Tribunal de première instance des Communautés européennes7 octobre 1999
Affaire n°T-228/97
Irish Sugar plc
c/
Commission des Communautés européennes
61997A0228
Arrêt du Tribunal de première instance (troisième chambre)
du 7 octobre 1999.
Irish Sugar plc
contre
Commission des Communautés européennes.
Article 86 du traité CE (devenu article 82 CE) - Position dominante et position dominante collective - Abus - Amende.
Affaire T-228/97.
Recueil de Jurisprudence 1999 page II-2969
1 Concurrence - Procédure administrative - Respect des droits de la défense - Droit pour les parties impliquées de faire connaître leur point de vue sur la prise en compte de leurs propres arguments - Absence
2 Concurrence - Position dominante - Position dominante collective - Notion
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
3 Concurrence - Position dominante - Position dominante collective - Notion - Abus commun ou individuel
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
4 Concurrence - Position dominante - Existence - Détention de parts de marchés extrêmement importantes - Indice généralement suffisant
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
5 Concurrence - Position dominante - Abus - Notion - Obligations incombant à l'entreprise dominante
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
6 Concurrence - Position dominante - Abus - Caractère abusif d'une pratique de prix
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
7 Concurrence - Position dominante - Abus - Prix discriminatoires - Effets anticoncurrentiels à l'encontre de concurrents sur un marché voisin
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
8 Concurrence - Position dominante - Abus - Remises sélectives et discriminatoires accordées par une entreprise à ses clients exposés à la concurrence
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
9 Concurrence - Position dominante - Abus - Remises de fidélité ayant pour objectif d'empêcher les clients d'une entreprise de s'approvisionner auprès de producteurs concurrents - Ristournes d'objectif
[Traité CE, art. 86 (devenu art. 82 CE)]
10 Concurrence - Procédure administrative - Obligations de la Commission - Respect d'un délai raisonnable - Critères d'appréciation
(Règlement du Conseil n° 17)
1 La prise en compte d'un argument avancé par une entreprise au cours de la procédure administrative menant à l'adoption d'une décision à son encontre en matière de concurrence, sans qu'elle ait été mise en mesure de s'exprimer, à cet égard, avant l'adoption de la décision finale, ne saurait constituer, en tant que telle, une violation de ses droits de la défense, a fortiori lorsque cette prise en compte ne modifie pas la nature des griefs qui lui sont adressés. L'entreprise concernée a, en effet, eu l'occasion de faire connaître son point de vue sur la position retenue par la Commission dans la communication des griefs et elle pouvait donc s'attendre à ce que ses propres explications conduisent la Commission à modifier son opinion.
2 Une position dominante collective consiste pour plusieurs entreprises à avoir, ensemble, notamment en raison des facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d'adopter une même ligne d'action sur le marché et d'agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs.
Le seul caractère indépendant des entités économiques en cause ne saurait suffire à écarter la possibilité qu'elles occupent une position dominante collective. Par ailleurs, il ne saurait être admis que des entreprises se trouvant dans une relation verticale, sans toutefois être intégrées au point de constituer une seule et même entreprise, aient la possibilité d'exploiter de façon abusive une position dominante collective.
3 Si l'existence d'une position dominante collective se déduit de la position que détiennent ensemble les entités économiques concernées sur le marché en cause, l'abus ne doit pas nécessairement être le fait de toutes les entreprises en question. Il doit seulement pouvoir être identifié comme l'une des manifestations de la détention d'une telle position dominante collective. Par conséquent, des entreprises occupant une position dominante collective peuvent avoir des comportements abusifs communs ou individuels. Il suffit que ces comportements abusifs se rapportent à l'exploitation de la position dominante collective que les entreprises détiennent sur le marché.
4 L'existence d'une position dominante peut résulter de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas déterminants. Toutefois, parmi ces facteurs, des parts de marché extrêmement importantes constituent par elles-mêmes, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l'existence d'une position dominante d'une grande ampleur. Une part de marché supérieure à 50% constitue, en elle-même, une preuve de l'existence d'une position dominante sur le marché en cause.
