Cour européenne des droits de l'homme6 décembre 1988
Requête n°24/1986/122/171
Barberà, Messegué et Jabardo
En l'affaire Barberà, Messegué et Jabardo,*
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 24/1986/122/171-173. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
L. Torres Boursault, juge ad hoc,
ainsi que MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28-29 janvier, 21-22 juin et 26-27 octobre 1988,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") et le gouvernement espagnol ("le Gouvernement"), les 12 décembre 1986 et 29 janvier 1987 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouvent trois requêtes (n° 10588/83 - 10590/83) dirigées contre le Royaume d'Espagne et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Francesc-Xavier Barberà, Antonino Messegué et Ferrán Jabardo, avaient saisi la Commission le 22 juillet 1983 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration espagnole de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.A. Carrillo Salcedo, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 3 février 1987, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, B. Walsh, R. Macdonald, A. Donner et N. Valticos, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Par une lettre du 8 janvier au président, M. Carrillo Salcedo avait déclaré se récuser en application de l'article 24 par. 2 du règlement, car il avait siégé à la Commission au moment où elle statua sur la recevabilité des requêtes (11 octobre 1985). Le 10 février, le Gouvernement a notifié au greffier la nomination de M. Leopoldo Torres Boursault, avocat au Tribunal suprême, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a recueilli par l'intermédiaire du greffier l'opinion de l'agent du Gouvernement, des avocats des requérants et du délégué de la Commission au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément aux ordonnances ainsi rendues, le greffier a reçu, les 6 mai et 10 juin 1987, les mémoires respectifs des requérants et du Gouvernement. Le 17 juillet, le secrétaire de la Commission lui a fait savoir que le délégué s'exprimerait lors des audiences.
5. Le 23 septembre, la Chambre a résolu de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 50 du règlement).
6. Le lendemain, le président a fixé au 1er décembre 1987 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38). Il avait auparavant autorisé la délégation du Gouvernement à plaider en espagnol, mais il n'a pas déféré par la suite à une demande d'emploi de la langue catalane, présentée par les avocats des requérants (article 27 paras. 2 et 3).
Les 4 et 16 novembre, la Commission a déposé certains documents que le président avait chargé le greffier de se procurer auprès d'elle.
7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. José Luis Fuertes Suárez, conseiller juridique au ministère de la Justice,
agent,
Manuel Peris Gómez, vice-président du Conseil général de la Magistrature,
Cándido Conde-Pumpido Ferreiro, procureur général adjoint près le Tribunal suprême,
conseils;
- pour la Commission
M. J.A. Frowein,
délégué;
- pour le requérant
Mes C. Etelin,
A. Gil Matamala,
I. Doñate Sanglas,
S. Miguel Roé,
conseils,
G. de Celis Bernat,
I. Fortuny Ribas,
assistants.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, MM. Peris Gómez et Conde-Pumpido Ferreiro pour le Gouvernement, M. Frowein pour la Commission, Mes Etelin et Gil Matamala pour les requérants.
EN FAIT
8. Les trois requérants sont des ressortissants espagnols nés respectivement en 1951, 1947 et 1955. MM. Francesc-Xavier Barberà Chamarro et Antonino Messegué Mas purgent une peine de réclusion criminelle, le premier à la prison n° 2 de Lérida (Lleida-2), le second à celle de Barcelone, tout en bénéficiant du régime ouvert. M. Ferrán Jabardo García réside actuellement à Gironella, dans la province de Barcelone.
I. Les circonstances de l'espèce
A. Origine des poursuites menées contre les requérants
1. Attentat commis contre M. Bultó
9. Le 9 mai 1977 vers 15 h, M. José María Bultó Marqués, homme d'affaires catalan âgé de 77 ans, se trouvait chez son beau-frère à Barcelone en compagnie de celui-ci et de sa propre soeur, Mme Pilar Bultó Marqués, lorsque deux hommes entrèrent dans l'appartement. Se présentant comme des employés de la compagnie du gaz, ils immobilisèrent la domestique, permettant ainsi l'entrée d'autres individus.
Sous la menace des armes, ces derniers enfermèrent M. Bultó dans une pièce et fixèrent sur sa poitrine un engin explosif. Ils exigèrent de lui une rançon de cinq cents millions de pesetas, à régler dans les vingt-cinq jours, lui donnèrent des instructions pour la verser et précisèrent qu'après le paiement on lui indiquerait comment enlever l'appareil sans aucun risque. Les assaillants quittèrent ensuite les lieux et s'éloignèrent à bord de voitures qui les attendaient.
10. M. Bultó regagna son domicile dans sa voiture. Peu avant 17 h, l'explosion dudit engin provoqua sa mort instantanée.
2. Poursuites pénales ouvertes après l'attentat
11. Le jour même, le juge d'instruction n° 13 de Barcelone engagea des poursuites (diligencias previas - n° 1373/77) relatives à ces faits. Le 11 mai, il versa au dossier d'instruction (sumario) n° 61/1977 les pièces de la procédure, mais il se dessaisit ultérieurement car il estimait qu'il s'agissait d'un acte terroriste relevant de la compétence de l'Audiencia Nacional de Madrid (paragraphe 45 ci-dessous). L'affaire fut donc transmise au juge d'instruction n° 1 de celle-ci (juez central de instrucción), qui ouvrit le dossier n° 46/1977.
12. L'enquête de police aboutit à l'arrestation, le 1er juillet 1977, de quatre membres de l'organisation E.PO.CA. (Armée populaire catalane), parmi lesquels ne figurait aucun des requérants; des témoins avaient reconnu l'un d'entre eux. Le 29 juillet ils furent inculpés d'assassinat, d'acte de terrorisme ayant causé mort d'homme et de détention d'explosifs.
Cependant, le 10 novembre 1977, l'Audiencia Nacional décida de leur appliquer la loi d'amnistie n° 46 du 15 octobre 1977, en raison du caractère politique du mobile auquel ils avaient obéi. Ils recouvrèrent aussitôt leur liberté.
13. Sur pourvoi du ministère public, le Tribunal suprême cassa cette décision le 28 février 1978, jugeant non établis à ce stade de la procédure l'existence de pareil mobile et le caractère non lucratif du délit. Son arrêt entraîna la réouverture du dossier d'instruction n° 46/1977. Toutefois, les quatre inculpés n'ayant pas comparu, le juge ordonna leur recherche par la police; en juillet 1978, il classa provisoirement l'affaire.
3. Arrestation de M. Martínez Vendrell et poursuites intentées contre lui
14. Dans le cadre de l'enquête concernant le meurtre de M. Bultó, la police arrêta, le 4 mars 1979, M. Jaime Martínez Vendrell, âgé de 63 ans, et quatre autres personnes. Ils furent placés en garde à vue et mis au secret total, conformément à la législation antiterroriste en vigueur (paragraphe 46 ci-dessous).
Interrogé sans l'assistance d'un avocat pendant sa garde à vue dans les locaux de la police, M. Martínez Vendrell déclara en substance ce qui suit le 11 mars 1979:
- Jusqu'en 1974, il avait appartenu en tant que membre dirigeant à une organisation nationaliste catalane, le "Front Nacional de Catalunya", et avait concouru dès 1967 à la création et à l'entraînement de groupes armés, dans le but de combattre pour l'indépendance des pays catalans.
- En 1968 il avait rencontré trois jeunes gens, dont un nommé "Thomas" qu'il identifia comme le requérant Messegué, et à la fin de 1969 avait commencé leur formation militaire théorique et pratique. En 1973, il avait créé un autre groupe de jeunes parmi lesquels il repéra le requérant Barberà.
- Ultérieurement, plusieurs personnes, dont "Thomas", avaient acheté des armes en Allemagne; elles les avaient introduites en Espagne à travers la France et cachées dans des dépôts connus d'elles seules.
- En 1976 s'étaient constitués trois groupes, dont un commandé par "Thomas". Abandonnant toute activité extérieure, leurs membres recevaient un salaire de l'organisation. Une infrastructure d'appartements et de postes émetteurs de radio avait été aménagée par la suite afin d'assurer les contacts entre eux.
- En février 1977, on avait signalé à M. Martínez Vendrell la fabrication d'un appareil explosif pouvant être placé sur le corps d'une personne, puis désamorcé après le paiement de la rançon convenue. Cet engin pouvait avoir été conçu par "Thomas" (Messegué) et un autre militant pour la partie mécanique, par M. Barberà et un autre individu pour la partie électronique. Plus tard, "Thomas" et un tiers avaient montré ledit appareil à M. Martínez Vendrell.
