Jurisprudence : CEDH, 25-09-1992, Req. 62/1991/314/385, Croissant c. Allemagne

CEDH, 25-09-1992, Req. 62/1991/314/385, Croissant c. Allemagne

A6435AWA

Référence

CEDH, 25-09-1992, Req. 62/1991/314/385, Croissant c. Allemagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1027993-cedh-25091992-req-621991314385-croissant-c-allemagne
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Cour européenne des droits de l'homme

25 septembre 1992

Requête n°62/1991/314/385

Croissant c. Allemagne



En l'affaire Croissant c. Allemagne*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
B. Walsh,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 mars et 28 août 1992,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:


Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 62/1991/314/385. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 19 avril 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13611/88) dirigée contre l'Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Klaus Croissant, avait saisi la Commission le 3 décembre 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration allemande reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1 et 3 c) (art. 6-1, art. 6-3-c).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30). Le président a consenti à l'emploi de la langue allemande par ce dernier (article 27 par. 3).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. R. Bernhardt, juge élu de nationalité allemande (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 avril 1991, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, J. Pinheiro Farinha, B. Walsh, R. Macdonald, J. De Meyer, S.K. Martens et F. Bigi, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, MM. F. Matscher et J.M. Morenilla, suppléants, ont remplacé M. Pinheiro Farinha, qui avait donné sa démission et dont le successeur était entré en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement), et M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement allemand ("le Gouvernement"), la déléguée de la Commission et le conseil du requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu, les 13 et 16 septembre 1991, les mémoires respectifs du requérant et du Gouvernement. Le 11 octobre 1991, le secrétaire de la Commission l'a informé que la déléguée s'exprimerait à l'audience. Le 16 mars 1992, il a déposé plusieurs documents.

Le 28 février 1992, la chambre avait rejeté, après avoir recueilli les observations de l'agent du Gouvernement et de la déléguée de la Commission, une demande du requérant tendant à l'audition de témoins.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président - qui avait autorisé les représentants du Gouvernement à plaider eux aussi en allemand (article 27 par. 2) -, les débats se sont déroulés en public le 23 mars 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La chambre avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. J. Meyer-Ladewig, Ministerialdirigent, ministère fédéral de la Justice,
agent, U. Heissler, président du tribunal régional de Stuttgart, G. Uhink, administrateur principal,
conseils;

- pour la Commission

Mme G.H. Thune,
déléguée;

- pour le requérant

Me K. Eschen, avocat,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Meyer-Ladewig pour le Gouvernement, Mme Thune pour la Commission et Me Eschen pour le requérant. Le Gouvernement et l'intéressé ont produit plusieurs pièces.

EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

6. Citoyen allemand, M. Klaus Croissant exerce à Berlin la profession d'avocat. A l'époque considérée, des poursuites pénales liées à ses activités de conseil de certains membres de la "Fraction Armée Rouge" (RAF) se trouvaient pendantes contre lui devant le tribunal régional (Landgericht) de Stuttgart.

A. La nomination d'avocats commis d'office

7. Défendu au début par deux avocats de son choix, Mes Baier et Kempf, exerçant à Mannheim et à Francfort respectivement, il obtint par la suite, le 2 août 1976, qu'on les lui commît d'office. Il avait en outre constitué trois autres avocats, dont deux Français; ils n'eurent pas à s'occuper des poursuites pénales dont il s'agit.

8. Le 11 janvier 1978, le président du tribunal régional, sur les réquisitions du ministère public, désigna un troisième avocat d'office, Me Hauser, ayant son cabinet à Stuttgart.

9. M. Croissant souleva des objections contre la nomination d'un troisième avocat en elle-même et contre le choix de ce dernier, auquel il reprochait entre autres sa qualité de membre du parti social-démocrate (S.P.D.), aux idées fondamentalement opposées aux siennes. Il réclamait soit l'annulation pure et simple de la décision ainsi prise, soit le remplacement de Me Hauser par Me Künzel, dont l'étude était sise elle aussi à Stuttgart.

Me Hauser demanda de son côté à être déchargé du dossier.

Le tribunal les débouta tous deux le 1er mars 1978.

Sur le premier point, il estima que la commission d'un troisième avocat s'imposait pour garantir un déroulement du procès conforme aux principes du code de procédure pénale et, en toute occurrence, pour assurer à l'inculpé une défense adéquate tout au long de la procédure, eu égard à la durée possible de celle-ci, ainsi qu'à la complexité et à la difficulté de l'affaire.

