Cour européenne des droits de l'homme7 juillet 1989
Requête n°4/1988/148/202
Tre Traktörer Aktiebolag
En l'affaire Tre Traktörer Aktiebolag*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 4/1988/148/202. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
J. Pinheiro Farinha,
R. Macdonald,
R. Bernhardt, Mme E. Palm,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 mars et 21 juin 1989,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 14 mars 1988, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 10873/84) dirigée contre le Royaume de Suède et dont une société anonyme suédoise, Tre Traktörer Aktiebolag, avait saisi la Commission le 23 janvier 1984 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration suédoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (art. 6-1, P1-1).
2. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. G. Lagergren, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 mars 1988, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. J. Cremona, Thór Vilhjálmsson, J. Pinheiro Farinha, R. Bernhardt et J.A. Carrillo Salcedo, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Par la suite, le nouveau juge élu de nationalité suédoise, Mme E. Palm, entrée en fonction avant les audiences, et M. R. Macdonald, suppléant, ont remplacé respectivement M. Lagergren, qui avait donné sa démission (article 2 par. 3 du règlement), et M. Carrillo Salcedo, qui s'était récusé (articles 22 par. 1 et 24 par. 2).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement suédois ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil de la requérante au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu le mémoire du Gouvernement le 5 septembre 1988, celui de la requérante le 14.
Par une lettre du 25 octobre 1988, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué présenterait ses observations à l'audience. Le 23 mars 1989, la Commission a fourni certains documents dont le président avait demandé la production.
5. Le 13 janvier 1989, le président a fixé au 29 mars la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. H. Corell, ambassadeur, sous-secrétaire aux Affaires juridiques et consulaires, agent,
L. Lindgren, conseiller juridique, ministère de la Santé et des Affaires sociales,
P. Boqvist, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères,
conseillers;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,
délégué;
- pour la requérante
M. G. Ravnsborg, maître de conférences en droit à l'Université de Lund,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à certaines de ses questions, M. Corell pour le Gouvernement, M. Gaukur Jörundsson pour la Commission et M. Ravnsborg pour la requérante. Les réponses du Gouvernement et de celle-ci aux questions restantes, ainsi que leurs observations sur l'application de l'article 50 (art. 50) de la Convention, sont parvenues au greffe à différentes dates entre le 10 avril et le 31 mai 1989. Pour son compte, le délégué de la Commission n'a pas formulé de telles observations.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. La requérante, Tre Traktörer Aktiebolag ("TTA"), est une société anonyme suédoise. Son siège se trouve à Helsingborg, dans le comté de Malmö, et elle a pour unique actionnaire Mme Olga Flenman.
A. Genèse de l'affaire
8. Le 30 juillet 1980, TTA assuma la gestion du restaurant "Le Cardinal", à Helsingborg, et obtint une licence l'autorisant à y servir de la bière, du vin et d'autres boissons alcoolisées.
9. "Le Cardinal" avait été ouvert le 6 mars 1980 par AB Citykällaren qui s'était vu accorder une licence le 29 février 1980. Cette société, créée en 1960 et achetée le 1er juillet 1977 par Mme Olga Flenman - qui en resta l'unique actionnaire jusqu'au 1er juin 1982 puis conserva la majorité des parts et siégea au conseil d'administration comme membre titulaire ou suppléant jusqu'au 19 décembre 1983 -, paraît avoir été vendue en 1987.
10. Le 25 septembre 1981, la licence de TTA pour "Le Cardinal" fut remplacée par une deuxième, soumise à la condition que l'entreprise demeurât un restaurant. Une troisième s'y substitua le 9 novembre 1981; elle s'accompagnait de nouvelles instructions relatives à la fourniture de boissons à la jeunesse.
1. Enquête des autorités fiscales
11. En 1981, les services fiscaux de la préfecture (Länsstyrelsen) du comté de Malmö avaient procédé à un contrôle des activités d'AB Citykällaren du 1er juillet 1979 au 30 juin 1980. Entre ces deux dates, Mme Flenman avait géré à diverses époques trois établissements distincts, dont "Le Cardinal". L'inspection, qui déboucha le 17 septembre 1981 sur un rapport d'expertise comptable, révéla différentes inexactitudes dans les livres; l'écart le plus notable, estimé à 93.000 couronnes suédoises (SEK), concernait la vente de bières, vins et spiritueux dans ce restaurant de mars à juin 1980. Le chiffre d'affaires total de la société s'élevait à 770.000 SEK pour cette période.
