Cour de Cassation
Chambre civile 1
Audience publique du 8 Mars 1988
Cassation partielle .
N° de pourvoi 86-11.144
Président M. Ponsard
Demandeur Patrick X et autre
Défendeur M. Siro X et autres
Rapporteur M. W
Avocat général Mme Flipo
Avocats la SCP Boré et Xavier, la SCP Lyon-Caen, Fabiani et Liard .
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Chambéry, 10 décembre 1985), que M. Siro X, fondateur avec ses trois frères de la société à responsabilité limitée X Frères, constituée le 28 février 1936 pour une durée de 50 ans à compter du 1er janvier 1936, a fait donation à ses enfants, Patrick et Corinne, épouse Y, le 3 mars 1978, de divers biens immobiliers et, le 22 octobre 1980, de la nue-propriété de 162 parts de la société X, s'en réservant l'usufruit, étant en outre précisé que par un acte sous seing privé du 20 mars 1980, il avait cédé à chacun de ses deux enfants une part de ladite société moyennant le prix de 1 600 francs ; qu'à la fin de 1984, époque à laquelle s'est posée la question d'une prorogation de la durée de la société, transformée entre temps en société anonyme, M. Siro X a, par acte des 18 et 19 décembre 1984, fait signifier à ses enfants, titulaires du droit de vote en leur qualité de nu-propriétaires des parts, une sommation leur faisant défense de refuser la prorogation au motif qu'une telle décision lui ferait perdre la jouissance à laquelle il avait droit jusqu'à son décès, et constituerait une violation de ses droits d'usufruitier ; qu'il les avisait, par le même acte, de son intention de révoquer la donation au cas où ils refuseraient la prorogation ; que, lors de l'assemblée générale extraordinaire de la société X, tenue le 21 décembre 1984, M. Patrick X et Mme Corinne T se sont opposés à la proposition de prorogation, laquelle, n'ayant recueilli que 508 voix contre 500, n'a pu être adoptée faute d'avoir obtenu la majorité des 2/3 nécessaire ; que M. Siro X a, alors, assigné ses enfants aux fins de révocation, pour cause d'ingratitude, des donations des 3 mars 1978 et 22 octobre 1980, demandant en outre que la cession du 20 mars 1980 soit reconnue comme étant une donation déguisée et que cette donation soit également révoquée ; que le comité d'entreprise et 213 salariés, dont neuf se sont ensuite désistés, sont intervenus à l'instance ; que M. Patrick X et Mme Corinne T ont demandé, de leur côté, qu'il soit sursis à statuer jusqu'à la décision sur les plaintes avec constitution de partie civile déposées par eux, notamment celle déposée le 28 juin 1985 contre leur père du chef d'infraction à l'article 440 de la loi du 24 juillet 1966 ; qu'ils ont aussi contesté la recevabilité des interventions du comité d'entreprise et des salariés et ont enfin opposé que leur comportement n'avait jamais présenté le caractère d'une injure grave ; que leurs prétentions ont été écartées ;
Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches
Attendu qu'il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré recevables les interventions à titre accessoire du comité d'entreprise de la société X et de 204 salariés, alors que, d'une part, l'action en révocation de donation pour cause d'ingratitude présente un caractère strictement personnel au donateur et que, selon le moyen, la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité de l'intervenant rend celui-ci irrecevable à agir fût-ce à titre accessoire ; et alors que, d'autre part, l'intérêt à agir même par voie d'intervention accessoire doit être né et actuel, que l'arrêt constate que l'intérêt du comité d'entreprise et des salariés à agir par cette voie résulterait du vote favorable des actionnaires à la prorogation de la société, vote qui ne serait que futur et incertain, même si l'action principale devait aboutir ;
