Cour européenne des droits de l'homme18 février 1991
Requête n°26/1989/186/246
Moustaquim
En l'affaire Moustaquim*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement***, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. R. Ryssdal, président, Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Matscher, Sir Vincent Evans, MM. R. Bernhardt, J. De Meyer, N. Valticos, Mme E. Palm, M. I. Foighel,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 septembre 1990 et 25 janvier 1991,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
Notes du greffier :
* L'affaire porte le n° 26/1989/186/246. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
*** Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s'appliquent en l'espèce.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 14 décembre 1989, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 12313/86) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant marocain, M. Abderrahman Moustaquim, avait saisi la Commission le 13 mai 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 8 (art. 8) - considéré isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+8) -, 3 et 7 (art. 3, art. 7).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 27 janvier 1990, celui-ci en a désigné par tirage au sort les sept autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Matscher, Sir Vincent Evans, M. R. Bernhardt, M. N. Valticos, M. I. Foighel et M. R. Pekkanen, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, Mme E. Palm, suppléante, a remplacé M. Pekkanen, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et les avocats du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue le 7 février 1990, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 11 avril et celui du Gouvernement le 17 mai. Le 12 juin, le secrétaire adjoint de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait oralement.
5. Le 25 avril, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle, ainsi que le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6. Le 28 août, ce dernier a fixé au 26 septembre 1990 la date de l'audience après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
7. Les demandes de satisfaction équitable du requérant sont parvenues au greffe le 13 septembre.
8. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
- pour le Gouvernement
M. C. Debrulle, directeur d'administration au ministère de la Justice,
agent, Me F. Huisman, avocat,
conseil ;
- pour la Commission
M. H. Vandenberghe,
délégué ;
- pour le requérant
Mes L. Misson, avocat, J.-P. Moens, avocat,
conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses aux questions d'un juge, Me Huisman pour le Gouvernement, M. Vandenberghe pour la Commission, Me Misson et Me Moens pour le requérant.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
9. Citoyen marocain né le 28 septembre 1963 à Casablanca, M. Abderrahman Moustaquim habite actuellement à Liège.
Il arriva en Belgique en juillet 1965 au plus tard, avec sa mère, pour y rejoindre son père qui avait émigré quelque temps auparavant et exploitait une boucherie. Jusqu'à son expulsion en juin 1984, il résida dans ce pays, muni d'un permis d'établissement. Trois de ses sept frères et soeurs y naquirent. L'un de ses frères aînés avait déjà la nationalité belge au moment des faits litigieux.
A. Les mesures de garde et les poursuites pénales
1. La procédure devant les juridictions de la jeunesse
a) Le tribunal de la jeunesse de Liège
10. Pendant la minorité pénale du requérant, qui s'acheva le 28 septembre 1981, le tribunal de la jeunesse de Liège eut à connaître de 147 faits reprochés à celui-ci, dont 82 vols qualifiés, 39 tentatives de vol qualifié et 5 vols avec violence. Il adopta diverses mesures de garde, de préservation ou d'éducation. Il décida ainsi à dix reprises, entre janvier 1980 et mai 1981, l'incarcération de M. Moustaquim à la prison de Lantin, pour des périodes n'excédant pas quinze jours (article 53 de la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse - paragraphe 27 ci-dessous).
11. Le 15 mai 1981, le juge d'instruction de Liège plaça le requérant sous mandat d'arrêt.
b) La chambre de la jeunesse de la cour d'appel de Liège
12. Ayant à examiner à son tour les 147 faits mentionnés plus haut, la chambre de la jeunesse de la cour d'appel de Liège rendit le 30 juin 1981 un arrêt de dessaisissement. Elle releva notamment que "le mineur délinquait déjà avant d'avoir atteint ses 14 ans ; qu'à ce titre, il relevait déjà de la juridiction et que durant la présente instance, il n'a[vait] pas cessé de commettre des infractions". Elle renvoya donc l'affaire au ministère public aux fins de poursuites devant la juridiction compétente (article 38 de la loi précitée du 8 avril 1965 - paragraphe 27 ci-dessous).
2. La procédure devant les juridictions ordinaires
a) Le tribunal correctionnel de Liège
13. Inculpé de 26 faits qui avaient eu lieu entre le 10 février 1980 et le mois de janvier 1981, M. Moustaquim comparut devant le tribunal correctionnel de Liège le 2 décembre 1981.
