Cour européenne des droits de l'homme24 avril 1990
Requête n°7/1989/167/223
Kruslin
En l'affaire Kruslin*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 7/1989/167/223. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. R. Ryssdal, président, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1989 et 27 mars 1990,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 11801/85) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jean Kruslin, avait saisi la Commission le 16 octobre 1985 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 (art. 8).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. Le 30 mars 1989, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 § 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et de l'affaire Huvig*.
* Note du greffier: Affaire n° 4/1989/164/220.
La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Toujours le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher, M. B. Walsh et Sir Vincent Evans, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu, le 10 juillet 1989, les prétentions de M. Kruslin au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention puis, le 17 août, le mémoire du Gouvernement. Le 19 octobre, le secrétariat de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait lors des audiences.
Les 10 et 16 octobre 1989, la Commission a fourni au greffier divers documents qu'il avait sollicités auprès d'elle sur les instructions du président.
5. Le 21 juin, le président avait fixé au 24 octobre 1989 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
Le 29 septembre, il a octroyé au requérant le bénéfice de l'assistance judiciaire (article 4 de l'addendum au règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme I. Chaussade, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. M. Dobkine, magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, M. F. Le Gunehec, magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice,
conseils;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,
délégué;
- pour le requérant
Me C. Waquet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le Gouvernement, M. Trechsel pour la Commission et Me Waquet pour le requérant.
7. A des dates diverses s'échelonnant du 24 octobre au 7 décembre 1989, le Gouvernement et la représentante de M. Kruslin ont produit plusieurs pièces, tantôt spontanément tantôt parce que la Cour les avait sollicitées à l'occasion des audiences. Me Waquet a joint à l'une d'elles une brève note d'observations, au dépôt de laquelle le président a consenti; en outre, elle a complété les demandes de satisfaction équitable de son client par un mémoire arrivé au greffe le 24 novembre.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
8. Sans profession ni domicile fixe, M. Jean Kruslin se trouve actuellement détenu à Fresnes (Val-de-Marne).
9. Les 8 et 14 juin 1982, un juge d'instruction de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), saisi de l'affaire de l'assassinat d'un banquier, M. Jean Baron, dans la nuit du 7 au 8 juin à Montréjeau ("affaire Baron"), délivra deux commissions rogatoires au chef d'escadron commandant la section de recherches de la gendarmerie de Toulouse. Par la seconde, il le chargeait de placer sous écoute le téléphone d'un suspect, M. Dominique Terrieux, qui résidait dans cette ville.
Du 15 au 17 juin, la gendarmerie intercepta ainsi dix-sept communications en tout. Le requérant, hébergé à l'époque par M. Terrieux dont il utilisait parfois l'appareil, avait participé à plusieurs d'entre elles et spécialement, le 17 juin entre 21 et 23 h, à une conversation avec un individu qui l'appelait d'une cabine publique à Perpignan (Pyrénées-Orientales).
Au cours de leur bref entretien, les deux hommes avaient parlé à mots couverts d'une affaire distincte de l'affaire Baron et relative notamment au meurtre, le 29 mai 1982, de M. Henri Père, employé de la bijouterie "La Gerbe d'Or", à Toulouse ("affaire de la Gerbe d'Or"). Les gendarmes le signalèrent le lendemain à des collègues de la police judiciaire. Commis rogatoirement, le 11 juin 1982, par un juge d'instruction de Toulouse pour enquêter sur cette affaire, ceux-ci entendirent aussitôt l'enregistrement de ladite conversation, le firent transcrire et en annexèrent le texte à un procès-verbal dressé le 18 juin à 0 h; la bande originale demeura entre les mains de la gendarmerie, sous scellé.
10. Le 18 à l'aube, la gendarmerie appréhenda M. Kruslin chez M. Terrieux et le mit en garde à vue au titre de l'affaire Baron.
Dans le cadre, cette fois, de l'affaire de "La Gerbe d'Or", il fut interrogé en début d'après-midi par la police judiciaire - qui l'avait déjà interpellé le 15 juin, puis relâché après quatre heures environ - et inculpé le lendemain, semble-t-il, avec M. Terrieux et le nommé Patrick Antoine, d'homicide volontaire, vols qualifiés et tentative de vol qualifié. Le juge d'instruction de Toulouse procéda, le 25 octobre 1982, à une confrontation des trois intéressés, marquée en particulier - après rupture du scellé en leur présence - par l'audition intégrale de la bande magnétique susmentionnée, y compris la conversation de la soirée du 17 juin.
M. Kruslin adopta la même attitude que devant la police le 18 juin: il protesta de son innocence et nia - pour cette communication, mais non pour d'autres - qu'il s'agît de sa propre voix. De son côté, M. Terrieux affirma ne plus la reconnaître, alors qu'il l'avait identifiée à un stade antérieur.
La fermeture du scellé eut lieu, elle aussi, devant les inculpés. Le requérant refusa de signer tant le procès-verbal que la fiche de scellé.
Par la suite, il réclama une expertise. Le magistrat instructeur la lui accorda par une ordonnance du 10 février 1983, mais dans leur rapport du 8 juin 1983 les trois experts désignés estimèrent pouvoir conclure, "avec une probabilité de 80 %", que la voix analysée par eux était bien celle de M. Kruslin.
11. Devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Toulouse, saisie après la clôture de l'instruction, le requérant réclama l'annulation de l'enregistrement de la communication litigieuse, parce que réalisé dans une procédure qui, selon lui, ne le concernait pas: l'affaire Baron. Le 16 avril 1985, la chambre d'accusation écarta l'exception en ces termes:
"(...) si ces écoutes téléphoniques ont été ordonnées par le juge d'instruction au tribunal de grande instance de Saint-Gaudens dans une autre procédure, il demeure que ni l'article 11" - qui consacre le principe du caractère secret de l'instruction - "ni les articles R.155 et R.156 du code de procédure pénale n'interdisent aux juges de décider que soient annexés à une procédure pénale les éléments d'une autre procédure dont la production peut être de nature à les éclairer et à contribuer à la manifestation de la vérité, la seule condition exigée étant, ce qui est bien le cas en l'espèce, qu'une telle jonction ait un caractère contradictoire et que les pièces communiquées aient été soumises à la discussion des parties (...)."
Elle s'inspirait apparemment là, en l'étendant par analogie au domaine des écoutes, d'une jurisprudence constante de la chambre criminelle de la Cour de cassation, élaborée à propos d'autres mesures d'instruction (voir par exemple 11 mars 1964, Bulletin (Bull.) n° 86; 13 janvier 1970, Bull. n° 21; 19 décembre 1973, Bull. n° 480; 26 mai et 30 novembre 1976, Bull. n° 186 et 345; 16 mars et 2 octobre 1981, Bull. n° 91 et 256).
Par le même arrêt, la chambre d'accusation renvoya M. Kruslin - avec quatre autres individus, dont MM. Terrieux et Antoine - devant la cour d'assises de la Haute-Garonne pour y répondre, quant à lui, des crimes de complicité d'homicide volontaire, de vols qualifiés et de tentative de vol qualifié.
12. Le requérant se pourvut en cassation. Le deuxième de ses cinq moyens s'appuyait sur l'article 8 (art. 8) de la Convention: il reprochait à la chambre d'accusation de la cour d'appel de Toulouse d'avoir
"refusé de prononcer la nullité des écoutes téléphoniques provenant d'une autre procédure;
alors que l'ingérence des autorités publiques dans la vie privée et familiale, le domicile et la correspondance d'une personne ne constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la prévention des infractions pénales que si elle est prévue par une loi qui doit remplir la double condition suivante: être d'une qualité telle qu'elle use de termes clairs pour indiquer à tous, de manière suffisante, en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte, secrète et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance, et de définir l'étendue et les modalités d'exercice d'un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour fournir à l'individu une protection adéquate contre l'arbitraire; qu'aucune disposition de la loi française - et en particulier l'article 81 du code de procédure pénale - ne répond à ces conditions".
Dans son mémoire ampliatif du 11 juin 1985 (pp. 5-8), le conseil de M. Kruslin invoqua la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme, tant en matière d'écoutes téléphoniques (arrêts Klass et autres du 6 septembre 1978 et Malone du 2 août 1984, série A n° 28 et 82) qu'à d'autres égards (arrêts Golder du 21 février 1975, Sunday Times du 26 avril 1979, Silver et autres du 25 mars 1983, série A n° 18, 30 et 61).
La chambre criminelle de la Cour de cassation rendit un arrêt de rejet le 23 juillet 1985. Sur le point considéré, elle motiva ainsi sa décision:
"(...)
Attendu que l'examen des pièces de la procédure révèle qu'a été annexée à l'information, alors suivie par le juge d'instruction de Toulouse contre X du chef d'homicide volontaire en raison de la mort de Henri Père, la transcription du contenu d'une bande magnétique supportant l'enregistrement de conversations passant par la ligne téléphonique dont le nommé Terrieux est attributaire; que cet enregistrement avait été réalisé en exécution d'une commission rogatoire délivrée par le juge d'instruction de Saint-Gaudens dans le cadre d'une information ouverte aussi contre X, au sujet d'un autre homicide volontaire; que c'est en raison de son intérêt pour l'information relative à la mort de Père que cette transcription a été effectuée par des officiers de police judiciaire, commis rogatoirement par le magistrat instructeur de Toulouse;
Que les termes des propos enregistrés ont été portés à la connaissance des divers intéressés, notamment de Kruslin, lequel a été amené à s'en expliquer, tant au cours de l'enquête sur commission rogatoire qu'à la suite de son inculpation; qu'en outre une expertise portant sur la bande enregistrée, jointe ensuite à la procédure, a été pratiquée sur décision régulière du juge d'instruction;
Attendu qu'en cet état, en refusant de prononcer l'annulation des écoutes téléphoniques provenant d'une autre procédure, la chambre d'accusation n'a pas encouru le grief énoncé au moyen;
Qu'en effet, en premier lieu, aucune disposition de la loi n'interdit d'annexer à une procédure pénale les éléments d'une autre procédure dont la production peut être de nature à éclairer les juges et à contribuer à la manifestation de la vérité; que la seule condition exigée est qu'une telle jonction ait un caractère contradictoire, ce qui est le cas en l'espèce où les documents sont soumis à la discussion des parties;
Qu'en second lieu, il résulte des articles 81 et 151 du code de procédure pénale et des principes généraux de la procédure pénale que notamment, d'une part, des écoutes téléphoniques ne peuvent être ordonnées par un juge d'instruction, par voie de commission rogatoire, que sur présomption d'une infraction déterminée ayant entraîné l'ouverture de l'information dont le magistrat est saisi et que ces mesures ne sauraient viser, de façon éventuelle, toute une catégorie d'infractions; que, d'autre part, les écoutes ordonnées doivent être réalisées sous le contrôle du juge d'instruction, sans que soit mis en oeuvre aucun artifice ou stratagème et sans qu'elles puissent avoir pour résultat de compromettre les conditions d'exercice des droits de la défense;