Mais attendu que, s'il est exact que l'action en révocation de donation pour cause d'ingratitude est strictement personnelle au donateur et si la cour d'appel en a déduit à bon droit que le comité d'entreprise et les salariés étaient irrecevables à intervenir à titre principal, pour demander réparation du préjudice qu'ils invoquaient, dans une instance en révocation pour cause d'ingratitude, cela n'excluait pas, de leur part, une intervention accessoire dans cette instance, dès lors qu'ils avaient intérêt à soutenir les prétentions de M. Siro X ; que l'arrêt attaqué a constaté que le succès des prétentions du demandeur, qui permettrait éventuellement aux associés partisans de la prorogation de disposer de la majorité des 2/3 exigée en cette matière, donnerait au comité d'entreprise et aux salariés une chance de voir la société poursuivre sa pleine activité au-delà du 31 décembre 1985 ; qu'il a ainsi justifié l'existence d'un intérêt leur permettant d'intervenir, à titre accessoire, pour appuyer lesdites prétentions ; d'où il suit qu'en aucune de ses deux branches, le deuxième moyen n'est fondé ;
Le rejette ;
Mais, sur le premier moyen et sur le troisième moyen, pris en sa première branche, réunis
Vu l'article 4, alinéa 2, du Code de procédure pénale, et l'article 440, 3°, de la loi du 24 juillet 1966 ;
Attendu que, pour rejeter la demande de sursis à statuer formée par M. Patrick X et Mme Corinne T, qui avaient déposé une plainte avec constitution de partie civile, le 28 juin 1985, contre M. Siro X du chef de violation de l'article 440, 3°, de la loi du 24 juillet 1966, en ce que celui-ci aurait, par la sommation des 18 et 19 décembre 1984, subordonné le maintien de la donation à eux faite, et donc la garantie d'un avantage, à un vote dans un sens déterminé à l'assemblée générale du 21 décembre, la cour d'appel a retenu que l'action en révocation se fondait sur un fait différent, à savoir l'ingratitude reprochée à ses enfants par M. Siro X et le préjudice qu'ils avaient porté à ses droits d'usufruitier ;
Attendu cependant qu'il suffit, pour que le juge civil soit tenu de surseoir à statuer, que la décision à intervenir sur l'action publique soit de nature à influer sur celle qui sera rendue par la juridiction civile ; que l'arrêt attaqué constate que l'un des faits d'ingratitude invoqués à l'appui de l'action en révocation est le vote émis par M. Patrick X et Mme Corinne T à l'assemblée du 21 décembre 1984 contre la prorogation de la société et retient ce vote comme l'un des faits d'ingratitude imputés aux donataires ;
D'où il suit qu'en statuant par les motifs sus-énoncés, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
Et sur le moyen, relevé d'office dans les conditions prévues par l'article 1015 du nouveau Code de procédure civile
Vu l'article 599, alinéa 1er, du Code civil ;
Attendu qu'aux termes de ce texte, le propriétaire ne peut, par son fait, ni de quelque manière que ce soit, nuire aux droits de l'usufruitier ;
Attendu que la cour d'appel a retenu qu'en refusant de voter la prorogation de la société, M. Patrick X et Mme Corinne T " ont précipité le terme de l'usufruit du vivant de leur père, ce qui portait incontestablement atteinte aux droits de l'usufruitier " ;
Attendu, cependant, que l'usufruit de M. Siro X portait sur des parts, puis sur des actions, d'une société qui devait prendre fin le 31 décembre 1985, d'où il suivait qu'à partir de cette date, l'usufruit ne pourrait s'exercer que selon des modes différents ; qu'en refusant de voter la prorogation de la société, les enfants de M. Siro X n'ont porté aucune atteinte aux droits de ce dernier ; d'où il suit qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé par fausse application le texte susvisé ;
Et attendu que les violations ainsi relevées des articles 4 du Code de procédure pénale, 440 de la loi du 24 juillet 1966 et 599 du Code civil, ont faussé l'appréciation faite par la cour d'appel de l'ingratitude au regard de l'ensemble des faits qui lui étaient soumis ; qu'elles doivent donc entraîner la cassation de toute la partie de l'arrêt attaqué, qui statue sur la révocation pour cause d'ingratitude ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la seconde branche du troisième moyen
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer et en ce qu'il a prononcé la révocation pour cause d'ingratitude des donations consenties à M. Patrick X et à Mme Corinne X, épouse XT, l'arrêt rendu le 10 décembre 1985, entre les parties, par la cour d'appel de Chambéry ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble