Cour européenne des droits de l'homme26 mars 1992
Requête n°55/1990/246/317
Beldjoudi c. France
En l'affaire Beldjoudi c. France*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
R. Pekkanen,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 octobre 1991 et 26 février 1992,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 55/1990/246/317. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 novembre 1990, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 12083/86) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, M. Mohand Beldjoudi, et son épouse, de nationalité française, Mme Martine Teychene, avaient saisi la Commission le 28 mars 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 8 (art. 8) - considéré isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+8) -, 3, 9 et 12 (art. 3, art. 9, art. 12).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leur conseil (article 30).
3. Le président a estimé le 22 novembre 1990 qu'il y avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de confier l'examen de la présente cause à la chambre constituée le 24 mai 1990 pour connaître de l'affaire Djeroud* (article 21 par. 6 du règlement). Elle comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement), les sept membres tirés au sort (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43) étant M. F. Matscher, M. J. Pinheiro Farinha, Sir Vincent Evans, M. C. Russo, M. J. De Meyer, M. N. Valticos et M. R. Pekkanen. Ultérieurement, MM. S.K. Martens et A. Spielmann, suppléants, ont remplacé Sir Vincent Evans et M. Pinheiro Farinha, qui avaient donné leur démission et dont les successeurs à la Cour étaient entrés en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3, 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
* Note du greffier: affaire n° 34/1990/225/289, rayée du rôle le 23 janvier 1991 à la suite d'un règlement amiable (série A n° 191-B).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil des requérants au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 29 avril 1991 et celui du Gouvernement le 30. Le 8 juillet, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait de vive voix.
5. Les 14 et 17 octobre respectivement, le conseil des requérants et l'agent du Gouvernement ont écrit au président au sujet de la possibilité pour M. Beldjoudi de se présenter en personne à l'audience malgré son incarcération (article 4 par. 1 a) de l'Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l'Homme).
6. Ainsi que l'avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 21 octobre 1991, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme E. Florent, conseiller de tribunal administratif détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. R. Riera, sous-directeur du contentieux, direction des libertés publiques et des affaires juridiques, ministère de l'Intérieur,
conseils;
- pour la Commission
M. H. Danelius,
délégué;
- pour les requérants
Me B. Donche, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le Gouvernement, M. Danelius pour la Commission et Me Donche pour les requérants.
M. Beldjoudi a pu assister en personne à l'audience.
7. A l'occasion de celle-ci, l'agent du Gouvernement et le représentant des requérants ont produit plusieurs pièces. Le même jour et le lendemain, le premier a aussi fourni des renseignements.
8. Le 18 novembre, l'agent a communiqué d'autres informations et remarques ainsi que quelques documents; le président l'y avait invité en séance.
Par une lettre parvenue au greffe le 6 décembre, l'avocat des requérants a formulé des observations sur les documents en question et fourni un relevé de frais et honoraires.
Le 21 février 1992, le Gouvernement a envoyé une "note en délibéré".
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. Introduction
9. Citoyen algérien et mécanicien de profession, M. Mohand Beldjoudi est né le 23 mai 1950 en France, à Courbevoie (Hauts-de-Seine). Jusqu'en octobre 1969, il vécut dans la région parisienne chez ses parents. Ces derniers sont nés respectivement en 1909 et 1926 en Algérie, pays qui formait à l'époque un département français et a accédé à l'indépendance le 3 juillet 1962 après les "accords" d'Evian du 19 mars 1962. Tout comme leurs enfants, ils sont réputés avoir perdu la nationalité française au 1er janvier 1963 (loi du 20 décembre 1966 - paragraphe 58 ci-dessous), faute d'avoir souscrit avant le 27 mars 1967 une déclaration recognitive de ladite nationalité (article 2 de l'ordonnance du 21 juillet 1962 - paragraphe 57 ci-dessous). Le père est arrivé en métropole en 1926 et a servi dans l'armée française de 1931 à 1955. Ensuite et jusqu'à sa retraite en 1970, il a occupé à Paris un poste - réservé aux ressortissants français - d'auxiliaire puis d'employé au ministère de la Santé publique et de la Population. Il est décédé à Colombes (Hauts-de-Seine) en 1986.
