Cour européenne des droits de l'homme25 février 1993
Requête n°82/1991/334/407
Funke c. France
En l'affaire Funke c. France*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
N. Valticos,
J.M. Morenilla,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 septembre 1992 et 27 janvier 1993,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 82/1991/334/407. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 décembre 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 10828/84) dirigée contre la République française et dont un ressortissant allemand, M. Jean-Gustave Funke, avait saisi la Commission le 13 février 1984 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, paras. 1 et 2, et 8 (art. 6-1, art. 6-2, art. 8).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement de la Cour, Mme Ruth Monney, qui avait poursuivi la procédure devant la Commission en tant que veuve de M. Funke, a déclaré souhaiter participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30). Pour des raisons de commodité, le présent arrêt continuera de désigner M. Funke comme "le requérant" bien qu'il faille aujourd'hui attribuer cette qualité à Mme Monney (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Giancarlo Lombardo c. Italie du 26 novembre 1992, série A n° 249-C, p. 39, par. 2).
3. Le 24 janvier 1992, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et des affaires Crémieux et Miailhe c. France*.
* Affaires nos 83/1991/335/408 et 86/1991/338/411.
La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le même jour, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, F. Matscher, C. Russo, N. Valticos, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 11 juin 1992 et celui du Gouvernement le 19. Le 17 juillet, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait de vive voix.
Le 24 juillet, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 21 septembre 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour, a remplacé M. Ryssdal, empêché (article 21 par. 5, second alinéa).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. B. Gain, sous-directeur des droits de l'homme à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
agent, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. J. Carrère, magistrat détaché à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, Mme C. Signerinicre, chargée du bureau des affaires juridiques de la direction générale des douanes au ministère du Budget, Mme R. Codevelle, inspecteur des douanes à la direction générale des douanes au ministère du Budget, M. G. Rotureau, inspecteur central des douanes à la direction régionale des douanes à Strasbourg,
conseils;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,
délégué;
- pour le requérant
Me R. Garnon, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Gain pour le Gouvernement, M. Trechsel pour la Commission et Me Garnon pour le requérant.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
6. De nationalité allemande, M. Jean-Gustave Funke est né en 1925 et décédé le 22 juillet 1987. Il exerçait la profession de représentant de commerce et avait son domicile en France, à Lingolsheim (Bas-Rhin). Sa veuve, Mme Ruth Monney, est Française et réside à Strasbourg.
A. La visite domiciliaire et la saisie
7. Le 14 janvier 1980, trois agents des douanes de Strasbourg, accompagnés d'un officier de police judiciaire, se rendirent au domicile du requérant et de son épouse pour se procurer des "précisions sur leurs avoirs à l'étranger"; ils agissaient au vu de renseignements fournis par les services fiscaux de Metz.
M. Funke admit avoir été ou demeurer titulaire de plusieurs comptes bancaires à l'étranger, pour des motifs professionnels et familiaux, et déclara ne détenir chez lui aucun relevé.
De 10 h 30 à 15 h, les agents des douanes procédèrent à la fouille des lieux; ils découvrirent des relevés et des chéquiers émanant de banques étrangères, ainsi que la facture d'une réparation automobile effectuée en Allemagne et deux appareils photographiques. Ils saisirent ces documents et objets, et dressèrent le même jour un procès-verbal.
B. Les procédures judiciaires
8. La visite domiciliaire et la saisie opérées par les douanes ne débouchèrent pas sur des poursuites pénales pour infraction à la réglementation sur les relations financières avec l'étranger. En revanche, elles donnèrent lieu, parallèlement, à des instances relatives à la production de documents et à l'adoption de mesures provisoires.
1. La procédure relative à la production de documents (14 janvier 1980 - 18 décembre 1990)
a) La procédure principale
9. Lors de leur visite domiciliaire du 14 janvier 1980, les agents des douanes exigèrent du requérant qu'il fournît "les relevés des différents comptes pour les trois années écoulées, à savoir 1977, 1978 et 1979, pour la Postsparkasse de Munich, la P.K.O. de Varsovie, la Société de Banque suisse de Bâle, la Deutsche Bank de Kehl, ainsi que l'épargne-logement de la Württembergische Bausparkasse de Leonberg et enfin le portefeuille d'actions de la Deutsche Bank de Kehl".
10. M. Funke s'y engagea, puis se ravisa.
i. Devant le tribunal de police de Strasbourg
11. Le 3 mai 1982, l'administration des douanes le cita devant le tribunal de police de Strasbourg, aux fins de condamnation au paiement d'une amende et d'une astreinte de 50 francs français (f) par jour jusqu'à la production des relevés de compte; elle présenta aussi une demande de contrainte par corps.
12. Le 27 septembre 1982, le tribunal infligea au requérant une amende de 1 200 f et lui enjoignit de "présenter à l'administration des douanes les relevés bancaires des banques 'Société de Banque suisse' à Bâle, la 'P.K.O.' à Varsovie, la 'Deutsche Bank' à Kehl, le compte épargne à la Württembergische Bausparkasse à Leonberg (R.F.A.), ainsi que tout document concernant le financement de son appartement acquis à Schonach (R.F.A.), sous peine d'une astreinte de 20 f par jour de retard".
Il se fondait sur les motifs ci-après:
" (...)