Sur le second, il reconnut qu'un juge ayant à nommer un avocat d'office devait, en principe, s'efforcer d'opter pour une personne jouissant de la confiance de l'accusé. Cette règle s'appliquait aux cas où, l'intéressé n'ayant pas de conseil, le tribunal devait lui en commettre un. Or, à sa demande, M. Croissant s'était déjà vu doter de deux avocats auxquels il faisait entièrement crédit. Néanmoins, pour choisir le troisième le président ne s'était pas borné à rechercher lequel offrirait les meilleures garanties d'une défense adéquate et efficace compte tenu de l'objet du procès, de la complexité des questions de fait et de droit en jeu et de la personnalité de l'accusé: il avait, de plus, essayé d'en désigner un en qui M. Croissant pût placer sa confiance.

A la lumière de l'ensemble des circonstances pertinentes pour apprécier l'aptitude de Me Hauser à défendre M. Croissant, le tribunal considéra que les liens du premier avec la S.P.D. ne justifiaient pas le retrait de sa désignation: dans la mesure où l'accusé pouvait souhaiter que ses défenseurs se livrassent à une critique sévère de la politique de ce parti, les autres avocats d'office fournissaient toutes les garanties voulues. De son côté, Me Hauser s'était dit en mesure de comparaître pour l'accusé, en dépit de leurs divergences politiques.

Enfin, Me Künzel défendait l'un des anciens employés de M. Croissant dans une autre instance et l'on ne pouvait exclure un conflit d'intérêts.

10. La cour d'appel (Oberlandesgericht) de Stuttgart confirma cette décision le 6 mars 1978. Elle rappela que d'après la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), la désignation d'un avocat d'office ne devait être révoquée que si le but poursuivi - une défense adéquate de l'accusé et la bonne marche de la procédure - se trouvait gravement menacé. Par des motifs analogues à ceux du tribunal régional, elle estima non établi par M. Croissant que cette condition fût remplie dans le cas de la nomination de Me Hauser.

Quant à la commission d'un troisième avocat d'office, elle ne prêtait pas à critique. Le choix d'un avocat supplémentaire exerçant dans le ressort du tribunal régional se justifiait objectivement par l'impossibilité de prévoir la durée exacte de la procédure, ainsi que par l'ampleur et la complexité de la cause.

La cour jugea également non fondée la demande de Me Hauser: ni lui ni M. Croissant n'affirmaient, et rien ne démontrait, qu'il existât entre eux des rapports assez tendus, ou un dissentiment assez marqué, pour empêcher une bonne défense.

11. Par la suite, M. Croissant s'efforça de s'assurer l'assistance de Me Künzel en le choisissant pour conseil, mais en vain: aux termes de l'article 137 par. 1 du code de procédure pénale, un accusé ne peut disposer de plus de trois avocats (paragraphe 20 ci-dessous); or il en avait déjà personnellement constitué trois (paragraphe 7 ci-dessus).

Lors du procès, qui dura soixante-treize jours, il fut défendu par les trois avocats commis d'office.

B. La condamnation aux frais et ses conséquences

12. Le 16 février 1979, le tribunal régional de Stuttgart condamna le requérant, pour soutien à une association de malfaiteurs, à deux ans et six mois d'emprisonnement, avec interdiction d'exercer sa profession quatre ans durant, ainsi qu'au paiement des frais et dépens, y compris ceux nécessairement exposés par lui.

La Cour fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) rejeta le pourvoi de M. Croissant le 14 novembre 1979.

13. Le 27 décembre 1979, le bureau de perception judiciaire (Gerichtskasse) du tribunal régional fixa les frais et dépens à 239 439 DM 30, dont 209 683 DM 20 pour frais et honoraires des trois avocats commis d'office. Par un décompte (Kostenrechnung) additionnel du 15 avril 1981, il les porta en définitive à 253 246 DM 16, dont 218 863 DM 17 pour lesdits frais et honoraires, la part de Me Hauser s'élevant à 63 012 DM 79.

14. Le requérant attaqua ce calcul, le jugeant incompatible avec l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) de la Convention. Selon lui, l'aide judiciaire gratuite lui avait été accordée une fois pour toutes, de sorte qu'il n'avait pas l'obligation de rémunérer les avocats commis d'office et notamment Me Hauser, qu'on lui avait imposé.