La mère de Mohand Beldjoudi, qui a quitté l'Algérie en 1948, et quatre des frères et soeurs de celui-ci, tous nés en France métropolitaine avant le 1er janvier 1963, possèdent chacun une carte nationale d'identité algérienne; ils demeurent en France et sont titulaires d'un certificat de résidence, valable dix ans et renouvelable. La soeur cadette a été réintégrée dans la nationalité française le 20 juillet 1988.
10. Mme Martine Teychene est née en France le 8 novembre 1951 de deux parents français. De nationalité française, elle exerce la profession de secrétaire.
11. Les requérants se marièrent le 11 avril 1970 à Colombes, après avoir cohabité quelque temps. Sans enfant, ils sont domiciliés à La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine).
12. Au fil des ans, M. Beldjoudi s'est vu infliger les condamnations ci-après à des peines privatives de liberté:
- le 27 mars 1969, huit mois d'emprisonnement pour coups et blessures volontaires (tribunal correctionnel de Paris);
- le 29 juillet 1974, six mois d'emprisonnement pour conduite d'un véhicule sans permis et détention de munitions ou d'une arme de la première ou quatrième catégorie (même tribunal);
- le 10 janvier 1976, dix-huit mois d'emprisonnement, dont quatorze avec sursis, et quatre ans de mise à l'épreuve pour vol (cour d'appel de Paris);
- le 25 novembre 1977, huit ans de réclusion criminelle pour vol qualifié (cour d'assises des Hauts-de-Seine);
- le 28 mars 1978, trois mois d'emprisonnement pour acquisition et détention de munitions ou d'une arme de la première ou quatrième catégorie (tribunal correctionnel de Nanterre);
- le 4 février 1986, dix-huit mois d'emprisonnement, dont dix avec sursis, et cinq ans de mise à l'épreuve pour coups et blessures volontaires ainsi que pour destruction de biens mobiliers (même tribunal).
13. Les périodes de privation de liberté subies par lui avant 1991, à titre provisoire ou après condamnation, sont les suivantes:
- du 20 juillet au 17 septembre 1968, soit un mois et vingt-huit jours;
- du 25 août au 8 octobre 1973, soit un mois et quatorze jours;
- du 3 avril au 21 août 1974, soit quatre mois et dix-huit jours;
- du 26 mars 1975 au 4 décembre 1981, soit six ans, huit mois et huit jours;
- du 20 octobre 1985 au 25 avril 1986, soit six mois et cinq jours.
Elles totalisent près de sept ans, dix mois et deux semaines.
14. Le 17 janvier 1991, le requérant fut placé en détention provisoire à Fleury-Mérogis (Essonne) et son épouse sous contrôle judiciaire à Ecos (Eure), un juge d'instruction près le tribunal de grande instance de Melun (Seine-et-Marne) les ayant inculpés tous deux de recel de vols aggravés.
Par un arrêt du 23 janvier 1992, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris a ordonné l'élargissement de M. Beldjoudi sous contrôle judiciaire.
B. La procédure d'expulsion
1. L'arrêté d'expulsion
15. Le 2 novembre 1979, le ministre de l'Intérieur avait pris contre M. Beldjoudi un arrêté d'expulsion, au motif que sa présence sur le territoire français était de nature à compromettre l'ordre public.
Conforme à l'avis de la Commission d'expulsion des étrangers, ledit arrêté fut notifié à l'intéressé le 14 novembre 1979 au centre de détention de Melun.
2. Les demandes de retrait
16. Par cinq fois, M. Beldjoudi pria le ministre de l'Intérieur de rapporter l'arrêté. Seule sa dernière demande, du 8 août 1984, reçut une réponse, adressée à son conseil, le 4 décembre 1989, par le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur et ainsi conçue:
"A la suite de la décision du 11 juillet 1989 rendue par la Commission européenne des Droits de l'Homme, déclarant recevable la requête de M. Beldjoudi [(paragraphe 62 ci-dessous)], vous avez à nouveau appelé mon attention sur le cas de votre client. Vous souhaitiez notamment savoir si le ministère serait disposé à envisager de régler cette affaire à l'amiable.
