Jurisprudence : CEDH, 08-07-1986, Req. 2/1984/74/112, Lithgow et autres

CEDH, 08-07-1986, Req. 2/1984/74/112, Lithgow et autres

A6343AWT

Référence

CEDH, 08-07-1986, Req. 2/1984/74/112, Lithgow et autres. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1027900-cedh-08071986-req-2198474112-lithgow-et-autres
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Cour européenne des droits de l'homme

8 juillet 1986

Requête n°2/1984/74/112

Lithgow et autres



En l'affaire Lithgow et autres*,

* Note du greffier: L'affaire porte le n° 2/1984/74/112-118. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thór Vilhjálmsson Mme D. Bindschedler-Robert, MM. G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 juin, 24, 25, 26 et 28 septembre, 23 et 25 octobre 1985, puis du 27 au 30 mai et le 24 juin 1986,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 18 mai 1984, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouvent sept requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et introduites devant la Commission, en vertu de l'article 25 (art. 25), entre 1977 et 1981; elles émanaient des personnes suivantes:

- n° 9006/80: Sir William Lithgow;

- n° 9262/81: Vosper Ltd (actuellement Vosper PLC - "Vosper");

- n° 9263/81: The English Electric Company, Ltd ("English Electric") et Vickers Ltd (actuellement Vickers PLC - "Vickers");

- n° 9265/81: Banstonian Company ("Banstonian") et Northern Shipbuild & Industrial Holdings Ltd ("Northern Shipbuilding");

- n° 9266/81: Yarrow PLC (anciennement Yarrow and Company Ltd - "Yarr Sir Eric Yarrow, M. & G. Securities Ltd et Mme Monique Augustin-Normand;

- n° 9313/81: Vickers;

- n° 9405/81: Dowsett Securities Ltd ("Dowsett"), FFI (UK Finance) PL (actuellement Investors in Industry PLC - "Investors") et The Pruden Assurance Company Ltd ("Prudential").

Sir William Lithgow et Sir Eric Yarrow sont des ressortissants britanniques, Mme Augustin-Normand de nationalité française; les autres requérants sont tous des sociétés constituées et enregistrées au Royaume-Uni.

Par "les requérants", on entendra ci-après l'ensemble des susnommés, sauf Sir Eric Yarrow, M. & G. Securities Ltd et Mme Augustin-Normand, dont la Commission a déclaré les griefs irrecevables (paragraphe 102 ci-dessous).

2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle vise à obtenir une décision sur l'existence de violations des articles 6 par. 1, 13, 17 ou 18 (art. 6-1, art. 13, art. 17, art. 18) de la Convention ou de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) (considéré isolément ou combiné avec l'article 14 de la Convention) (art. 14+P1-1).

3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils et, dans l'affaire Vickers, le directeur commercial de la société pour les représenter (article 30).

4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, alors président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 mai 1984, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. R. Ryssdal, Thór Vilhjálmsson, W. Ganshof van der Meersch, L. Liesch et E. García de Enterría, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

Le même jour la Chambre a décidé, en vertu de l'article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

5. Le président de la Cour a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et les représentants des requérants au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (articles 37 par. 1 et 50 par. 3). Conformément aux ordonnances ainsi rendues, le greffe a reçu:

- le 30 octobre 1984, le mémoire individuel de Sir William Lithgow;

- le 31 octobre 1984, le mémoire conjoint des requérants et les mémoires individuels de Vosper, English Electric et Vickers, Yarro Vickers;

- le 5 novembre 1984, le mémoire du Gouvernement et le mémoire individuel de Dowsett, Investors et Prudential;

- le 15 novembre 1984, le mémoire individuel de Banstonian et Northern Shipbuilding.

Par une lettre du 15 janvier 1985, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'avait pas l'intention de répondre par écrit.

6. Après avoir consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les représentants des requérants, le président a décidé le 18 décembre 1984 que la procédure orale s'ouvrirait le 24 juin 1985.

7. Le 30 mai 1985, la Cour (présidée par M. Ryssdal qui succédait ce jour-là à M. Wiarda) a tenu une réunion préparatoire au cours de laquelle elle a établi une liste de demandes et questions que le greffier a communiquée peu après au Gouvernement, à la Commission et aux requérants.

