Cour européenne des droits de l'homme8 juillet 1986
Requête n°12/1984/84/131
Lingens
En l'affaire Lingens*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 12/1984/84/131. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thor Vilhjalmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 novembre 1985 puis les 23 et 24 juin 1986,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"), par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 décembre 1984 puis, le 28 janvier 1985, par le gouvernement fédéral de la République d'Autriche ("le Gouvernement"). A son origine se trouve une requête (n° 9815/82) dirigée contre cet Etat et dont M. Peter Michael Lingens, ressortissant autrichien, avait saisi la Commission le 19 avril 1982 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration autrichienne de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour but d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non un manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent de l'article 10 (art. 10).
2. En réponse à l'invitation prescrite par l'article 33 par. 3 d) du règlement, M. Lingens a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 janvier 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. G. Lagergren, Sir Vincent Evans, M. R. Bernhardt et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement) et après avoir consulté chaque fois l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l'avocat de M. Lingens par l'intermédiaire du greffier adjoint, M. Wiarda
- a constaté, le 11 février 1985, qu'il n'y avait pas lieu à ce stade de prévoir le dépôt de mémoires (article 37 par. 1);
- le 4 juillet, a fixé au 25 novembre la date d'ouverture de la procédure orale (article 38).
Le 30 janvier, il avait autorisé le conseil du requérant à s'exprimer en allemand pendant la procédure (article 27 par. 3 du règlement).
5. Le 4 mai 1985, l'Institut international de la presse (IPI) a demandé, par l'intermédiaire d'Interights, à pouvoir présenter des observations écrites en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement. Le président y a consenti le 6 juin sous certaines conditions.
Après prorogation du délai accordé à l'origine, lesdites observations sont parvenues au greffe de la Cour le 1er octobre 1985.
6. Le 25 septembre 1985, la Chambre avait décidé, en vertu de l'article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.
Par une lettre arrivée au greffe le 13 novembre, le requérant a formulé ses prétentions au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention.
7. Les débats se sont déroulés en public le 25 novembre 1985, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, sous la présidence de M. Ryssdal, président de la Cour depuis le 30 mai. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. H. Türk, conseiller juridique,
ministère des Affaires étrangères, agent,
W. Okresek, Chancellerie fédérale,
G. Felsenstein, ministère de la Justice, conseillers;
- pour la Commission
M. H. G. Schermers,
délégué;
- pour le requérant
Me W. Masser, avocat,
conseil,
M. P. M. Lingens,
requérant.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, MM. Türk et Okresek pour le Gouvernement, M. Schermers pour la Commission et, pour le requérant, Me Masser et M. Lingens lui-même.
Les 6 décembre 1985 et 17 mars 1986, Me Masser a déposé au greffe, ainsi que l'y avait invité le président, des documents précisant les demandes de satisfaction équitable de son client. Le Gouvernement y a répondu le 18 mars 1986.
FAITS
8. M. Lingens, journaliste autrichien né en 1931, habite à Vienne où il occupe le poste de rédacteur en chef de la revue Profil.
I. Les articles du requérant et leur contexte
9. Le 9 octobre 1975, quatre jours après des élections législatives en Autriche, M. Simon Wiesenthal, président du Centre de documentation juive, accusa dans un entretien télévisé M. Friedrich Peter, président du Parti libéral d'Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs), d'avoir servi pendant la seconde guerre mondiale dans la première brigade d'infanterie des SS, qui avait à plusieurs reprises procédé à des massacres de civils derrière les lignes allemandes en Russie. M. Peter ne niait pas avoir appartenu à cette unité, mais affirmait ne pas avoir été mêlé aux atrocités commises par elle. M. Wiesenthal, de son côté, précisa qu'il n'avait rien dit de tel.
10. Le lendemain, M. Bruno Kreisky, chancelier sortant et président du Parti socialiste d'Autriche (Sozialistische Partei Österreichs), fut interrogé à la télévision sur ces accusations.