- En avril 1977, ils lui avaient révélé le nom de la première victime choisie: M. José María Bultó.
- Deux jours après l'attentat, il avait rencontré les chefs des commandos. Il aurait su ainsi que onze personnes avaient participé à l'opération et que MM. Barberà et Messegué avaient fixé l'engin sur la poitrine de l'intéressé.
15. Traduit devant le juge d'instruction n° 6 de Barcelone, en présence et avec l'assistance d'un avocat, M. Martínez Vendrell modifia ses déclarations. En particulier, il précisa que la bombe "avait pu" être conçue par les personnes indiquées, mais qu'il ignorait le nom des auteurs de l'attentat contre M. Bultó.
16. Ces pièces furent transmises au juge d'instruction central n° 1 de Madrid qui rouvrit le dossier n° 46/1977 le 15 mars 1979. Le lendemain, il inculpa M. Martínez Vendrell d'assassinat et de détention d'armes et d'explosifs, et ordonna sa mise en détention provisoire.
Par une autre décision du même jour, il inculpa six autres personnes, dont MM. Barberà et Messegué, d'assassinat, destruction volontaire d'objets et usage de faux documents, et lança contre eux un mandat d'amener. Comme on ne réussit pas à les retrouver, la procédure continua seulement contre leurs coïnculpés détenus.
17. Au cours de l'instruction, puis à l'audience, M. Martínez Vendrell revint sur sa déclaration au juge d'instruction en ce qui concerne l'identification de MM. Barberà et Messegué.
Le 17 juin 1980, la 1ère section de la chambre criminelle de l'Audiencia Nacional lui infligea un an et trois mois d'emprisonnement pour collaboration avec des bandes armées. Elle écarta en revanche les chefs d'accusation primitifs; elle releva notamment qu'il avait marqué son désaccord au moment où il apprit, à la fin d'avril 1977, le projet visant M. Bultó, que les préparatifs s'étaient déroulés à son insu et qu'il n'avait connu que par la presse la mort de la victime. L'Audiencia Nacional prescrivit en outre son élargissement immédiat car la peine se trouvait absorbée par la détention provisoire.
18. Sur pourvoi du fils de M. Bultó, "accusateur privé" en même temps que partie civile, le Tribunal suprême cassa l'arrêt de l'Audiencia Nacional le 10 avril 1981. Le même jour, il condamna M. Martínez Vendrell à douze ans et un jour d'emprisonnement pour complicité d'assassinat, ainsi qu'à une indemnité de cinq millions de pesetas à verser aux héritiers. Il estima que le rôle joué par l'intéressé auprès des auteurs du crime avait revêtu assez d'importance pour s'analyser en complicité et dépassait de loin la simple collaboration avec des bandes armées: sans doute l'accusé avait-il manifesté son opposition à l'attentat, mais il n'avait rien fait pour empêcher celui-ci.
En conséquence, un mandat d'arrêt fut décerné - le 24 avril 1981 selon les requérants - contre M. Martínez Vendrell. Celui-ci a échappé jusqu'à présent aux recherches de la police et n'a donc pas encore purgé sa peine.
B. Arrestation des requérants et poursuites intentées contre eux
19. Les trois requérants furent appréhendés, avec d'autres personnes, le 14 octobre 1980 et accusés d'appartenir à l'organisation terroriste E.PO.CA. On trouva chez eux des appareils émetteurs-récepteurs, des outils divers et du matériel électronique, des publications de partis nationalistes de gauche, des dossiers sur des personnalités de la vie politique et économique, des livres de topographie, d'électronique et de chimie des explosifs, etc.
On leur appliqua l'article 2 de la loi n° 56, du 4 décembre 1978 sur la répression du terrorisme, prorogée par le décret-loi royal n° 19 du 23 novembre 1979 (paragraphe 46 ci-dessus). Ce texte permettait de prolonger la garde à vue au-delà du délai normal de soixante-douze heures avec l'autorisation du juge. De plus, les requérants furent mis au secret total et ne bénéficièrent pas de l'assistance d'un avocat.