8. Les audiences se sont déroulées en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, du 24 au 26 juin 1985.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. M. Eaton, jurisconsulte, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, agent,

R. Alexander, Q.C.,

Mme R. Higgins, professeur et avocat,

MM. N. Bratza, avocat,
conseils,

H. Whitaker,

J. Keeling,

G. Davis,

J. Knox, ministère du Commerce et de l'Industrie,

R. Gardiner, Law Officers' Department,
conseillers

- pour la Commission

M. J.A. Frowein,
délégué;

- pour Sir William Lithgow

MM. J. Macdonald, Q.C.,

N. Maryan-Green, avocat,

J. McNeill, avocat,
conseils,

D. Ross Macdonald,
solicitor,

C. Hardcastle,

C. Gladstone,

D. Brock, Hardcastle & Co. Ltd,
conseillers;

- pour Vosper

MM. A. Lester, Q.C.,

M. Mendelson, avocat,

D. Pannick, avocat,
conseils,

J. Howison,
solicitor;

- pour English Electric et Vickers

M. R. Southwell, Q.C.,

Mlle M. Simmons, avocat,

Mme I. Delupis, professeur et avocat,
conseils;

- pour English Electric:

M. M. Lester, directeur des affaires juridiques,
solicitor;

- pour Vickers

MM. C. Foreman, directeur commercial,
représentant,

N. Bevins, secrétaire général,
conseiller;

- pour Banstonian et Northern Shipbuilding

MM. R. Graupner,
solicitor,

T. Edwards, Rea Brothers PLC,
conseiller;

- pour Yarrow

MM. F. Jacobs, Q.C., professeur,
conseil,

A. Mallinson,

D. Rowe,
solicitors;

- pour Dowsett, Investors et Prudential

MM. A. Lester, Q.C.,

D. Pannick, avocat,
conseil,

A. Foyle,
solicitor.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions et à celles de plusieurs juges, M. Alexander pour le Gouvernement, M. Frowein pour la Commission et MM. J. Macdonald, A. Lester, Southwell, Graupner et Jacobs pour les requérants.

Pendant les débats, Gouvernement et requérants ont déposé différents documents dont des réponses écrites à des questions de la Cour (paragraphe 7 ci-dessus).

FAITS

9. Les requérants ont vu nationaliser certains de leurs biens en vertu de la loi de 1977 sur les industries aéronautiques et navales ("loi de 1977"). Sans contester le principe de cette mesure, ils allèguent que les indemnités reçues étaient manifestement insuffisantes et discriminatoires; ils se prétendent victimes de violations de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) à la Convention, considéré isolément et combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention. Ils invoquent aussi l'article 6 (art. 6) et - dans un cas - l'article 13 (art. 13). Des griefs soulevés devant la Commission sur le terrain des articles 17 et 18 (art. 17, art. 18) n'ont pas été répétés devant la Cour.

I. Législation pertinente

A. Historique de la loi de 1977

1. Les projets de nationalisation

10. Dans son manifeste électoral du 8 février 1974, le parti travailliste signalait que son programme politique prévoyait la nationalisation des industries aéronautiques et navales du Royaume-Uni. En 1971, 1972 et 1973 il avait déjà formulé des déclarations qui allaient dans ce sens.

Aux élections générales du 28 février 1974, les travaillistes l'emportèrent sur les conservateurs et constituèrent un gouvernement; ils ne jouissaient pas alors de la majorité absolue à la Chambre des communes. Le 31 juillet 1974, le ministre de l'Industrie annonça que la construction et la réparation navales passeraient au secteur public et que des clauses législatives destinées à sauvegarder les avoirs des entreprises concernées déploieraient leurs effets à compter de cette date; les propositions détaillées du gouvernement pour la nationalisation desdites entreprises figuraient dans un document de réflexion qui parut le même jour.

De nouvelles élections législatives, le 10 octobre 1974, assurèrent au parti travailliste la majorité absolue. Le 29 octobre, le discours de la Reine à l'ouverture de la session parlementaire fit état de l'intention du gouvernement de transférer au secteur public l'industrie aérospatiale; le 4 novembre, la Chambre des communes entendit une déclaration relative aux clauses de sauvegarde des avoirs ainsi visés. Le 15 janvier 1975, le gouvernement diffusa une note consacrée à ses plans de nationalisation de cette industrie.

11. Le document et la note précités contenaient des indications sur les sociétés à nationaliser et affirmaient que des "indemnités équitables" seraient versées, sans toutefois préciser les modalités du dédommagement. Ils expliquaient les considérations politiques, économiques et sociales motivant les nationalisations projetées: pour l'essentiel, le gouvernement estimait que celles-ci donneraient aux industries en cause - qui avaient reçu de l'Etat une aide importante et dépendaient beaucoup des commandes publiques - une assise administrative et économique plus saine et permettraient, chose souhaitable, un meilleur contrôle par les autorités ainsi qu'une plus grande transparence.