Le dossier à charge du prévenu et de ses six complices comprenait un rapport de synthèse établi le 14 juillet 1980 par la gendarmerie de Liège. Ce document notait que les intéressés "viv[ai]ent marginalement, ne rentrant qu'exceptionnellement à leur domicile ou dans le home où ils [étaient] placés" ; il indiquait au sujet du requérant :
"Sujet marocain, frère aîné du précité. Est considéré comme étant l'un des meneurs de la bande. Est actuellement plongé dans la grosse criminalité. Il est prêt à tout et ses 'stages' à la prison de Lantin ne lui sont aucunement bénéfiques. Dès qu'il est sorti, il recommence ses vols. Menant une vie oisive, dormant le jour, sortant la nuit pour commettre ses méfaits, il s'associe avec des 'gars sûrs'. Les vols qu'il commet sont à certains moments calculés et, par conséquent, importants. A d'autres occasions, les vols sont odieux voire même crapuleux. L'intéressé est prêt à tout et son escalade dans la délinquance ne fait qu'empirer. Il est un réel danger pour la société."
14. Toujours le 2 décembre 1981, le tribunal correctionnel reconnut M. Moustaquim coupable de 20 des 26 faits en cause et le condamna à vingt mois d'emprisonnement, avec un sursis probatoire de cinq ans pour la moitié de la peine. Il le relaxa pour le surplus.
b) La cour d'appel de Liège
15. Le ministère public ayant interjeté appel, la cour de Liège statua le 9 novembre 1982. Réformant le jugement de première instance, elle déclara le requérant coupable de 22 des 26 faits incriminés. Elle lui infligea des peines d'emprisonnement de deux ans (pour 4 vols qualifiés, 12 tentatives de vol qualifié, 1 vol simple et 1 recel), un mois (pour une destruction de voiture), deux fois huit jours (pour deux inculpations de coups volontaires) et quinze jours (pour une inculpation de menaces). Elle l'acquitta de quatre préventions (attentat à la pudeur avec violences sur une mineure de plus de seize ans ; association de malfaiteurs ; tentative de vol qualifié ; destruction de clôture rurale).
Ne lui accordant aucun sursis, elle ordonna son arrestation immédiate.
3. Les détentions subies par le requérant
16. Auparavant, M. Moustaquim avait été incarcéré à dix reprises entre janvier 1980 et mai 1981 pour des périodes n'excédant pas quinze jours (paragraphe 10 ci-dessus).
Le 15 mai 1981, le juge d'instruction de Liège l'avait placé sous mandat d'arrêt jusqu'à, semble-t-il, sa comparution devant la chambre de la jeunesse de la cour d'appel de Liège, le 30 juin 1981 (paragraphes 11-12 ci-dessus).
L'intéressé avait aussi subi une brève détention préventive avant son procès du 2 décembre 1981 devant le tribunal correctionnel de Liège (paragraphes 13-14 ci-dessus).
Il purgea une partie - dix-huit mois sur vingt-six - des peines d'emprisonnement prononcées contre lui par la cour d'appel de Liège le 9 novembre 1982 (paragraphe 15 ci-dessus) ; il recouvra la liberté en avril 1984. Entre janvier et août 1983, il avait bénéficié de trois congés pénitentiaires de trois jours chacun.
B. La procédure d'expulsion
1. L'avis de la Commission consultative des étrangers
17. Saisie par le ministère de la Justice le 9 septembre 1983, la Commission consultative des étrangers rendit son avis le 24 novembre 1983. Concluant que l'expulsion se justifierait légalement mais l'estimant "inopportune", elle énonçait les motifs suivants :
"Les très nombreux délits commis par l'intéressé, et réprimés par la Cour d'appel de Liège le 9/11/1982, constituent, pour la plupart, des atteintes graves à l'ordre public, justifiant la mesure envisagée. Il s'agit en effet notamment de 26 vols qualifiés en plus de vols simples, de recels, de destruction, de coups et de menaces. Les peines prononcées furent: 2 ans d'emprisonnement + 1 mois + 8 jours + 8 jours + 15 jours.
