Cour européenne des droits de l'homme28 juin 1990
Requête n°6/1989/166/222
Obermeier
En l'affaire Obermeier*,
* Note du greffe: L'affaire porte le n° 6/1989/166/222. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
R. Macdonald,
R. Bernhardt,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
I. Foighel,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 janvier, 25 avril et 22 mai 1990,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement de la République d'Autriche ("le Gouvernement"), les 16 mars et 7 avril 1989, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 11761/85) dirigée contre la République d'Autriche et dont un citoyen de cet Etat, M. Karl Obermeier, avait saisi la Commission le 24 septembre 1985 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles visent à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1, 13 et 14 (art. 6-1, art. 13, art. 14).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. R. Macdonald, J. De Meyer, N. Valticos, S.K. Martens et I. Foighel, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, M. R. Bernhardt, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (article 24 § 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément aux ordonnances ainsi rendues, le greffier a reçu:
- le 30 octobre 1989, le mémoire du requérant, rédigé en allemand ainsi que le président y avait consenti (article 27 § 3);
- le 10 novembre, celui du Gouvernement;
- le 14 décembre 1989 et le 24 janvier 1990, jour de l'audience, divers documents que le président l'avait chargé d'inviter les comparants à produire;
- les 9, 10 et 25 avril 1990, certaines pièces présentées par le requérant à l'appui de ses prétentions au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention et, le 23 avril, les observations du Gouvernement sur l'application de ce dernier.
5. Le 14 septembre 1989, le président a fixé au 24 janvier 1990 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. H. Türk, conseiller juridique au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mmes S. Bernegger, Chancellerie fédérale, I. Gartner, ministère fédéral de la Justice, M. H. Hofer, ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales,
conseillers;
- pour la Commission
M. J. Frowein,
délégué;
- pour le requérant
Me H. Blum, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Türk, Mme Bernegger et Mme Gartner pour le Gouvernement, M. Frowein pour la Commission et Me Blum pour le requérant.
7. Le 16 mai 1990, le greffe a reçu de M. Obermeier divers documents, non demandés. La Cour a décidé de ne pas y avoir égard, en raison de la tardiveté de leur dépôt.
EN FAIT
8. Domicilié à Linz, M. Karl Obermeier travaillait autrefois pour une compagnie d'assurance privée ("la compagnie") comme directeur du bureau régional de Haute-Autriche.
I. Les circonstances de l'espèce
1. La suspension du requérant
9. En 1974, un litige s'éleva entre elle et lui au sujet de certaines charges rémunérées qu'elle entendait lui retirer. M. Obermeier saisit le tribunal du travail (Arbeitsgericht) de Vienne. Le 10 mars 1978, le lendemain de la première audience, il se vit suspendre de ses fonctions par son employeur, lequel estimait pouvoir prendre pareille décision à tout moment et sans motif.
2. La première phase de la procédure relative à la suspension
10. Après avoir en vain réclamé l'ouverture d'une procédure disciplinaire, le requérant introduisit une instance contre sa suspension: il intenta le 9 mars 1981, devant le tribunal du travail de Linz, une action déclaratoire (Feststellungsklage) et, à titre subsidiaire, une action en exécution d'une prestation (Leistungsklage). Elles tendaient respectivement à faire constater la non-validité et à obtenir la révocation de la mesure litigieuse. Il alléguait notamment que celle-ci constituait une sanction prononcée contre lui pour avoir assigné la compagnie en justice, ce qui la rendait abusive.
11. Le tribunal du travail de Linz le débouta le 23 avril 1981. Le 25 novembre 1981, le tribunal régional (Landesgericht) de Linz accueillit l'appel de l'intéressé pour la partie du jugement relative à la révocation. Il releva que l'article 32 de la convention collective des employés d'assurance (paragraphe 45 ci-dessous), applicable en l'espèce, subordonnait la suspension d'un employé à certaines conditions dont le juge de première instance aurait dû vérifier le respect. La circonstance que M. Obermeier avait engagé des poursuites judiciaires contre son employeur ne pouvait à elle seule justifier la mesure incriminée. Le tribunal rejeta l'appel pour le surplus, considérant qu'aux termes de l'article 228 du code de procédure civile (Zivilprozessordnung), un jugement déclaratoire ne peut porter que sur l'existence d'un rapport juridique (Rechtsverhältnis) et non sur la validité d'un acte juridique (Rechtshandlung), telle la suspension d'un travailleur.
