Jurisprudence : CEDH, 26-04-1991, Req. 21/1990/212/274, Ezelin

CEDH, 26-04-1991, Req. 21/1990/212/274, Ezelin

A6371AWU

Référence

CEDH, 26-04-1991, Req. 21/1990/212/274, Ezelin. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1027929-cedh-26041991-req-211990212274-ezelin
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Cour européenne des droits de l'homme

26 avril 1991

Requête n°21/1990/212/274

Ezelin



En l'affaire Ezelin*

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement***, en une chambre composée des juges dont le nom 1suit :

MM. R. Ryssdal, président, J. Cremona, F. Gölcüklü, F. Matscher, L.-E. Pettiti, B. Walsh, A. Spielmann, J. De Meyer, R. Pekkanen,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 novembre 1990 et 18 mars 1991,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 21/1990/212/274. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.

*** Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s'appliquent en l'espèce.

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 6 avril 1990, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 11800/85) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Roland Ezelin, avait saisi la Commission le 16 octobre 1985 en vertu de l'article 25 (art. 25).

2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 10 et 11 (art. 10, art. 11) de la Convention.

3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 § 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

4. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 3 mai 1990, celui-ci en a désigné par tirage au sort les sept autres membres, à savoir M. J. Cremona, M. F. Matscher, M. B. Walsh, M. A. Spielmann, M. J. De Meyer, Mme E. Palm et M. R. Pekkanen, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement M. F. Gölcüklü, suppléant, a remplacé Mme Palm, empêchée (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).

5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le représentant du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue le 21 mai 1990, le greffier a reçu le 27 juillet les prétentions du requérant au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention et le mémoire du Gouvernement le 16 août. Par une lettre du 21 septembre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.

6. Le 6 juillet 1990, le président avait fixé au 20 novembre la date de celle-ci après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38).

7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

- pour le Gouvernement

M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques, ministère des Affaires étrangères, agent, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques, ministère des Affaires étrangères, MM. G. Soury, magistrat détaché à la direction des affaires civiles et du Sceau, ministère de la Justice, F. Vervel, chef du bureau Atlantique, ministère des Départements et Territoires d'Outre-Mer, conseils ;

- pour la Commission

M. A. Weitzel,
délégué ;

- pour le requérant

Me C. Waquet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Puissochet pour le Gouvernement, M. Weitzel pour la Commission et Me Waquet pour le requérant.

8. Le 15 février 1991, ce dernier a produit des justificatifs à l'appui de sa demande de remboursement de frais et dépens. Ni le Gouvernement ni le délégué de la Commission n'ont présenté d'observations.

EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

9. Ressortissant français résidant à Basse-Terre (Guadeloupe), Me Roland Ezelin exerce la profession d'avocat.

A. La genèse de l'affaire

10. Certains mouvements indépendantistes et syndicats de Guadeloupe organisèrent à Basse-Terre, le 12 février 1983, une manifestation publique destinée à protester contre deux décisions judiciaires condamnant trois militants à des peines d'emprisonnement et d'amende pour dégradation de bâtiments publics. Le requérant, alors vice-président du Syndicat des avocats de la Guadeloupe, y participa en portant une pancarte.

11. Le commissaire principal de Basse-Terre dressa le jour même un procès-verbal et l'envoya au procureur de la République de cette ville. Accompagné de onze annexes, ce document relate :

"Nous trouvant au service,

Sommes informés par message radio que la manifestation organisée à ce jour par les divers mouvements indépendantistes dès 9 heures au Champ d'Arbaud à Basse-Terre et dont nous suivons l'évolution, a pris la forme d'un défilé en ville, que les manifestants se sont mis en marche à 10 h 30 et qu'ils parcourent les rues de la ville en scandant des slogans hostiles à la police et à la justice et qu'au cours du défilé des inscriptions à la peinture ont été portées sur divers bâtiments et notamment l'Institut d'émission d'Outre-mer, dit 'Caisse centrale' ;

Que le groupe qui est parti du Champ d'Arbaud, composé de 450 à 500 personnes, a fusionné, à hauteur de la rue Schoelcher, avec un autre groupe de 500 personnes, formant ainsi un groupe compact de mille personnes environ, dont les leaders marchent en tête et donnent les mots d'ordre [,] des slogans à scander par haut-parleurs, et que parmi ces leaders ont été reconnus les personnages suivants :