Le 20 novembre 1986, le tribunal régional repoussa l'objection en se référant à l'opinion dominante de la jurisprudence et de la doctrine allemandes en la matière; la Commission y avait souscrit dans une décision du 6 mai 1982 (requête n° 9365/81, Décisions et rapports 28, p. 232).

15. M. Croissant saisit la cour d'appel de Stuttgart d'un recours (Beschwerde) fondé sur les mêmes arguments, qu'il trouvait particulièrement pertinents pour Me Hauser, désigné contre son gré.

Le 30 avril 1987, la cour d'appel lui donna raison sur deux points mineurs (113 DM 70 au total), mais non quant à la question principale. Elle estima que la nomination d'un troisième avocat d'office avait répondu à un besoin impérieux - garantir une défense adéquate - en raison de l'importance et de la complexité de l'affaire, ainsi que de la durée prévisible des poursuites. Si en y procédant le tribunal avait voulu en outre assurer la progression normale de l'instance, on ne pouvait le lui reprocher car il s'agissait là aussi d'un intérêt légitime méritant d'être pris en compte. Quant aux arguments que le requérant tirait de l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) de la Convention, la cour adopta les motifs du tribunal régional. Elle ajouta que pour déterminer si un tribunal devait ou non commettre un avocat d'office, il ne fallait prêter aucune attention aux moyens financiers de l'accusé. La question de savoir si un condamné est en mesure de payer ne se posait qu'après la fin de la procédure pénale.

16. Le 23 juin 1987, la Cour constitutionnelle fédérale, statuant en comité de trois magistrats, rejeta le recours (Verfassungsbeschwerde) de M. Croissant parce que dénué de chances de succès. S'appuyant sur la jurisprudence de la Commission, elle considéra que l'article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) n'impliquait pas la gratuité définitive de la défense d'office. Selon elle, l'obligation, pour un condamné, de couvrir les frais et dépens découlait du fait d'avoir lui-même occasionné par son comportement l'ouverture de poursuites. Sans doute le principe de l'"Etat social" (Sozialstaatsprinzip) et le droit à un procès équitable garantissaient-ils à un inculpé indigent le bénéfice, au besoin, de l'assistance d'un défenseur, mais ils n'exigeaient pas de le dispenser une fois pour toutes de régler les frais encourus. La législation relative aux frais et dépens offrait d'autres possibilités (facilités de paiement, sursis à exécution) de tenir compte d'une manière effective des problèmes financiers du condamné. Enfin, la conclusion de la cour d'appel quant à la nécessité de nommer Me Hauser comme troisième avocat (paragraphe 15 ci-dessus) était cohérente et, en tout cas, n'avait rien d'arbitraire.

17. Le requérant avait sollicité dès 1985 un délai de paiement (Stundung), mais il se le vit refuser par le président du tribunal cantonal (Amtsgericht) de Stuttgart le 8 février 1988. Après l'échec d'un premier recours (Beschwerde), son recours ultérieur (weitere Beschwerde) aboutit: le 18 août 1989, la cour d'appel de Stuttgart cassa les décisions antérieures, avec renvoi au tribunal cantonal. D'après elle, l'octroi de pareil délai tendait pour l'essentiel à faciliter la réhabilitation d'un débiteur ayant déjà purgé sa peine. Partant, il fallait prendre en considération la thèse du condamné selon laquelle une réponse négative l'obligerait à prêter un serment déclaratif d'insolvabilité (Offenbarungseid) et contrecarrerait ses efforts pour recommencer à exercer sa profession d'avocat. On ne devait pas non plus oublier que le requérant acceptait l'inspection de ses documents et livres comptables par un membre du barreau de Berlin, aux fins d'une évaluation de ses revenus, ni que le ministère fédéral de la Justice proposait de l'inviter à faire une déclaration confidentielle sous la foi du serment devant notaire, à la place d'un serment déclaratif d'insolvabilité. Même si accorder un délai signifiait en réalité qu'une grande partie de la dette resterait à jamais impayée, cela ne justifiait pas un refus; de toute manière, le montant global n'était probablement pas recouvrable. Il y avait donc lieu de réexaminer la question et de rechercher si l'on pouvait autoriser des versements échelonnés et modérés.

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