12. Sur pourvoi de la compagnie, la Cour suprême (Oberster Gerichtshof) confirma, le 30 mars 1982, le jugement du tribunal régional. L'affaire fut donc renvoyée devant le tribunal du travail.
3. Le premier licenciement et la procédure administrative relative à l'autorisation préalable
13. Entre temps, la compagnie avait résolu de licencier M. Obermeier par voie de "mise à la retraite administrative" (administrative Pensionierung). Cette décision, prise en vertu de l'article 33 § 9 de la convention collective (paragraphe 44 ci-dessous), fut signifiée à l'intéressé le 14 juillet 1981 et devait déployer ses effets le 31 mars 1982.
14. Au préalable, le 8 mai 1981, la compagnie avait, comme l'y obligeait l'article 8 § 2 de la loi sur le recrutement des personnes handicapées (Invalideneinstellungsgesetz, paragraphe 47 ci-dessous), sollicité auprès du Conseil pour les personnes handicapées (Invalidenausschuss, "le Conseil") l'autorisation de congédier le requérant. Le 21 mai 1980, celui-ci avait été déclaré invalide au sens de cette loi.
15. Le Conseil considéra que l'article 8 § 2 abandonnait l'autorisation à son pouvoir discrétionnaire, mais qu'il devait user de ce dernier conformément à l'esprit de la loi, c'est-à-dire en tenant compte de l'intérêt légitime de l'employeur au licenciement et du besoin particulier de protection sociale du travailleur. Après audience, il donna son accord le 8 juillet 1981, au motif que la confiance entre les parties était irrémédiablement ébranlée.
16. Alléguant notamment que le Conseil avait négligé d'instruire l'affaire et recueilli les seules observations de la compagnie, M. Obermeier recourut contre la décision. Le chef du gouvernement provincial (Landeshauptmann) de Haute-Autriche la confirma le 16 octobre 1981 au terme d'une procédure sans débats.
17. A son tour saisie par le requérant, la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshof) le débouta le 9 mars 1983. Elle estima non contraire à la loi, parce que non entachée d'erreurs de droit, l'autorisation de licencier accordée par le Conseil et confirmée au second degré, la décision litigieuse n'ayant pas transgressé le cadre du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi aux autorités administratives (paragraphe 53 ci-dessous). Elle ajouta que les principes de procédure avaient été respectés au cours de l'instance administrative, notamment quant à l'accès de M. Obermeier au dossier.
18. Le requérant attaqua l'arrêt de la Cour administrative par une requête (n° 10247/83) à la Commission européenne des Droits de l'Homme, qui la déclara irrecevable le 12 mars 1986 (Décisions et rapports n° 46, pp. 77-80).
4. La seconde phase de la procédure relative à la suspension
19. Parallèlement à la procédure administrative concernant l'autorisation de licenciement, le tribunal du travail de Linz reprit, à la suite du renvoi par la Cour suprême (paragraphe 12 ci-dessus), l'examen de la suspension du requérant.
20. La compagnie excipa de l'absence d'intérêt légitime (Rechtsschutzbedürfnis) de M. Obermeier à la révocation de sa suspension, en raison du congédiement intervenu depuis lors. Le requérant, lui, contesta la régularité de cette dernière mesure; il souligna notamment qu'elle remontait à l'époque où l'autorisation donnée par le Conseil ne revêtait pas un caractère définitif, la cause demeurant en instance devant la Cour administrative.
21. Le tribunal rejeta la demande de M. Obermeier le 9 décembre 1982: le licenciement avait été prononcé avec l'autorisation de l'organe administratif compétent et la procédure devant la Cour administrative ne déployait pas d'effet suspensif. Le tribunal régional de Linz confirma la sentence le 11 mai 1983 en notant que, dans l'intervalle, cette Cour avait rejeté le recours du requérant.