Attendu que le 12.2.1980, M. Funke déclare au service des douanes qu'il n'est pas en mesure de communiquer les documents qu'il s'était engagé à présenter;
Qu'il n'en fournit pas la raison, ne présente aucune correspondance tendant à démontrer qu'il a effectué des démarches pour obtenir les documents exigés ou apportant la preuve que les banques étrangères lui ont refusé un tel document;
Attendu que M. Funke reconnaît avoir acquis à Schonach (R.F.A.) un studio en commun avec son frère, en présente les photocopies de l'acte de vente et de l'inscription au livre foncier, mais refuse toute communication des documents concernant le financement dudit appartement;
Attendu que l'article 65 du code des douanes prévoit que 'les agents des douanes ayant au moins le grade d'inspecteur ... peuvent exiger la communication des papiers et documents de toute nature relatifs aux opérations intéressant leur service';
Qu'il résulte de la présente procédure de la direction des douanes que l'agent poursuivant a le grade d'inspecteur;
Que les documents recherchés, soit les extraits de compte et les documents concernant le financement de l'appartement, peuvent être intégrés dans la catégorie des documents prévus dans l'article 65 du code des douanes;
Attendu que le même article 65 prévoit dans son paragraphe 1 sous i) que ces recherches peuvent se faire 'chez toutes les personnes physiques ou morales directement ou indirectement intéressées à des opérations régulières ou irrégulières relevant de la compétence du service des douanes';
Qu'en la matière le terme 'chez' ne doit pas être limité 'au domicile de ...' mais doit être interprété comme 'auprès de (...)';
En effet, toute interprétation contraire permettrait à l'intéressé de se soustraire aux investigations du service des douanes en détenant tout document compromettant en dehors de son domicile;
Attendu que la visite domiciliaire et les propres déclarations de l'intéressé ont suffisamment apporté la preuve que des comptes en banque et des opérations de financement concernant le prévenu existent, pour permettre aux services des douanes d'exercer leur droit de communication sur les documents y correspondant et ceci malgré leur absence au domicile de M. Funke;
Attendu que titulaire d'un compte utilisé à l'étranger, M. Funke doit être destinataire, comme tout titulaire de compte, des extraits consécutifs à tout mouvement sur ce compte; qu'un extrait est le prolongement, le reflet de la situation d'un compte à un moment donné; que le titulaire du compte est propriétaire de ses extraits et peut à tout moment les réclamer à sa banque, laquelle ne peut les lui refuser;"
ii. Devant la cour d'appel de Colmar
13. Sur appel du condamné, du ministère public et de l'administration des douanes, la cour de Colmar statua le 14 mars 1983. Elle confirmait le jugement de première instance, sauf pour la communication des documents relatifs au financement de l'appartement à Schonach, et portait l'astreinte à 50 f par jour de retard.
L'intéressé ayant tiré argument de la Convention, la cour répondit ainsi:
"Attendu que l'article 413 bis du code des douanes, applicable à la matière des relations financières avec l'étranger en vertu de l'article 451 du même code, punit d'un emprisonnement de 10 jours à un mois et d'une amende de 400 à 2 000 f tout refus de communication de pièces, toute dissimulation de pièces dans les cas prévus notamment à l'article 65 du code précité;
Qu'aux termes de ce dernier texte, les agents des douanes peuvent exiger la communication des pièces et documents de toute nature relatifs aux opérations intéressant leur service, en général, chez toutes les personnes physiques ou morales directement ou indirectement intéressées à des opérations régulières ou irrégulières relevant de la compétence des services des douanes;
Attendu qu'en l'espèce, Funke n'encourt qu'une peine fiscale et donc une amende;
Attendu qu'il n'apparaît pas que la prérogative instituée par les textes précités au profit d'une administration d'ordre fiscal heurte la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que l'instrument du droit international invoqué a pour objet de garantir;
Que la cause du prévenu a été entendue équitablement;
Que, bien évidemment, les infractions que l'accomplissement du devoir de communication est susceptible de révéler ne se trouvent pas encore déférées devant le juge et que les objections de principe soulevées par Funke revêtent dans ces conditions un caractère prématuré;
Qu'au demeurant, si toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie, l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention ne limite pas autrement les modes de preuve que la loi du for met à la disposition de la partie poursuivante pour emporter la conviction du juge;
Qu'enfin l'obligation pour un défendeur de produire dans une instance un élément de preuve susceptible d'être utilisé contre lui par son adversaire n'est pas propre à la matière douanière ou fiscale puisqu'aussi bien l'article 11 du nouveau code de procédure civile l'édicte également;
Attendu, d'un autre côté, que si l'article 8 (art. 8) de la Convention dispose que toute personne a droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, il peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit dès lors que celle-ci est prévue par la loi et constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire notamment au bien-être économique du pays et à la défense de l'ordre ou à la prévention des infractions pénales;
Que, dans la plupart des pays signataires de la Convention, les administrations douanières et fiscales se trouvent d'ailleurs investies d'un droit d'investigation direct auprès des banques;"
iii. Devant la Cour de cassation
14. Le 21 novembre 1983, la Cour de cassation (chambre criminelle) rejeta le pourvoi qu'avait formé M. Funke. Elle écarta en ces termes le troisième et dernier moyen, qui s'appuyait notamment sur les articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) de la Convention:
"Attendu que la cour d'appel énonce que si toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité soit légalement établie, l'article 6 (art. 6) de la Convention (...) ne limite pas autrement les modes de preuve que 'la loi du for' met à la disposition de la partie poursuivante pour emporter la conviction des juges; que s'il est vrai que l'article 8 (art. 8) de la Convention dispose que toute personne a droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, il (...) peut [y] avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit dès lors que cette ingérence est prévue par la loi et constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire notamment au bien-être économique du pays et à la défense de l'ordre ou à la prévention des infractions pénales;