12. A la suite dudit rapport, le revenu imposable de Mme Flenman subit un redressement de 100.000 SEK.
Le 1er février 1988, le tribunal administratif départemental (länsrätt) ramena toutefois ce montant à la moitié environ et les services fiscaux de Helsingborg délivrèrent l'avis de réévaluation (omräkningsbesked) correspondant.
2. Les poursuites pénales contre Mme Flenman
13. Le rapport susmentionné attira aussi à Mme Flenman des poursuites pénales intentées en vertu de l'article 10 de la loi sur les délits fiscaux (skattebrottslagen): on lui reprochait d'avoir, en qualité de représentante d'AB Citykällaren, manqué délibérément, ou en raison d'une négligence grave, à ses obligations en matière de comptabilité et sérieusement entravé de la sorte le contrôle des services fiscaux (försvårande av skattekontroll). Au cours de l'audience et au vu des éléments de preuve produits, le parquet réduisit l'étendue des accusations qu'il avait initialement portées le 23 février 1983.
Le 27 mai 1983, le tribunal de district (tingsrätten) de Helsingborg acquitta Mme Flenman. Selon le jugement, rien ne prouvait que le résultat des calculs relatifs aux alcools et au tabac s'expliquât par des erreurs de comptabilité, ni que les écarts observés pour la période du 6 au 17 mars 1980, et imputables à l'absence de caisse enregistreuse, fussent délibérés ou dus à une négligence grave; quant aux autres inexactitudes alléguées, on ne pouvait les considérer, par leur nature ou leur ampleur, comme un obstacle sérieux au contrôle, au sens de l'article 10.
B. Procédure relative au retrait de la licence
1. Introduction
14. En avril 1982, TTA sollicita de la préfecture l'autorisation d'ouvrir "Le Cardinal" jusqu'à trois heures du matin au lieu d'une. La demande fut transmise le 3 mai 1982 au conseil social (socialnämnden) et à la police (polisstyrelsen) de Helsingborg, pour observations.
Le 10 juin 1982, la police exprima un avis négatif motivé par la plainte des services fiscaux contre Mme Flenman (paragraphes 11-12 ci-dessus); d'après elle, la capacité de l'intéressée à s'occuper du service de boissons alcoolisées inspirait des doutes. Le conseil social se prononça dans le même sens le 5 juillet.
Après avoir donné à TTA l'occasion de formuler ses propres observations, la préfecture décida le 29 octobre 1982 d'attendre, pour statuer sur la demande, d'avoir définitivement tranché la question de l'aptitude de la société à posséder une licence de débit de boissons alcoolisées.
2. Procédure devant la préfecture
15. Le rapport de contrôle comptable du 17 septembre 1981 (paragraphe 11 ci-dessus) avait été communiqué à la division compétente de la préfecture qui, le 4 novembre 1982, en indiqua le contenu à TTA. La préfecture précisait qu'elle songeait à révoquer ladite licence en vertu de l'article 64 par. 2 de la loi de 1977 sur le commerce des boissons (lagen om handel med drycker, "la loi de 1977", paragraphe 27 ci-dessous). Elle l'invitait à présenter ses observations avant le 15 novembre 1982.
Après que TTA l'eut fait, ses représentants déposèrent à la préfecture les livres comptables en cours d'utilisation. Ils affirmèrent que les écarts concernant la vente des boissons alcoolisées provenaient de vols.
16. Le 7 janvier 1983, la préfecture adressa un avertissement au titre de l'article 64 de la loi de 1977 (paragraphe 28 ci-dessous). Sa décision déclarait notamment:
"Vu les constatations du contrôle comptable et comme la société n'a pas bien su expliquer les inexactitudes, la préfecture estime qu'il existe des motifs de révoquer la licence en application de l'article 64 de la loi de 1977. En conséquence, elle devrait la révoquer dès à présent. Le seul argument militant contre pareille mesure est que la négligence remonte au printemps de 1980, donc à près de trois ans. Autant que l'on puisse en juger, la gestion ultérieure du restaurant n'a suscité aucune critique. Dès lors, la préfecture ne croit pas nécessaire de révoquer l'autorisation. En revanche, elle adresse un sérieux avertissement à la société, en vertu de l'article 64 de la loi de 1977."
