Tribunal de première instance des Communautés européennes6 octobre 1994
Affaire n°T-83/91
Tetra Pak International SA
c/
Commission des Communautés européennes
61991A0083
Arrêt du Tribunal de première instance (deuxième chambre)
du 6 octobre 1994.
Tetra Pak International SA
contre
Commission des Communautés européennes.
Concurrence - Position dominante - Définition des marchés de produits - Marché géographique - Application de l'article 86 à des pratiques mises en oeuvre par une entreprise dominante sur un marché distinct du marché dominé - Abus - Ventes liées - Ventes exclusives - Conditions inéquitables - Prix prédatoires - Prix discriminatoires - Procédure administrative - Principe de bonne administration - Communication du procès-verbal de l'audition - Injonctions - Amende.
Affaire T-83/91.
Recueil de Jurisprudence 1994 page II-0755
1. Concurrence - Procédure administrative - Respect des droits de la défense - Auditions - Établissement d'un procès-verbal - Exigence d'exhaustivité - Limites
(Règlement de la Commission n° 99/63, art. 9, § 4)
2. Concurrence - Position dominante - Marché en cause - Délimitation - Critères
(Traité CEE, art. 86)
3. Concurrence - Position dominante - Marché en cause - Délimitation géographique - Critères
(Traité CEE, art. 86)
4. Concurrence - Position dominante - Notion - Critères d'appréciation - Importance des parts de marché
(Traité CEE, art. 86)
5. Concurrence - Position dominante - Obligations incombant à l'entreprise dominante - Comportement sur un marché voisin du marché dominé - Application de l'article 86 même en l'absence de position dominante sur le marché voisin - Conditions
(Traité CEE, art. 86)
6. Concurrence - Position dominante - Abus - Contrats d'approvisionnement exclusif - Système de vente liée
(Traité CEE, art. 86)
7. Concurrence - Position dominante - Abus - Entreprise créant des obstacles à l'activité de ses concurrents sur le marché des produits destinés à être utilisés à l'aide d'un appareil de sa fabrication - Possibilité de justification tirée de considérations d'ordre technique, ou tenant à la responsabilité au niveau des produits ou à la protection de la santé - Absence
(Traité CEE, art. 86)
8. Concurrence - Position dominante - Abus - Pratique de prix inférieurs aux coûts dans le but d'éliminer un concurrent
(Traité CEE, art. 86)
9. Concurrence - Position dominante - Abus - Application de prix discriminatoires
(Traité CEE, art. 86)
10. Concurrence - Procédure administrative - Cessation des infractions - Pouvoir de la Commission - Injonctions adressées aux entreprises - Mesures susceptibles d'être prescrites
(Règlement du Conseil n° 17, art. 3, § 1)
11. Concurrence - Procédure administrative - Cessation des infractions - Pouvoir de la Commission - Injonctions adressées aux entreprises - Recommandations émises au cours de la procédure administrative - Mesures supplémentaires imposées par la décision finale - Violation du principe de la confiance légitime - Absence
(Règlement du Conseil n° 17, art. 3, § 1 et 3)
12. Concurrence - Amendes - Montant - Détermination - Droit d'être entendu - Modalités
(Règlement du Conseil n° 17, art. 19; règlement de la Commission n° 99/63, art. 7)
13. Concurrence - Amendes - Montant - Détermination - Critères - Infraction complexe - Obligation de la Commission de ventiler le montant entre les différents éléments de l'infraction - Absence
(Règlement du Conseil n° 17, art. 15, § 2)
14. Concurrence - Règles communautaires - Infractions - Réalisation de propos délibéré - Notion
(Règlement du Conseil n° 17, art. 15, § 2)
15. Concurrence - Amendes - Montant - Détermination - Critères
(Règlement du Conseil n° 17, art. 15, § 2)
1. L'établissement d'un procès-verbal exhaustif de l'audition de l'entreprise à laquelle est reprochée une violation des règles de concurrence constitue une formalité substantielle lorsqu'il s'avère nécessaire pour permettre au comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes de rendre son avis et à la Commission d'arrêter sa décision en pleine connaissance de cause, c'est-à-dire sans être induits en erreur sur un point essentiel par des inexactitudes ou des omissions. Tel ne saurait être le cas si le procès-verbal omet uniquement de consigner certaines déclarations d'un représentant de l'entreprise en cause, qui ne contiennent pas d'éléments importants nouveaux par rapport à d'autres observations formulées par des représentants de cette entreprise au cours de l'audition et consignées au procès-verbal. En effet, dans une hypothèse de ce type, l'omission ne porte pas atteinte aux droits de la défense de l'entreprise et ne peut exercer aucune incidence sur l'issue de la procédure de la consultation et sur le contenu de la décision finale. Elle n'est donc pas susceptible de vicier l'ensemble de la procédure administrative et de mettre ainsi en cause la légalité de la décision finale.