5 La notion d'exploitation abusive est une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence. Il s'ensuit que l'article 86 du traité (devenu article 82 CE) interdit à une entreprise dominante d'éliminer un concurrent et de renforcer ainsi sa position en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites. Dans cette perspective, toute concurrence par les prix ne peut être considérée comme légitime. L'interdiction édictée à l'article 86 du traité se justifie également par le souci de ne pas causer de préjudice aux consommateurs.
Par conséquent, si la constatation de l'existence d'une position dominante n'implique en soi aucun reproche à l'égard de l'entreprise concernée, il lui incombe, indépendamment des causes d'une telle position, une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun. De même, si l'existence d'une position dominante ne prive pas une entreprise placée dans cette position du droit de préserver ses propres intérêts commerciaux, lorsque ceux-ci sont menacés, et si cette entreprise a la faculté, dans une mesure raisonnable, d'accomplir les actes qu'elle juge appropriés en vue de protéger ses intérêts, on ne peut, cependant, admettre de tels comportements lorsqu'ils ont pour objet de renforcer cette position dominante et d'en abuser.
6 En présence d'une position dominante détenue par une entreprise, pour déterminer l'éventuel caractère abusif d'une pratique de prix, il y a lieu d'apprécier l'ensemble des circonstances, et notamment les critères et les modalités d'octroi des rabais, et d'examiner si le rabais tend, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l'acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement, à barrer l'accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée. Le caractère faussé de la concurrence résulte du fait que l'avantage financier octroyé par l'entreprise en position dominante ne repose pas sur une contrepartie économiquement justifiée, mais tend à empêcher l'approvisionnement des clients de cette entreprise dominante auprès de concurrents. Une des circonstances peut ainsi consister en ce que la pratique en cause prend place dans le cadre d'un plan de l'entreprise en position dominante ayant pour but d'éliminer un concurrent.
7 Relève de l'article 86 du traité (devenu article 82 CE) le fait, pour une entreprise détenant une position dominante sur un marché donné, de se réserver, sans nécessité objective, une activité auxiliaire ou dérivée sur un marché voisin, mais distinct, où elle n'occupait pas de position dominante, au risque d'éliminer toute concurrence sur ce marché.
A cet égard, relève de l'article 86 l'octroi, par une entreprise détenant une position dominante sur le marché du sucre industriel, de remises de prix discriminatoires à ses clients, selon que ces derniers sont ou non des emballeurs de sucre concurrents de celle-ci sur le marché du sucre destiné à la vente au détail, dans la mesure où, d'une part, il existe une connexité indéniable entre les marchés du sucre industriel et du sucre destiné à la vente au détail et où, d'autre part, l'entreprise considérée détient aussi une position dominante sur le marché du sucre destiné à la vente au détail. L'éventuelle absence de concurrence entre les clients de l'entreprise bénéficiant des remises et les emballeurs de sucre concurrents n'exclut pas l'application de l'article 86, deuxième alinéa, sous c), du traité, dès lors que la pratique discriminatoire dénoncée développe des effets anticoncurrentiels à l'égard des emballeurs de sucre concurrents sur le marché du sucre destiné à la vente au détail.
8 L'influence que peut avoir une politique de prix d'opérateurs actifs sur un marché national sur celle d'opérateurs actifs sur un marché national limitrophe est de l'essence même d'un marché commun. Les entraves à une telle influence doivent donc être considérées comme des obstacles à la réalisation dudit marché commun, préjudiciables aux effets d'une concurrence effective et non faussée, en particulier à l'égard des consommateurs. Par conséquent, lorsque de tels obstacles sont le fait d'une entreprise détenant une position dominante, il convient en principe de considérer qu'il s'agit d'un abus contraire aux dispositions de l'article 86 du traité (devenu article 82 CE).