- Roland Thesauros (Université Antilles-Guyane),

- Luc Reinette, leader du M.P.G.I. (Mouvement populaire pour une Guadeloupe indépendante), ancien membre du G.L.A. sorti de prison après le 10 mai 1981,

- Max Safrano, chef présumé de l'A.L.N. (Armée de libération nationale), inculpé, et élargi la veille de la prison de Basse-Terre,

- Fernand Curier [,] du Syndicat U.T.S./U.G.T.G. [,] récemment condamné (le 1er février 1983) par la cour d'appel de Basse-Terre à 15 jours d'emprisonnement et 10 000 francs d'amende,

- la soeur de Joseph Samson, condamné le 7 février 1983 par le tribunal correctionnel de Basse-Terre à la même peine,

- Rosan Mounien, autre syndicaliste de l'U.T.A./U.G.T.G.,

- Marc-Antoine, condamné le 7 septembre 1983 par la cour d'appel de Basse-Terre en même temps qu'Alexander, ... et d'autres, connus comme des extrémistes particulièrement exaltés et déterminés, dont un nommé Rupaire, etc... et que le cortège ainsi constitué se trouve présentement au cours Nolivos, qu'il s'engage rue de la République, et qu'il va arriver devant le commissariat.

A cet instant, disons rendre compte des faits par radio à M. le directeur départemental des polices urbaines (indicatif 'Polaire') lequel se trouve au palais de justice avec deux pelotons de gendarmes mobiles que nous avons convenu de déployer en bas du boulevard Félix-Eboué de façon à interdire l'accès au palais de justice pour prévenir toute exaction contre ce bâtiment et le palais du conseil général.

A onze heures dix minutes, les manifestants arrivent devant le commissariat de police et se massent devant le poste.

Pendant que je prenais les dispositions nécessaires pour [parer à] l'attaque éventuelle des locaux, les manifestants prenaient position devant le poste où devaient avoir lieu deux prises de paroles par des meneurs étrangers à la circonscription et inconnus des policiers présents. Les propos, tenus en créole, tendaient à exhorter les policiers à se démobiliser et à rejoindre leurs rangs. Puis, s'ensuivait une violente mise à l'index du gardien Beaugendre, accusé de trahison, après quoi, la foule des manifestants devait scander durant un quart d'heure : "BEAUGENDRE-MAKO ! UN JOU OU KE PAYE" (un jour tu vas payer) sur l'air des lampions.

Parmi les manifestants, étaient identifiés les personnages suivants : Roland Thesauros, Luc Reinette, Max Safrano, Fernand Curier, Rosan Mounien, Rupaire, Marc-Antoine, la famille de Samson (P.V. n° 1) ainsi que le docteur Corentin (P.V. n° 7) et Me Ezelin, avocat à la Cour, ces deux dernières personnes déployant une banderole comportant l'inscription "AVOCATS-MEDECINS" (P.V. n° 7). Cependant, la plus grande partie des manifestants, parmi lesquels se trouvaient les plus excités et les plus agressifs, étaient des personnes étrangères à Basse-Terre, la plupart originaires de la Grande-Terre semble-t-il, et par conséquent inconnues des fonctionnaires de police;

Les manifestants quittaient le commissariat vers 11 h 30 en direction du palais de justice et du conseil général. Tenu constamment informé des faits, mon directeur me faisait alors savoir qu'il renonçait à disposer un barrage fixe au bas du boulevard Eboué, comme nous l'avions décidé, et qui aurait été destiné à empêcher les manifestants d'approcher les deux points névralgiques du palais de justice et du conseil général, en raison de la trop forte supériorité numérique de ces derniers.

Le cortège empruntait alors le boulevard Félix-Eboué qu'il devait remonter jusqu'au Champ d'Arbaud où devait s'opérer la dispersion, après avoir marqué deux arrêts prolongés, ponctués de prises de paroles et de slogans repris par la foule, d'abord devant le palais de justice pour insulter les magistrats, puis à hauteur de la prison pour manifester leur solidarité aux militants emprisonnés. Après le passage des manifestants, on devait constater qu'ils avaient mis à profit ces arrêts pour maculer les murs des bâtiments administratifs d'inscriptions outrageantes et injurieuses tracées à la peinture verte, rouge et noire.

L'enquête immédiatement entreprise n'a pas permis d'identifier les auteurs de ces dégradations. Selon les renseignements recueillis, la plupart des inscriptions ont été tracées par des jeunes filles étrangères à Basse-Terre, sans doute pour éviter au maximum d'être reconnues. L'une d'elles serait enseignante à Pointe-à-Pitre mais ce fait n'a pu être établi formellement. Les Renseignements généraux ont confirmé que les auteurs de ces inscriptions faisaient partie des manifestants arrivés par autocar de Pointe-à-Pitre. Ils ne connaissent pas leurs identités.

En conséquence, je vous transmets, en l'état, la présente procédure.

Cependant, cette affaire retient toute l'attention de mes services.

Tout fait nouveau, tout renseignement permettant l'identification des auteurs des faits, serait immédiatement exploité, et je ne manquerais pas de vous en tenir informé."

B. La procédure d'instruction

12. Une information contre X fut ouverte le 21 février 1983 pour dégradation de bâtiments publics et outrages à magistrats.

13. Le 24, le procureur général près la cour d'appel de Basse-Terre écrivit en ces termes au bâtonnier de l'Ordre des avocats de la Guadeloupe :

"J'ai l'honneur de vous transmettre sous ce pli la photocopie d'un rapport de police en date du 21 février 1983 duquel il résulte que Me Ezelin, avocat au barreau départemental de la Guadeloupe, aurait participé, dans des conditions de nature à mettre en jeu sa responsabilité au regard de l'article 226 du code pénal," - paragraphe 23 ci-dessous - "à une manifestation publique dirigée contre l'institution judiciaire.

Je vous prie de bien vouloir m'adresser votre avis sur cette affaire, après avoir recueilli les explications de votre confrère."

14. Par une lettre du 14 mars 1983, le bâtonnier indiqua au procureur général le résultat de ses investigations :

" - (...) Me R. Ezelin [n'avait pas porté] une banderole avec un tiers mais [porté] seul une pancarte avec l'intitulé suivant 'Syndicat des avocats de la Guadeloupe contre la loi sécurité et liberté' ;

- il ne p[ouvait] lui être imputé aucun acte, aucun geste, aucun propos outrageant à l'encontre des magistrats.

Sa participation à une manifestation [s'était] donc limitée à une protestation contre l'usage de la loi 'sécurité et liberté'.

(...)."

Et de conclure :

"Dans ces conditions, compte tenu :

- des faits : dans l'hypothèse la plus défavorable pour Me R. Ezelin, la prise en compte du rapport de M. le commissaire principal (...) ne lui impute aucun geste, aucun acte, aucun propos outrageant ;

- des dispositions de l'article 226 du code pénal, il ne m'apparaît pas que puisse être retenue la responsabilité de mon confrère R. Ezelin [,] exerçant son libre droit de réunion à une manifestation non interdite, et portant une pancarte avec l'inscription 'Syndicat des avocats de la Guadeloupe contre la loi sécurité et liberté'.

(...)."

15. Convoqué le 25 avril 1983, après une remise, par le juge d'instruction pour déposer en tant que témoin, le requérant déclara n'avoir rien à dire sur l'affaire.

16. Le 19 mai 1983, l'instruction déboucha sur une ordonnance de non-lieu, au motif qu'aucun élément n'avait été recueilli permettant d'identifier les auteurs des inscriptions, ni ceux des propos outrageants ou menaçants tenus au cours de la manifestation.

C. Les poursuites disciplinaires contre le requérant

1. La décision du conseil de l'Ordre des avocats

17. Le 1er juin 1983, le procureur général adressa au bâtonnier une plainte dirigée contre le requérant et ainsi conçue :

"J'ai l'honneur, pour faire suite à ma lettre du 24 février 1983 et à notre entretien du 31 mai dernier, de vous saisir, conformément à l'article 113 du décret du 9 juin 1972," - paragraphe 25 ci-dessous - "du comportement de Me Ezelin, avocat inscrit au tableau des avocats de l'Ordre de la Guadeloupe.

Je vous avais transmis dans ma précédente correspondance la photocopie d'un rapport de police en date du 21 février 1983 qui relatait la participation de Me Ezelin à une manifestation organisée le 12 février 1983 à Basse-Terre.

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