Un réexamen très attentif du cas de M. Beldjoudi a conduit le ministre à prendre le 31 août 1989 un arrêté d'assignation à résidence, dans le département des Hauts- de-Seine où l'intéressé a son domicile habituel.
Le titre de séjour qui lui a été délivré est assorti de l'autorisation d'exercer une activité salariée.
Cette décision de bienveillance prise en faveur de M. Beldjoudi, en raison de ses attaches familiales, pourra être maintenue, si son comportement ne s'y oppose pas.
En revanche, je vous confirme qu'il n'est pas apparu possible, compte tenu de la gravité comme de la multiplicité des faits commis par l'intéressé, d'abroger l'arrêté d'expulsion pris à l'encontre de M. Beldjoudi.
(...)"
17. La notification de l'arrêté d'assignation à résidence eut lieu en novembre 1989.
3. Le recours en annulation
a) Devant le tribunal administratif de Versailles
18. Le 27 décembre 1979, M. Beldjoudi introduisit devant le tribunal administratif de Paris un recours en annulation contre l'arrêté d'expulsion. Né en France de parents eux- mêmes français à l'époque, il devait passer pour français et donc inexpulsable; en outre, il n'avait aucune attache avec l'Algérie et se trouvait marié à une Française depuis près de dix ans.
19. Le Conseil d'Etat attribua l'affaire au tribunal administratif de Versailles, territorialement compétent.
20. Le 27 novembre 1980, celui-ci ordonna un supplément d'information: il invita le ministre de l'Intérieur à présenter ses observations sur le dernier mémoire de l'intéressé et à produire une ampliation du décret du 16 septembre 1970 refusant à celui-ci la nationalité française (paragraphe 32 ci-dessous).
21. Par un jugement avant dire droit du 14 octobre 1983, il décida de surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité judiciaire eût tranché la question de la nationalité de M. Beldjoudi (paragraphes 34-35 ci-dessous).
22. Le 8 février 1984, ce dernier refusa l'autorisation provisoire de séjour que la préfecture des Hauts-de-Seine lui avait proposée, au motif qu'en l'acceptant il se reconnaîtrait de nationalité algérienne.
23. M. Beldjoudi reprit la procédure le 20 janvier 1988 en déposant un mémoire ampliatif, sans attendre l'issue de son pourvoi en cassation (paragraphe 41 ci-dessous). Il tirait argument d'une loi du 9 septembre 1986 qui avait modifié l'article 25, deuxième alinéa, de l'ordonnance de 1945 sur laquelle reposait l'arrêté d'expulsion: ayant sa résidence habituelle en France depuis sa naissance, il ne pouvait faire l'objet d'un tel arrêté puisqu'on ne l'avait pas condamné à un emprisonnement d'au moins six mois sans sursis ou un an avec sursis, pour des crimes ou délits commis après l'entrée en vigueur de la loi en question.
24. Le 18 février, M. Beldjoudi compléta son mémoire ampliatif. Sur le terrain de l'article 8 (art. 8) de la Convention, il soutenait que la mise en oeuvre dudit arrêté porterait gravement atteinte au respect dû à sa vie privée et familiale; il rappelait à cet égard que, marié depuis 1970 à une Française, il était né en France, y avait résidé sans discontinuer et y avait reçu une culture et une éducation françaises.
25. Le 21 avril 1988, le tribunal rejeta le recours par les motifs suivants:
"Considérant que par l'arrêté en date du 2 novembre 1979, le ministre de l'Intérieur, suivant l'avis de la commission spéciale instituée par l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, a prononcé l'expulsion de M. Beldjoudi, ressortissant algérien, qui avait été condamné le 25 novembre 1977 par la juridiction pénale à une peine de huit ans de réclusion criminelle pour vol qualifié;
Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier qu'en décidant que la présence de M. Beldjoudi constituait une menace pour l'ordre public et en prononçant en conséquence son expulsion, le ministre n'ait pas examiné l'ensemble des éléments relatifs au comportement du requérant, ni qu'il se soit livré à une appréciation de ce comportement qui serait entachée d'erreur manifeste; qu'il n'est pas allégué que cette appréciation repose sur des faits matériellement inexacts;