Immédiatement auparavant, il avait rencontré M. Peter à la Chancellerie fédérale. Leur réunion s'inscrivait dans le cadre des consultations habituelles entre chefs de partis en vue de la formation d'un nouveau gouvernement; elle avait éveillé beaucoup d'intérêt dans le public, parce qu'avant les élections du 5 octobre on avait examiné l'éventualité d'un gouvernement de coalition Kreisky-Peter.
Lors de l'émission, M. Kreisky déclara exclure la possibilité de pareille coalition, car son parti avait recueilli la majorité absolue. Il soutint cependant avec vigueur M. Peter, qualifiant l'organisation et les activités de M. Wiesenthal de "mafia politique" et de "méthodes de mafia". Des propos analogues furent rapportés le lendemain dans un quotidien viennois auquel il avait accordé un entretien.
11. Sur ces entrefaites, le requérant publia deux articles dans le magazine Profil de Vienne.
12. Le premier parut le 14 octobre 1975 sous le titre "L'affaire Peter" ("Der Fall Peter"). Il relatait les événements susmentionnés, et notamment les activités de la première brigade d'infanterie des SS; il signalait aussi le rôle que M. Peter avait joué dans des poursuites pénales engagées à Graz - puis abandonnées - contre des personnes ayant combattu dans les rangs de ladite brigade. Il en déduisait que si l'intéressé avait certes droit au bénéfice de la présomption d'innocence, son passé le rendait néanmoins inacceptable comme homme politique autrichien. En outre, le requérant censurait l'attitude de M. Kreisky auquel il reprochait de protéger, pour des motifs politiques, M. Peter et d'autres anciens membres des SS. Quant aux critiques de M. Kreisky contre M. Wiesenthal, il écrivait que "venant de quelqu'un d'autre, on parlerait sans doute d'opportunisme le plus détestable" ("Bei einem anderen würde man es wahrscheinlich übelsten Opportunismus nennen"), mais ajoutait qu'en l'occurrence la situation était plus complexe car M. Kreisky croyait ce qu'il disait.
13. Le second article, publié le 21 octobre 1975, s'intitulait "Se réconcilier avec les nazis, mais comment?" ("Versöhnung mit den Nazis - aber wie?"). Long de plusieurs pages, il se divisait en une introduction et six sections: "'Encore' ou 'déjà'", "Nous sommes tous innocents", "Etait-il nécessaire d'abattre des gens sans défense?", "Pourquoi en discute-t-on encore?", "Helbich et Peter" et "Politiquement ignorants".
14. Dans l'introduction, M. Lingens évoquait les faits et soulignait l'influence de l'intervention de M. Kreisky sur l'opinion publique. Il lui en voulait non seulement de son appui à M. Peter, mais aussi de sa complaisance envers d'anciens nazis qui avaient récemment participé à la vie politique autrichienne.
15. Sous la rubrique "'Encore' ou 'déjà'", le requérant admettait qu'une telle attitude n'appelait pas d'objections du point de vue de la "Realpolitik". D'après lui, "les temps sont révolus où, pour des raisons électorales, on devait tenir compte non seulement des nazis, mais encore de leurs victimes. (...) elles sont mortes plus tôt qu'eux (...)". Pourtant l'Autriche, qui avait produit Hitler et Eichmann ainsi que tant d'autres criminels de guerre, n'avait pas réussi à surmonter son passé; elle l'avait ignoré. Cette technique risquait d'aboutir à livrer le pays aux mains d'un futur mouvement fasciste.
Au sujet du chancelier, l'auteur ajoutait: "A vrai dire, on ne peut pas réfuter le comportement de M. Kreisky de manière rationnelle, mais seulement de manière irrationnelle: il est immoral et dépourvu de dignité " ("In Wahrheit kann man das, was Kreisky tut, auf rationale Weise nicht widerlegen. Nur irrational: es ist unmoralisch. Würdelos"). Et pensait-il, superflu, car les Autrichiens pouvaient se réconcilier avec leur passé sans chercher à gagner les faveurs des anciens nazis, minimiser le problème des camps de concentration ou dénigrer M. Wiesenthal en exploitant l'antisémitisme.
Il fallait s'étonner non pas qu'on en parlât "encore" trente ans après, mais au contraire que tant de gens pussent "déjà" se dérober à ce monceau de cadavres.