2. L'examen de la position, éventuellement dominante, d'une entreprise sur un marché déterminé ne peut s'opérer qu'une fois établi que le marché des produits concernés constitue bien un marché distinct d'autres secteurs du marché général. A cette fin, le marché des produits doit être défini en tenant compte de l'ensemble du contexte économique, de manière à pouvoir apprécier la puissance économique effective de l'entreprise en cause. En effet, en vue d'évaluer si une entreprise a la possibilité de se comporter, dans une mesure appréciable, indépendamment de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs, il importe de définir au préalable quels sont les produits qui, sans être substituables à d'autres produits, sont suffisamment interchangeables avec les produits qu'elle propose, en fonction non seulement des caractéristiques objectives de ces produits, en vertu desquelles ils sont particulièrement aptes à satisfaire des besoins constants, mais également en fonction des conditions de concurrence ainsi que de la structure de la demande et de l'offre sur le marché.
3. Dans l'économie de l'article 86 du traité, le marché géographique doit être délimité en vue de déterminer si l'entreprise en cause détient une position dominante dans la Communauté ou dans une partie substantielle de celle-ci. La définition du marché géographique relève donc d'une appréciation économique. Ce marché peut ainsi être défini comme le territoire sur lequel tous les opérateurs économiques se trouvent dans des conditions de concurrence similaires ou suffisamment homogènes, en ce qui concerne, précisément, les produits concernés, sans qu'il soit nécessaire que ces conditions soient parfaitement homogènes.
4. La détention d'une part de marché d'environ 90 % constitue en elle-même, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l'existence d'une position dominante. En effet, il est manifeste que la détention de telles parts de marché place l'entreprise concernée dans une position sur le marché qui fait d'elle un partenaire obligatoire des autres opérateurs et lui assure l'indépendance de comportement caractéristique d'une position dominante.
5. La responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun que fait peser l'article 86 du traité sur une entreprise en situation de position dominante sur un marché donné doit s'entendre comme lui interdisant tout comportement de nature à faire obstacle au maintien ou au développement du degré de concurrence existant encore sur un marché où, à la suite précisément de la présence de cette entreprise, la concurrence est déjà affaiblie.
C" est pourquoi les comportements d'une telle entreprise peuvent relever de l'article 86 et être sanctionnés en application de celui-ci, même lorsqu'ils sont localisés sur un marché distinct du marché dominé, pour autant que, du fait que ce marché est uni par des liens de connexité étroits avec le marché dominé et qu'elle y dispose d'une prééminence, elle peut y manifester, par rapport aux autres opérateurs qui y sont présents, une indépendance de comportement lui conférant, là aussi et sans qu'il faille établir qu'elle détient une position dominante, une responsabilité particulière dans le maintien d'une concurrence effective et non faussée.
6. Le fait, pour une entreprise en position dominante sur un marché, de lier les acheteurs des machines qu'elle commercialise par une obligation d'acquérir les matières premières destinées à alimenter lesdites machines exclusivement auprès d'elle-même ou d'un fournisseur désigné par elle constitue une exploitation abusive d'une position dominante au sens de l'article 86 du traité. En effet, pour une entreprise occupant une position dominante, le fait de lier directement ou indirectement ses clients par une obligation d'approvisionnement exclusif constitue un abus dans la mesure où elle prive le client du choix de sa source d'approvisionnement et barre l'accès du marché aux autres producteurs. Peu importe qu'une telle vente liée soit conforme aux usages commerciaux, car un usage pouvant être accepté en situation normale, sur un marché concurrentiel, ne saurait être admis dans le cas d'un marché où la concurrence est déjà restreinte.
7. L'article 86 du traité interdit à une entreprise en position dominante, qui produit et commercialise à la fois des machines et les produits consommables destinés à les alimenter, de décider, de sa propre initiative et en faisant état d'impératifs d'ordre technique, de problèmes de responsabilité au niveau des produits ou de considérations tenant à la protection de la santé publique ou à la protection de sa réputation, que les unes et les autres constituent un système intégré indissociable et ne peuvent en conséquence faire l'objet que d'une vente liée, barrant ainsi à d'éventuels concurrents dans le domaine des produits consommables l'accès au marché.
