critère pertinent pour statuer, en vertu de l'article 177 par. 2 du code civil, sur les droits et obligations parentaux. Un parent ne saurait se voir refuser ou retirer ces droits en raison de sa seule qualité de membre d'une minorité religieuse.
En l'espèce, il y avait cependant lieu de rechercher si les convictions religieuses de la mère ont une influence négative notable sur la manière dont elle élève ses enfants et si leur bien-être en souffre. A ce propos, il est apparu en particulier qu'Ingrid S. ne permettrait pas de leur donner des transfusions sanguines, qu'elle s'interdit à elle-même de célébrer avec tout le monde des fêtes traditionnelles comme Noël et Pâques, qu'une certaine tension marque les relations des enfants avec un milieu de confession différente et qu'ils ont plus de mal à s'intégrer dans des institutions sociales telles que le jardin d'enfants et l'école. Néanmoins, l'instruction a montré le caractère injustifié de la crainte, exprimée par le père, que les convictions religieuses de leur mère ne conduisent à l'isolement social complet des enfants. De même, les investigations menées n'ont révélé aucun danger potentiel, autre que ceux décrits plus haut, pour leur développement et leur épanouissement.
Néanmoins, les faits mentionnés ci-dessus (transfusions sanguines, fêtes, difficultés d'intégration sociale) sont en principe de nature à entraîner des conséquences dommageables pour les enfants. Il fallait le vérifier en l'espèce. A cet égard, apparaît d'abord non convaincant l'argument du père selon lequel le refus d'une transfusion sanguine en cas d'urgence menacerait gravement la vie et la santé de Martin et Sandra. En effet, une décision judiciaire prise au titre de l'article 176 du code civil peut suppléer au défaut de consentement des parents à une telle transfusion, médicalement nécessaire, au profit de l'un des enfants (voir p. ex. tribunal régional d'Innsbruck, 3.7.1979, 4R 128/79): d'après ce texte, chacun peut inviter le tribunal à ordonner les mesures exigées par la sauvegarde de l'intérêt de l'enfant, quand le parent investi de l'autorité parentale crée par son comportement un risque pour ce même intérêt. Grâce à cette possibilité de saisir - à tout moment - le tribunal, l'attitude d'Ingrid S. en matière de transfusions sanguines ne représente pas un danger pour les enfants.
Quant à sa position négative à l'égard des fêtes, il ne faut pas oublier qu'elle a expressément accepté de voir le père emmener les enfants en ces occasions et célébrer les fêtes avec eux selon ses propres conceptions. Les convictions religieuses de leur mère ne privent donc pas Martin et Sandra de la possibilité de célébrer les fêtes en question comme tout le monde, de sorte que là non plus ils ne subissent aucun tort.
Des doutes formulés au sujet de l'action éducative de la mère, en raison de la confession de celle-ci, il ne reste en définitive qu'une circonstance significative: à cause des préceptes des témoins de Jéhovah, Martin et Sandra auront plus tard un peu plus de peine à s'intégrer dans des groupes sociaux et occuperont, jusqu'à un certain point, une place à part dans la société. Leur bien-être ne court cependant pas là, aux yeux du tribunal, un danger assez grand pour interdire de les laisser à leur mère, avec laquelle ils ont des liens affectifs si étroits et sont habitués à vivre. Tout bien pesé, on doit conclure qu'en dépit des plus grandes difficultés d'intégration sociale, décrites ci-dessus, l'intérêt des enfants demande d'attribuer l'autorité parentale à la mère plutôt qu'au père."
C. Procédure devant le tribunal régional d'Innsbruck
12. M. S. interjeta appel devant le tribunal régional (Landesgericht) d'Innsbruck.
13. Celui-ci le débouta par une décision du 14 mars 1986 ainsi motivée:
"L'appelant allègue pour l'essentiel l'incompatibilité de la décision de première instance avec l'intérêt des enfants, vu l'appartenance de la mère à la communauté religieuse des témoins de Jéhovah. Il met en avant les critères et les buts propres à cette dernière ainsi que les attitudes sociales - mauvaises d'après lui - qui en résultent; il s'ensuivrait que l'attribution de l'autorité parentale à la mère léserait les deux enfants, qui risqueraient en particulier d'être acculés à un isolement social coupé des réalités.
Pareille argumentation ne résiste pas à l'examen. Les témoins de Jéhovah, jadis dénommés `étudiants de la Bible' et qui forment une communauté fondée sur leur interprétation de celle-ci, ne sont pas interdits en Autriche; on peut dès lors partir de l'idée que leurs buts ne se heurtent ni à la loi ni aux bonnes moeurs (article 16 de la loi fondamentale, combiné avec l'article 9 (art. 9) de la Convention européenne des Droits de l'Homme). L'appartenance de la mère à cette communauté religieuse ne peut donc à elle seule représenter un danger pour le bien-être des enfants (...)
Certes, les convictions religieuses de leur mère auront aussi, selon toute vraisemblance, des répercussions sur leur surveillance et leur éducation, ce qui peut les amener à vivre dans un état de tension avec leur environnement de confession différente. Toutefois, la juridiction inférieure a déjà, pour une part, analysé en détail la thèse de M. S.; elle a expliqué par le menu, et de manière concluante, pourquoi les objections du père contre l'octroi de l'autorité parentale à la mère ne peuvent en définitive prévaloir. Quant aux nouveaux arguments tirés d'un sens insuffisant de la démocratie et d'un manque de soumission à l'Etat, ils ne sauraient eux non plus jeter le doute sur la décision de première instance sous l'angle de l'intérêt des enfants: il suffit de rappeler que la communauté religieuse des témoins de Jéhovah est légalement reconnue et que le tribunal de district n'avait donc pas besoin, contrairement à ce que prétend M. S., d'ordonner d'office une expertise sur les buts ou la nature des témoins de Jéhovah. On ne peut pas davantage reprocher audit tribunal de n'avoir pas prescrit une expertise médicale sur la question, à nouveau soulevée par le recours, de l'hostilité des témoins de Jéhovah aux transfusions sanguines: si la solution judiciaire (ordonnance au titre de l'article 176 du code civil) intervenait trop tard, il appartiendrait en définitive au médecin saisi du problème de se prononcer en fonction, d'abord, de la nécessité de sauver une vie et ensuite seulement de l'opposition des témoins de Jéhovah aux transfusions.
Ne saurait non plus prospérer l'argument supplémentaire de M. S. d'après lequel un transfert bien organisé de la garde des enfants à son profit, moyennant un droit de visite correctement aménagé pour la mère, ne pourrait produire l'effet de choc qu'a engendré, à l'époque, leur enlèvement brutal par elle et selon lequel la décision attaquée légalise cet acte unilatéral. L'appelant perd ici de vue que comme l'intérêt des enfants figure au premier plan, la manière dont ils sont arrivés là où on les élève aujourd'hui n'est pas forcément décisive. Même un comportement illégal de la mère n'entrerait en ligne de compte sur ce point que dans la mesure où il autoriserait à constater chez elle une inaptitude à exercer les droits de garde et d'éducation; autrement, pour statuer sur l'attribution de l'autorité parentale peu importe de savoir si le parent concerné s'est lui- même approprié la garde des enfants. Il reste cependant que Martin et Sandra ont connu jusqu'à présent auprès de leur mère un développement harmonieux, ont avec elle une relation plus intime qu'avec leur père et, malgré ses options philosophiques, n'ont subi aucun préjudice dans leur croissance ni surtout dans leur développement psychique; l'appelant ne pouvait sérieusement prétendre le contraire."