Enfin, M. Lingens reprochait à M. Kreisky son manque de tact envers les victimes du nazisme.
16. La deuxième section commentait l'attitude de la société autrichienne en général à l'égard des crimes nazis et des anciens nazis. L'auteur estimait qu'en se retranchant derrière l'alternative philosophique entre culpabilité collective et innocence collective, les Autrichiens avaient évité de faire face à une culpabilité réelle, discernable et évaluable.
Après un long exposé sur les différents types de responsabilité, il soulignait qu'à l'époque on pouvait aussi choisir entre le bien et le mal, et donnait des exemples de personnes qui n'avaient pas accepté de collaborer. Il concluait que "si Bruno Kreisky avait usé de sa réputation personnelle, comme il l'a fait pour protéger M. Peter, pour révéler cette autre et meilleure Autriche, il aurait donné à ce pays - après trente ans - ce dont il a le plus besoin pour maîtriser son passé: une plus grande confiance en soi".
17. La nécessité de surmonter la conscience d'une culpabilité collective et d'envisager l'établissement d'une culpabilité réelle se trouvait aussi traitée dans les troisième et quatrième sections, qui représentaient à elles seules un tiers de l'article.
Sous le titre "Etait-il nécessaire d'abattre des gens sans défense?", M. Lingens distinguait, parmi les forces armées du IIIe Reich, entre les unités spéciales et les troupes régulières; il relevait que personne n'était incorporé de force dans les premières: il fallait se porter volontaire.
Dans la section suivante, il soulignait la différence entre les individus coupables d'infractions pénales et les personnes moralement complices; il affirmait que si l'Autriche avait jugé ses nazis plus tôt, plus vite et avec plus de précision, elle aurait pu regarder son passé plus calmement, sans complexes et avec plus d'assurance. Il énumérait ensuite les raisons pour lesquelles cela n'avait pas été possible et défendait M. Wiesenthal de l'accusation d'appartenir à une "mafia". Il envisageait enfin la possibilité de témoigner de clémence après tant d'années, puis concluait: "Il sied à toute société d'user de clémence, mais non d'avoir avec la loi un rapport malsain consistant à acquitter des assassins manifestes et à taire, dissimuler ou nier des culpabilités évidentes."
18. M. Lingens consacrait la cinquième section de son article à rapprocher l'affaire Peter d'une autre, d'ordre plutôt économique, concernant M. Helbich, un dirigeant du Parti populiste autrichien (Österreichische Volkspartei), et à comparer les réactions différentes qu'elles avaient suscitées chez M. Kreisky. Il soutenait que les circonstances de la première rendaient M. Peter indigne de la fonction de député, d'homme politique et de membre du gouvernement. Il ajoutait: "C'est là une exigence minimale de l'éthique politique" ("ein Mindesterfordernis des politischen Anstandes"). La "monstruosité" ("Ungeheuerlichkeit") ne résidait pas, d'après lui, en ce que M. Wiesenthal avait mis la question sur le tapis, mais en ce que M. Kreisky souhaitait l'en retirer.
19. L'article se terminait par une section critiquant les partis politiques en général à cause de la présence d'anciens nazis parmi leurs cadres supérieurs. Quant à M. Peter, le requérant estimait qu'il devait démissionner, non pour avouer sa culpabilité mais pour prouver qu'il possédait une qualité inconnue de M. Kreisky: le tact.
II. La procédure de citation directe intentée par M. Kreisky
20. Les 29 octobre et 12 novembre 1975, le chancelier intenta contre M. Lingens deux procédures de citation directe. Il jugeait diffamatoires certains passages des articles résumés plus haut et invoquait l'article 111 du code pénal autrichien, aux termes duquel
"1. Est puni d'une peine privative de liberté de six mois au plus ou d'une peine pécuniaire (...) quiconque, d'une manière telle qu'un tiers peut le remarquer, accuse une autre personne d'un trait de caractère ou d'une disposition d'esprit méprisables ou la déclare coupable d'une attitude contraire à l'honneur ou aux bonnes moeurs et de nature à la rendre méprisable aux yeux de l'opinion publique ou à la rabaisser devant celle-ci.