17. Le 14 janvier 1983, la préfecture prolongea jusqu'à nouvel ordre la durée de validité de la licence accordée à TTA le 9 novembre 1981. Au verso de la licence ainsi prorogée figuraient les conditions particulières suivantes:
"REGLEMENTATION
1. La présente licence n'est pas transférable.
2. Il doit y avoir un responsable du service des boissons (...).
3. Les boissons alcoolisées ne peuvent être servies qu'en présence du responsable ou de son remplaçant (...).
4. Tout changement d'activité doit être signalé à la préfecture (...).
5. L'original ou une copie de la licence doit être affiché dans le restaurant.
6. Les activités devront s'exercer de manière à ne pas viser les jeunes, c'est-à-dire les moins de 22 ans. Le titulaire de la licence doit en tenir compte, notamment dans sa publicité.
La préfecture rappelle que l'octroi de la licence part de l'idée que l'entreprise se consacrera dans une large mesure à servir des plats cuisinés et que la société, conformément à son 'programme', n'a pas l'intention de gérer une discothèque. Il est relevé en outre que la société s'est engagée à décourager une clientèle trop jeune par le choix de la musique et en ne diffusant pas de musique enregistrée.
La préfecture fixe la fin du service à 2 h du matin."
18. Le 18 janvier 1983, le conseil social de Helsingborg attaqua cette décision devant la Direction nationale de la santé et des affaires sociales (socialstyrelsen, "la Direction") et demanda le retrait de la licence. Il se fondait sur les conclusions du rapport comptable et sur l'inobservation des conditions particulières dont s'accompagnait la licence.
Quant au second point, le conseil invoquait le compte rendu d'une inspection menée au restaurant le 13 février 1982. Il en ressortait, entre autres, que "Le Cardinal" était alors bondé, nombre de clients ne disposant pas d'un siège; que les clients avaient de 18 à 25 ans, avec une majorité de jeunes de 18 ans; et qu'au dernier étage se trouvait une discothèque ouverte toute la soirée. Or, selon lesdites conditions, il aurait dû s'agir de musique de danse jouée sur place par un orchestre et d'activités destinées aux plus de 22 ans.
Invitée le 10 février 1983 à présenter ses observations sur le recours, la requérante le fit le 22 mars.
19. Le 13 juillet 1983, la Direction annula la décision préfectorale du 7 janvier 1983 (paragraphe 16 ci-dessus). Après avoir cité le paragraphe 1, puis le paragraphe 2 (amendé en 1982), de l'article 64 de la loi de 1977 (paragraphes 27-28 ci-dessous), elle énonça les motifs suivants:
"Les prescriptions de l'article 64 par. 2 de la loi de 1977 se rattachent notamment à la condition d'aptitude requise par l'article 40 dans le chef du nouveau titulaire d'une licence. D'après la pratique existante, cette condition comprend l'exigence d'une aptitude personnelle à la vente de boissons alcoolisées, activité qui implique une grande responsabilité sociale. Dans le cas des sociétés, elle vaut pour les personnes qui exercent sur l'affaire une influence décisive.
L'inaptitude du titulaire de la licence, motif de retrait de celle-ci, peut revêtir bien des formes différentes. Le projet de loi 1981/1982: 143 (page 82) cite la mauvaise gestion, même non délictueuse, comme un exemple d'inaptitude personnelle.
Selon l'article 70 de la loi de 1977, la comptabilité d'un commerce de débit de boissons alcoolisées doit être tenue de manière à permettre un contrôle de l'affaire.
En l'espèce, la préfecture appuie sa décision sur un rapport de contrôle comptable d'où il ressort que la comptabilité d'AB Citykällaren laissait à désirer à plusieurs égards. On y relève par exemple des divergences sur les chiffres de vente des boissons. Aux yeux de la Direction, les explications fournies par la société au sujet, notamment, des vols de boissons montrent que les personnes ayant une influence décisive sur l'affaire n'ont pas témoigné de la compétence voulue en matière de comptabilité et de surveillance interne. L'article 64 de la loi de 1977 trouve dès lors à s'appliquer ici.