8. Si l'on peut admettre qu'une entreprise en position dominante pratique des ventes à perte dans certaines conditions, tel ne saurait être le cas lorsque ces ventes présentent un caractère éliminatoire. En effet, alors que le droit communautaire de la concurrence reconnaît dans une mesure raisonnable le droit d'une entreprise en position dominante de préserver ses intérêts commerciaux, il n'admet pas qu'elle accomplisse des actes ayant précisément pour objet de renforcer cette position dominante et d'en abuser. En particulier, l'article 86 du traité interdit à une entreprise en position dominante d'éliminer un concurrent en pratiquant une concurrence par les prix qui ne relève pas d'une concurrence par les mérites.
L" existence de marges brutes ou de marges semi-brutes - obtenues en soustrayant du prix de vente les coûts variables directs ou les coûts variables moyens, entendus comme les coûts afférents à l'unité produite - négatives permet de présumer le caractère éliminatoire d'une pratique des prix. En effet, une entreprise en position dominante n'a aucun intérêt à pratiquer des prix inférieurs à la moyenne des coûts variables (c" est-à-dire de ceux qui varient en fonction de quantités produites), si ce n'est celui d'éliminer ses concurrents pour pouvoir, ensuite, relever ses prix en tirant profit de sa situation monopolistique, puisque chaque vente entraîne pour elle une perte s'élevant à la totalité des coûts fixes (c" est-à-dire de ceux qui restent constants quelles que soient les quantités produites) et à une partie, au moins, des coûts variables afférents à l'unité produite.
En outre, si la marge nette est négative et la marge brute positive, c'est-à-dire si les prix sont inférieurs à la moyenne des coûts totaux (comprenant les coûts fixes et les coûts variables), mais supérieurs à la moyenne des coûts variables, ces prix doivent être considérés comme abusifs lorsqu'ils sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent. La durée de telles pratiques de prix dans le cadre d'un plan ayant pour but de nuire à un concurrent constitue alors un élément à prendre en considération.
9. La pratique, par une entreprise en position dominante, de prix discriminatoires à l'égard des utilisateurs établis dans des États membres différents est interdite par l'article 86, sous c), du traité. Si cette disposition ne s'oppose pas à ce qu'une telle entreprise fixe des prix différents dans les divers États membres, notamment lorsque les écarts de prix se justifient par des variations dans les conditions de la commercialisation et l'intensité de la concurrence, l'entreprise dominante ne se voit, toutefois, reconnaître, dans une mesure raisonnable, que le droit de défendre de la sorte ses intérêts commerciaux. En particulier, elle ne saurait pratiquer des différences artificielles de prix dans les divers États membres, de nature à entraîner un désavantage pour ses clients et à fausser la concurrence, dans le contexte d'un cloisonnement artificiel des marchés nationaux.
10. Dès lors qu'une entreprise a abusé de sa position dominante, en pratiquant tant des prix discriminatoires ou éliminatoires que des rabais de fidélité, la Commission reste dans les limites du pouvoir d'injonction que lui confère l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 17 pour faire cesser les infractions en interdisant à l'entreprise en cause sur l'ensemble des marchés où elle est soumise à l'article 86 d'accorder à certains de ses clients toute remise ou condition plus favorable, sous quelque forme que ce soit, sans contrepartie objective.
11. En imposant, dans la décision finale, certaines mesures supplémentaires, destinées à faire cesser l'infraction et s'ajoutant aux mesures qu'elle avait déjà recommandées au cours de la procédure administrative, la Commission ne méconnaît pas le principe de la confiance légitime. En effet, l'article 3, paragraphe 3, du règlement n° 17 se borne à habiliter la Commission à adresser aux entreprises des recommandations visant à faire cesser des abus, avant de prendre une décision en constatation d'infraction au titre du même article. Le respect de telles recommandations par l'entreprise en cause ne saurait en aucun cas avoir pour effet de limiter le pouvoir conféré à la Commission, en vertu du paragraphe 1 du même article, d'imposer toute mesure qu'elle estime nécessaire en vue de mettre fin aux abus constatés lors de l'adoption de la décision.
12. L'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17 et l'article 7, paragraphe 1, du règlement n° 99/63 prévoient expressément que, lorsque la Commission se propose d'imposer une amende, les entreprises en cause doivent avoir l'occasion de présenter leurs observations au sujet des griefs retenus par la Commission. C'est donc à travers leurs observations sur la durée, la gravité et la prévisibilité du caractère anticoncurrentiel de l'infraction que les droits de la défense des entreprises en cause sont garantis devant la Commission en ce qui concerne la détermination du montant de l'amende.