La Commission ne retient pas, au nombre des faits constitutifs d'atteinte à l'ordre public, l'attentat à la pudeur avec violences et menaces dont il est question dans l'exposé des faits établi par le ministère public (Note P. 2 - Dossier - pièce 27). Le conseil de l'intéressé a déclaré à la Commission que son client avait été acquitté de ce chef. La Commission constate que, dans la même pièce 27 transmise par le ministère public à l'Office des étrangers, la rubrique 'Nature de la prévention' ne reprend pas le délit d'attentat à la pudeur alors que tous les autres délits dont il est question dans l'exposé des faits y sont énumérés. Le dossier ne permet pas de savoir si l'erreur s'est glissée dans l'exposé des faits ou dans la rubrique 'Nature de la prévention'.
Pendant sa minorité pénale, il a été placé à plusieurs reprises dans des homes. Les faits réprimés par l'arrêt précité ont fait l'objet d'un dessaisissement du Tribunal de la Jeunesse.
La Commission estime toutefois que la mesure envisagée serait inopportune pour les motifs suivants :
1. Jeune âge de l'intéressé (qui est né le 28/9/1963), tant à l'époque des faits qu'actuellement encore.
2. Il est arrivé en Belgique à l'âge de 1 an, en juillet 1965.
3. Toute sa famille vit en Belgique (père, mère, 7 autres enfants dont 4 sont nés ici).
4. L'intéressé apprend un métier - (apprenti boucher) - et pourrait être aidé par son père qui est boucher. Celui-ci serait propriétaire de la boucherie qu'il exploite.
5. L'intéressé a déjà bénéficié de deux congés pénitentiaires au moins, qui se seraient déroulés sans incident et dont l'octroi révèle une certaine confiance dans son comportement."
2. L'arrêté d'expulsion
18. Un arrêté royal du 28 février 1984, notifié à M. Moustaquim le 14 mars et destiné à entrer en vigueur au moment de sa libération, lui enjoignit "de quitter le territoire du Royaume, avec interdiction d'y rentrer pendant dix ans, (...) sauf autorisation spéciale du Ministre de la Justice". Il se fondait sur les raisons ci-après :
"(...)
Considérant que [l'intéressé] a commis une série de 26 faits de vols qualifiés, tentatives de vols qualifiés, vol simple, recel, destruction de véhicule, coups volontaires et menaces, faits établis pour lesquels le 9 novembre 1982 il a d'ailleurs été condamné par la Cour d'appel de Liège à des peines devenues définitives de deux ans d'emprisonnement, 1 mois d'emprisonnement, 8 jours d'emprisonnement et 100 frs, 8 jours d'emprisonnement et 100 frs et 15 jours d'emprisonnement et 100 frs ;
Considérant qu'il ne s'agit en fait là que d'une partie des 147 faits commis par l'intéressé pendant sa minorité pénale et dont a été saisi le tribunal de la jeunesse (entre autres 5 vols avec violences, 82 vols qualifiés, 39 tentatives de vols qualifiés) sans compter les 15 faits de vols de bijoux, d'armes et de numéraire commis après les faits qui ont donné lieu à la condamnation ci-dessus ;
Vu l'avis de la Commission consultative des étrangers qui estime que l'expulsion est légalement justifiée mais néanmoins inopportune ;
Considérant que la Commission malgré cet avis reconnaît que les très nombreux délits commis par l'intéressé constituent pour la plupart des atteintes graves à l'ordre public justifiant l'expulsion ;
Considérant que l'intéressé a commis une série importante de méfaits et qu'il est considéré par la gendarmerie locale comme étant l'un des meneurs d'une dangereuse bande de jeunes dévoyés et qu'il constitue un réel danger pour la société ;
Considérant que par son comportement personnel l'intéressé a, dès lors, gravement porté atteinte à l'ordre public ;
Considérant que la sauvegarde de l'ordre public doit prévaloir sur les considérations d'ordre social ou familial, développées par la Commission ;
(...)"
Le requérant devait s'exécuter dans les trente jours de sa sortie de l'établissement pénitentiaire où il se trouvait détenu.
19. Le 17 février 1984, le père de M. Moustaquim avait écrit à la Reine pour qu'elle intervînt en faveur de son fils. Le 22 mars 1984, l'Office des étrangers l'informa du rejet de sa demande ainsi que de la signature de l'arrêté.