22. Sur pourvoi de celui-ci, la Cour suprême annula, le 23 octobre 1984, les décisions des juridictions du travail. Renversant son ancienne jurisprudence, elle estima que la compagnie aurait dû attendre que l'autorisation du Conseil fût définitive (rechtskräftig). Le congédiement se révélant donc nul, la demande dirigée contre la suspension présentait un intérêt; en conséquence, la Cour la renvoya au tribunal du travail.
5. La procédure administrative relative à l'autorisation rétroactive du premier licenciement
23. A la suite de cet arrêt, la compagnie adressa au requérant, le 21 décembre 1984, une nouvelle notification de licenciement, devant prendre effet le 30 juin 1985. Le 9 janvier 1985, elle sollicita auprès du Conseil une autorisation rétroactive pour le congédiement prononcé le 14 juillet 1981. Elle allégua que le revirement de jurisprudence opéré par la Cour suprême n'avait pas été prévisible et constituait donc un cas exceptionnel au sens de l'article 8 § 2 de la loi sur le recrutement des personnes handicapées.
24. Le Conseil rejeta la demande le 14 mars 1985; selon lui, elle se heurtait au caractère définitif (Rechtskraft) de sa décision du 8 juillet 1981 (paragraphe 15 ci-dessus). Sur recours des deux parties, le chef du gouvernement provincial réforma cette décision le 17 juin 1985 et donna son consentement rétroactif au premier congédiement.
25. Le 23 juillet 1985, le requérant se pourvut devant la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) qui renvoya l'affaire, le 25 novembre 1985, à la Cour administrative. Celle-ci accueillit le recours le 21 mai 1986, estimant que la compagnie avait commis une erreur de droit en négligeant d'attendre que l'autorisation fût devenue définitive. En conséquence, le chef du gouvernement provincial confirma, le 1er juin 1986, la décision du Conseil du 14 mars 1985.
26. Là-dessus, M. Obermeier invita le Conseil à constater, en vertu des articles 8 à 12 de la loi sur le recrutement des personnes handicapées, que son contrat de travail subsistait. Le Conseil et le chef du gouvernement provincial se déclarèrent, respectivement les 10 février 1986 et 12 janvier 1987, incompétents au profit des juridictions ordinaires.
6. La troisième phase de la procédure relative à la suspension
27. Statuant en vertu du renvoi ordonné par la Cour suprême le 23 octobre 1984 (paragraphe 22 ci-dessus), le tribunal du travail de Linz donna gain de cause au requérant le 30 janvier 1985. D'après lui, les procédures judiciaires engagées contre la compagnie par M. Obermeier n'avaient rien d'abusif et ne justifiaient donc pas une mesure de suspension, par laquelle l'employeur avait préjugé de l'issue des instances pendantes.
28. Le 31 juillet 1985, le tribunal régional de Linz réforma cette décision sur appel de la compagnie. Le requérant l'avait pourtant invité à suspendre la procédure en attendant les sentences des Cours constitutionnelle et administrative, qu'il avait saisies (paragraphe 25 ci-dessus). Le tribunal s'estima toutefois lié par la décision du chef du gouvernement provincial, du 17 juin 1985, autorisant le licenciement à compter du 31 mars 1982 (paragraphe 24 ci-dessus). Il en conclut que M. Obermeier n'avait plus aucun intérêt légitime à obtenir la révocation de sa suspension.
29. La Cour suprême rejeta, le 15 juillet 1986, le pourvoi formé par le requérant le 7 octobre 1985. Elle approuva le tribunal régional d'avoir considéré comme obligatoire l'autorisation du chef du gouvernement provincial: seuls compétents pour appliquer la loi sur le recrutement des personnes handicapées, les organes administratifs n'étaient pas tenus par l'opinion, exprimée par la Cour suprême dans son arrêt du 23 octobre 1984 (paragraphe 22 ci-dessus), selon laquelle ne se trouvaient pas réunies les conditions mises par l'article 8 § 2 de ladite loi à l'octroi d'une autorisation rétroactive. Elle précisa qu'il ne revenait pas aux tribunaux civils de contrôler les décisions des autorités administratives; ils devaient, au contraire, fonder sur elles leurs jugements, sans autre examen.