L'octroi, par une entreprise détenant 88% du marché en cause, de remises spéciales à certains de ses clients exposés à la concurrence du fait de leur position frontalière par rapport au marché considéré constitue un abus contraire à l'article 86. Cette entreprise ne peut invoquer l'insuffisance des moyens financiers à sa disposition à l'époque pour justifier le caractère sélectif et discriminatoire de l'octroi de ces remises frontalières et éviter de la sorte l'application de l'article 86 du traité, sous peine de réduire l'interdiction que cet article édicte à une interdiction de pure forme.
9 Les remises de fidélité octroyées par une entreprise en position dominante constituent un abus au sens de l'article 86 du traité (devenu article 82 CE), dès lors qu'elles ont pour objectif d'empêcher, par l'octroi d'avantages financiers, l'approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents. Il convient d'apprécier, dans cette hypothèse, l'ensemble des circonstances, et notamment les critères et les modalités de l'octroi du rabais, et d'examiner s'il tend, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l'acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement, à barrer l'accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
Par ailleurs, l'octroi par une entreprise en position dominante de ristournes d'objectif à ses clients, dont l'un des effets immédiats est d'entraîner chez eux la constitution de stocks et la réduction concomitante des achats, revient à entraver le développement normal de la concurrence et est incompatible avec le but d'une concurrence non faussée dans le marché commun. Il ne repose pas sur une prestation économique justifiant cet avantage, mais tend à enlever à l'acheteur ou à restreindre sa possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement et à barrer l'accès du marché aux autres fournisseurs.
10 Le respect par la Commission d'un délai raisonnable lors de l'adoption de décisions à l'issue des procédures administratives en matière de politique de la concurrence constitue un principe général du droit communautaire. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure administrative s'apprécie, toutefois, en fonction des circonstances propres de chaque affaire et, notamment, du contexte de celle-ci, des différentes étapes procédurales que la Commission a suivies, de la conduite des parties au cours de la procédure et de la complexité de l'affaire.
dans l'affaire T-228/97,
Irish Sugar plc, société de droit irlandais, établie à Carlow (Irlande), représentée par Me Alexander Böhlke, avocat à Bruxelles et à Francfort-sur-le-Main, et M. Scott Crosby, solicitor, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Victor Elvinger, 31, rue d'Eich,
partie requérante,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Klaus Wiedner, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de M. Conor Quigley, barrister, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie défenderesse,
ayant pour objet, à titre principal, une demande d'annulation de la décision 97/624/CE de la Commission, du 14 mai 1997, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CE (IV/34.621, 35.059/F-3 - Irish Sugar plc) (JO L 258, p. 1), et, à titre subsidiaire, une demande tendant, d'une part, à l'annulation de l'article 3, troisième et quatrième alinéas, du dispositif de ladite décision, dans la mesure où ils comportent des injonctions sortant du cadre des abus constatés par son article 1er, points 5 et 6, et, d'autre part, à la réduction de l'amende imposée à la requérante par l'article 2 du dispositif de la même décision,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
(troisième chambre),
composé de MM. M. Jaeger, président, K. Lenaerts et J. Azizi, juges,
greffier: M. J. Palacio González, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 14 janvier 1999,
rend le présent
Arrêt
Faits à l'origine du recours
1 Le présent recours est dirigé contre la décision 97/624/CE de la Commission, du 14 mai 1997, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CE (IV/34.621, 35.059/F-3 - Irish Sugar plc) (JO L 258, p. 1, ci-après "décision attaquée"), par laquelle la requérante, unique transformateur de betteraves sucrières en Irlande et principal fournisseur de sucre sur le territoire de cet État membre, se voit, notamment, infliger une amende pour violation de l'article 86 du traité CE (devenu article 82 CE). Le produit faisant l'objet de la décision attaquée est le sucre blanc cristallisé, tant sur le marché du sucre industriel que sur celui du sucre destiné à la vente au détail.