2. Procédure parlementaire et événements ultérieurs

12. Le 17 mars 1975, le ministre de l'Industrie annonça à la Chambre des communes le dépôt prochain d'un projet de loi de nationalisation des industries aéronautiques et navales. Il révéla pour la première fois la base sur laquelle on fixerait les indemnités, à savoir la valeur des titres des sociétés à acquérir; les titres cotés à une bourse officielle seraient évalués à leur prix moyen pendant les six mois qui avaient précédé le 28 février 1974; quant aux titres non cotés, on en déterminerait la valeur, par accord ou arbitrage, comme s'ils l'avaient été pendant cette période. Le ministre fournit en outre des renseignements détaillés sur les clauses de sauvegarde.

13. Pareil projet de loi fut effectivement publié; il prévoyait le transfert à des entreprises publiques de la propriété des titres de quarante-trois sociétés. Malgré une première lecture le 30 avril 1975, il devint caduc à la fin de la session parlementaire, faute de temps. Le gouvernement réexamina alors les conditions d'indemnisation proposées (y compris le choix de la période de référence) à la lumière des observations présentées, mais décida de ne rien y changer en raison notamment de l'incertitude qui en eût résulté, des nombreuses transactions opérées en fonction de ce qui avait été annoncé, et du fait que la perspective d'une nationalisation avait dû fausser le cours des actions pendant les autres périodes de référence envisagées.

14. Un deuxième projet, semblable en substance au premier et déposé en novembre 1975, donna lieu à de très longs débats à la Chambre des communes sur des questions telles que le principe et l'ampleur des nationalisations ainsi que les modalités d'indemnisation. En février 1976 le gouvernement lui-même déclara soustraire au projet le Drypool Group Ltd: cette société de construction navale ayant été mise en faillite après février 1974, le gouvernement trouvait qu'il ne se justifierait pas de payer aux actionnaires la pleine valeur de leurs parts pendant la période de référence fixée pour l'indemnisation.

Après une troisième lecture à la Chambre des communes le 29 juillet 1976, le projet passa à la Chambre des Lords qui, après de longues discussions, adopta divers amendements inacceptables pour le gouvernement; par exemple, elle exclut certaines entreprises de réparations navales et de construction de navires de guerre et inséra un texte selon lequel le tribunal arbitral - appelé à fixer les indemnités à défaut d'accord - pourrait allouer une "indemnité équitable" si à ses yeux la formule de la loi n'en assurait pas une. Les divergences de vues provoquées entre les deux Chambres par ces amendements ne purent être surmontées avant la fin de la session, de sorte que le deuxième projet devint lui aussi caduc.

15. Un troisième projet, identique, fut déposé à la Chambre des communes le 26 novembre 1976. Après y avoir suivi toute la filière jusqu'au 7 décembre, il fut renvoyé à la Chambre des Lords en vertu d'une procédure spéciale permettant de se passer de l'assentiment de celle-ci. Revêtu de la sanction royale, il entra en vigueur le 17 mars 1977. Les modalités d'indemnisation coïncidaient en gros avec celles du premier projet; il en allait de même des biens à nationaliser, sous réserve de l'exclusion de Drypool Group Ltd et - à la suite d'un amendement accepté par le gouvernement pendant l'examen du troisième projet - de certaines sociétés s'occupant uniquement de réparation navale. Pour finir, la loi de 1977 énumérait trente et une sociétés: quatre de construction aéronautique et vingt-sept de construction navale, de mécanique navale ou de formation à la construction navale.

16. Les débats parlementaires furent marqués tout au long par une opposition centrée, en particulier, sur le caractère prétendument inéquitable des modalités d'indemnisation. Les critiques - identiques pour l'essentiel à celles des requérants et toutes retirées ou repoussées après discussion - portaient entre autres sur l'emploi d'une méthode d'évaluation boursière hypothétique pour les titres non cotés; sur le choix de la période de référence servant pour l'évaluation; sur l'absence de clauses tenant compte de l'expansion des sociétés en cause, ou de l'érosion monétaire, après ladite période; sur la non-inclusion, dans la formule de compensation, d'un équivalent de la "prime pour prise de contrôle" (paragraphe 98 ci-dessous); et sur le fait que l'évaluation de certaines filiales nationalisées pouvait être liée à la cotation en bourse des actions de leurs sociétés-mères.

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